Chapitre 14
Un déjeuner avec une inconnue ? Mais quelle idée saugrenue ! Le premier réflexe d'Ernest est de répondre non. Ce qui le retient de refuser, c'est la possibilité que cette rencontre fasse partie des évènements que ce mot qu'il a reçu doit déclencher. Le fait qu'Ariane tombe par hasard sur une personne ayant reçu exactement le même semble un peu gros pour être un simple hasard. Ce n'est pas comme si ce mot arrivait dans toutes les boîtes aux lettres du quartier : il ne connaît personne d'autre qui l'ait reçu. Ce ne peut pas être un hasard, donc c'est probablement un signe. Si quelqu'un d'autre a reçu le même mot que lui, cela doit signifier que cette personne et lui doivent se rencontrer.
Mais, comme à son habitude, Ariane semble déterminée à débouter l'argument d'Ernest. Face à sa réflexion sur la rareté du mot, elle lui réplique un espiègle : « Et qu'est-ce que tu en sais ? » Peut-être que la moitié du quartier a reçu exactement le même mot et que, tout simplement, il n'en est pas au courant. Et puis, même si seulement quelques personnes ont reçu un mot similaire, il suffit que la zone géographique de distribution du mot soit suffisamment restreinte pour que la rencontre de ces personnes ne soit pas un événement si improbable que ça. Pour couronner le tout, si Ernest pense vraiment que le moyen d'action du mot est de le faire rencontrer les autres destinataires, peut-être qu'il pourrait essayer de lui faciliter la tâche en recherchant activement les autres destinataires. Accrocher lui-même un mot dans le hall de l'immeuble, ou sur le panneau d'affichage de la supérette et de la boulangerie, ça ne lui coûterait vraiment rien.
C'est vrai que l'idée d'Ariane ne semble pas bête du tout. Allez, d'accord, il partira à la pêche aux autres destinataires. Après-tout, qu'a-t-il à perdre ? Si ça ne fonctionne pas, ça lui permettra au moins de prouver à sa petite-amie qu'elle a tort et que les destinataires du mot sont rares, ou ne peuvent être trouvés que si le destin en décide ainsi. Et, si ça fonctionne et qu'il obtient des réponses, ce sera probablement que ces autres rencontres étaient tout aussi prédestinées que celle de cette Mathilde. A présent, Ernest n'a plus de doute : il doit accepter la rencontre. Mais il ne parvient vraiment pas à savoir ce que le destin a derrière la tête. Une femme d'une trentaine d'années, mère d'une petite fille et ingénieure, que peut-elle avoir de commun avec lui ? Que peut-elle permettre de déclencher dans son existence ? Ce n'est pas comme s'il comptait faire carrière dans les dispositifs optiques ou comme s'il avait besoin ou envie d'une aventure avec une femme plus âgée et d'une belle-fille en prime.
Ariane est morte de rire. Elle ne tique même pas sur la mention d'une potentielle infidélité, ne doutant pas une seconde du fait qu'Ernest n'éprouve aucune envie de regarder ailleurs. Ce qu'elle trouve hilarant, c'est l'absurdité du propos. A quelle point faut-il avoir une vision réduite pour penser que les gens se réduisent à leur âge, leur profession ou leur situation maritale ? Tout le monde a des choses à apporter à tout le monde et à n'importe qui. Les gens sont, au delà de leurs caractéristiques concrètes ou officielles, aussi emplis d'idées, de conceptions qui leurs sont propres, de façons d'envisager la vie. Ernest croit-il vraiment qu'il ne peut rien avoir à tirer de ce genre de caractéristiques ?
L'atmosphère est devenue légèrement tendue. Ernest sait pertinemment que, quand Ariane tient ce genre de propos, elle ne pense plus à Mathilde mais à elle-même. C'est d'elle qu'elle aimerait qu'Ernest tire des choses ; de ses conceptions à elle, de sa façon à elle d'envisager la vie, de ses idées à elle. Il sait qu'elle est frustrée de ne pas avoir réussi à le convaincre. A le convaincre de quoi d'ailleurs au juste ? Que le monde est vide d'intention et régi entièrement par les lois de la causalité et la conjonction hasardeuse d'évènements aléatoires, qu'il n'existe ni signe, ni destin et que nous sommes seuls responsables du chemin que prendra notre vie : ce genre de choses. Elle voudrait convaincre son petit-ami de tout ce en quoi elle croit. Toutes ces idées qui, à ses yeux à elle et à ceux de ses professeurs de psychologie, sont des faits, mais qui, aux yeux d'Ernest, ne restent que des croyances au même titre que les siennes à lui. Ariane a beau prétendre qu'elle ne cherche pas à convaincre mais juste à expliquer, Ernest sait qu'elle a du mal à accepter le fait de ne pas réussir à lui imposer sa vision de la vie.
Oui, l'atmosphère est tendue. Ce n'est vraiment pas le bon moment pour une annonce, et en particulier pour celle qu'Ernest a à faire. Ariane l'a interrompu pour lui parler de Mathilde et de cette rencontre, mais il s'apprêtait à lui dire quelque chose d'autrement plus important. Il doit encore le lui dire. Il ne sait pas comment elle va le prendre : c'est quitte ou double. C'est une bonne nouvelle au final, et il sait qu'elle saura le reconnaître et qu'elle approuvera son choix. Mais, en même temps, elle lui en voudra d'avoir pris une telle décision pour des raisons qu'elle jugera futiles et ridicules.
Une mauvaise note, ça arrive à tout le monde. Une mauvaise note, ça ne veut rien dire. Ernest le sait bien ; ce n'est pas sa première mauvaise note. Mais lorsqu'on la lui à remise la veille, il a su que c'était différent cette fois. Cette mauvaise note là voulait dire quelque chose. C'était un signe, oui, parfaitement ! Qu'Ariane l'appelle autrement si ça peut lui sembler moins ridicule sous un autre nom, mais aux yeux d'Ernest, c'était un signe. A cause de ce sentiment qu'il a eu quand on lui a remis sa copie. Ses autres mauvaises notes lui avaient fait ressentir de la déception, de la honte, de la tristesse, de la colère. Mais celle-ci était différente. Celle-ci lui avait procuré de l'apaisement ; comme une confirmation. Cette mauvaise note était venue pour confirmer quelque chose qu'il savait depuis toujours au fond de lui : la banque n'est pas un domaine fait pour lui. Il va abandonner le cursus en alternance qu'il a entrepris et repartir complètement à zéro. Peut-être étudier l'histoire, ou faire quelque chose en rapport avec le domaine social ; il ne sait pas exactement. Mais ce qu'il sait, c'est qu'il se doit de faire enfin quelque chose qui lui plaise vraiment.
Ernest découvre la réaction d'Ariane et se dit que c'était au final la seule réaction logique venant d'elle. Dans un premier temps, elle se moque de lui. A moins qu'elle ne le gronde, il ne sait pas trop faire la différence entre les deux. Elle sait qu'il croit que cette mauvaise note est pour lui l'un des indices dont parlait le mot, ou qu'il promettait. C'est faux, c'est ridicule ; c'était juste une mauvaise note ! Mais Ariane sait aussi qu'Ernest se plaira plus dans un autre champ qu'en poursuivant ses études dans la banque. Elle a toujours trouvé que c'était un secteur qui ne lui ressemble pas du tout, et elle est ravie qu'il le quitte enfin. Elle se radoucit, l'encourage. Puis elle ne peut s'empêcher de remettre une couche de reproches sur l'absurdité de l'interprétation qu'il fait de tout ça. Pour la énième fois dans leur relation, elle lui répète que les signes que l'on trouve sont juste ceux que l'on cherche. La mauvaise note n'était pas un signe en elle-même ; mais le fait qu'Ernest y voit un signe signifie effectivement qu'un changement d'orientation est probablement une bonne idée.
La nouvelle d'Ernest a permis de faire retomber la pression. Maintenant qu'il n'a plus à angoisser de son annonce à Ariane, il peut commencer à angoisser pour sa rencontre de demain. Cette Mathilde, qui a trouvé le succès professionnel, qui a toujours su ce qu'elle voulait faire et s'apprête aujourd'hui à progresser encore dans sa carrière, que pensera-t-elle d'un jeune homme qui, lui, s'apprête à retomber au point de départ ? Non seulement Ernest régresse au niveau zéro, mais en plus il n'est même pas certain de savoir quelles sont ses ambitions. Cette Mathilde va le prendre pour un raté. Le pire, c'est que cette femme semble tenir Ariane en haute estime. Ne risque-t-elle pas de finir par souffler à l'oreille de sa copine qu'elle mérite mieux que lui ? La seule chose qui tend à rassurer Ernest, c'est que si Mathilde a reçu le même mot que lui, elle n'est peut-être pas si épanouie qu'elle paraît l'être dans ce que lui raconte Ariane. Que la vie de Mathilde ne soit pas si parfaite que ça en vrai, c'est l'espoir auquel Ernest se raccroche ; sa seule chance de ne pas être vu comme un bon à rien et de pouvoir espérer un peu de compréhension et d'indulgence.
Compréhension et indulgence, c'est ce que voudrait lui apporter Ariane, qui tente tant bien que mal de le rassurer. Si seulement elle comprenait que se moquer de ses angoisses n'est probablement pas le meilleur moyen de les faire s'enfuir ou disparaître ! Décidément, pour une étudiante en psychologie, quelle mauvaise thérapeute elle fait. Heureusement qu'elle se destine plutôt à la recherche, et dans des branches de la psychologie qui n'ont pas grand chose à voir avec le soin qui plus est. Il n'empêche qu'Ernest trouve parfois pesantes ses manies de scientifique qui prétend détenir la vérité sur tout. Les scientifiques des autres disciplines ne l'ont jamais dérangé, mais avec la psychologie c'est différent. Quand c'est sur son cerveau, sur son comportement et sur son fonctionnement que l'on prétend détenir la vérité, c'est tout de suite beaucoup plus irritant. Il n'empêche qu'Ariane n'a pas tout à fait tort : ses angoisses sont sans fondement. Au moins pour la dernière : il n'y a aucun risque que Mathilde convainque Ariane de le quitter. Après tout, la jeune fille est bien assez intelligente pour se rendre compte par elle-même de qui est Ernest, et bien assez opiniâtre pour que l'avis de qui que ce soit ne parvienne pas à changer ses choix maintenant qu'elle s'est mis en tête de l'aimer. C'est vrai, oui. Probablement vrai ; mais absolument pas romantique.
La raison, arme préférée d'Ariane, n'étant pas suffisante pour diminuer l'anxiété d'Ernest, elle propose une deuxième pseudo-thérapie : la distraction. Il a décidément besoin de se concentrer sur autre chose, de chercher à provoquer des évènements ; d'être actif en bref. Ne serait-ce pas le moment idéal pour mettre en place cette campagne d'affichage destinée à retrouver les autres « victimes » du mot ? « Victimes », c'est le terme qu'emploie Ariane. Ernest, lui, reste convaincu que ce mot est une bénédiction. Certes, cette histoire a le don de raviver les conflits et divergences d'opinion entre lui et celle qu'il aime. Mais, en même temps, sans la validation procurée par l'idée que des signes sont partout et des changements sur le point de survenir, Ernest n'aurait probablement jamais eu le cran de changer d'orientation. Il n'aurait pas non plus osé rencontrer une inconnue avec qui il n'a rien en commun, ni afficher des mots un peu partout dans le quartier.
Afficher un mot pour demander « N'avez-vous pas reçu un mot ? » ; il y a une certaine ironie là dedans. Certes, le mot d'Ernest est un petit peu plus spécifique que ça, mais il ne peut pas s'empêcher de penser que, s'il lui voyait un tel mot affiché quelque part, il prendrait probablement l'auteur pour un fou. Sauf qu'il sait également que lui, ayant reçu le premier mot, aurait été content d'en trouver un second lui annonçant qu'il n'est pas seul. Comme, au final, il est content de rencontrer Mathilde : en partie par conviction qu'elle peut apporter quelque chose dans sa vie, et en partie par désir de prouver Ariane qu'elle a tort. De l'ironie, il y en a aussi dans le fait que la jeune fille soit actuellement entrain de l'aider à accrocher les mots même qui, s'ils fonctionnent, permettront à Ernest d'avoir des alliés pour la convaincre que c'est elle qui a tort de refuser de prendre tout ça au sérieux.
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