Emeraude, assise à une véritable table de la bibliothèque universitaire, planche sur un devoir. Et dire que la semaine précédente elle se plaignait de ne pas avoir assez de travail pour meubler ses heures de trou ; maintenant les heures de trou ne suffisent pas pour tout ce qu'elle a à faire. Elle sait que, si elle veut avoir une chance d'être acceptée parmi les Chouettes sans ailes, elle a besoin de toujours briller si on l'interroge et d'avoir des notes irréprochables. Mais depuis le mot de l'autre jour, elle n'a pas reçu de nouveau signes d'elles ; a moins qu'elle ne soit juste pas parvenue à les remarquer.

Alors qu'elle est concentrée sur des calculs de ratios, une autre étudiante vient déranger Emeraude : « Excuse moi. Je suis désolée de t'embêter. J'aurais besoin de personnes pour participer à une petite expérience pour mon mémoire. Ça ne te prendra pas plus d'une vingtaine de minutes. » Vingt minutes, soit un tiers de l'heure de trou d'Hortense. C'est certain que, si elle les lui accorde, elle devra travailler chez elle ce soir ; et elle n'en a aucune envie. Emeraude s'apprête à refuser poliment, quand l'inscription sur le T-shirt de la jeune fille attire son attention : « DPTN ». Elle a un doute, mais est presque certaine qu'il s'agit de l'une des séries de lettres contenues dans le message des Chouettes sans ailes.

Se pourrait-il que cette fille fasse partie de la société secrète ? Après tout, c'est vrai qu'elle a l'élégance et l'aplomb nécessaires. Cette pseudo expérience n'est probablement qu'une excuse ; un moyen de lui faire passer un test pour évaluer son adéquation. Certes, il est vrai que, la fac de sociologie étant dans les mêmes locaux que la fac de psychologie, les étudiants recrutant à la bibliothèque universitaire des participants pour leurs expériences sont toujours nombreux. Mais la série d'initiales est bien là. Emeraude en est certaine : refuser de participer serait un point négatif pour son recrutement. Elle était censée repérer la séries d'initiales, et elle a réussi avec succès. Reste à savoir ce qui l'attend dans cette expérience préparée par les Chouettes sans ailes.

Emeraude a quand même envie de tester cette fille, d'essayer de la prendre en défaut. Après tout, les Chouettes sans ailes n'ont pas leur langue dans leur poche ; elles ne prendront pas mal qu'elle pose la question. Au contraire, ce sera une façon à la fois de leur montrer son bagout et de leur faire savoir avec certitude qu'elle a bien repéré la référence à la lettre : « Joli T-shirt. J'aime beaucoup la couleur et la typographie. Mais ça veut dire quoi, DPTN ? » La jeune fille esquisse un sourire timide et répond « Oh, rien. C'est juste un groupe dans lequel joue mon petit-ami. » Visiblement, elle avait préparé une réponse pour faire face à ce cas de figure sans être ouvertement démasquée.

Emeraude est installée dans un box de la bibliothèque. L'étudiante lui explique le principe de l'expérience : elle va lui faire écouter une série d'enregistrements vocaux, et Emeraude devra déterminer si les individus qu'elle entend mentent ou disent la vérité. Soi-disant, le but de l'expérimentation est de tester si la capacité à repérer les mensonges dépend avant tout d'éléments visuels ou sonores. De l'avis d'Emeraude, le but est plutôt de voir si elle est douée ou non pour décrypter les mensonges. Après tout, c'est un signe d'intelligence et une capacité importante dans la vie, donc une qualité que les Chouettes sans ailes ont tout intérêt à évaluer chez leurs potentielles recrues.

Emeraude donne son opinion à chaque enregistrement entendu, sans même prendre le temps d'hésiter. Elle est plutôt sûre d'elle, et même dans les quelques cas où ne l'est pas, fait en sorte que ça ne soit pas visible. Au cinquième enregistrement, elle a envie de rigoler. L'individu qu'elle entend prononce une phrase interrogative. Elle n'aurait jamais pensé qu'une question puisse être un mensonge. « Comment sais-tu que je n'aime pas les poivrons ? » En fait, il pourrait bien s'agir d'un mensonge. Par exemple, si l'individu aime les poivrons et utilise cette pseudo-question pour maintenir son interlocuteur dans une croyance erronée. Ou alors, si une troisième personne est présente et ne doit pas savoir que les deux autres ont déjà eu l'occasion de partager un repas contenant des poivrons. Oui, Emeraude n'y avait jamais pensé, mais une question peut bien être un mensonge. Quelque chose dans la voix de celui qui la prononce donne à Emeraude l'impression que c'est le cas de celle là ; Emeraude répond « Mensonge ».

Une fois l'expérience finie, l'étudiante fait remplir à Emeraude un test de personnalité. Soi-disant pour voir si la capacité à détecter le mensonge varie selon certains traits de caractère, mais, en fait, probablement pour pouvoir comparer les informations récoltées au prototype de la Chouette sans ailes idéale. Emeraude se sent stressée. Elle a peur de donner une mauvaise réponse. Et puis, elle réalise qu'il est idiot de paniquer : elle connaît les bonnes réponses. Bien entendu, elle connaît sur le bout des doigts la personnalité de la Chouette sans ailes idéale, pour avoir eu la chance de vivre avec elles quelques années. Question après question, elle coche des petits ronds, se répétant mentalement « Qu'aurait répondu ma mère ? »

Répondre à ce questionnaire lui casse malgré tout un peu le moral. Elle ne peut s'empêcher de remarquer que les réponses qu'elle inscrit sur le papier ne sont pas celles qu'elle aurait cochées si elle avait été totalement sincère. Si l'expérimentatrice n'est pas une Chouette sans aile mais véritablement une étudiante en psychologie, les résultats de son étude seront probablement faussés. Mais ce n'est certainement pas ça qui chagrine Emeraude ; c'est de réaliser à quel point elle est différente de la Chouette sans ailes idéale et par la même occasion différente de sa mère. Les Chouettes sans ailes pourraient-elles quand même l'accepter, pour elle-même, si elle répondait sincèrement ? Elle n'aura jamais l'occasion de connaître la réponse à cette question.

La sincérité est importante pour les Chouettes sans ailes ; Emeraude vient-elle déjà de les trahir ? Mais, même si elles savent repérer les mensonges visuellement et sonorement, les Chouettes sans ailes ne sont probablement pas capables de les détecter dans des croix cochées sur un papier. A moins qu'Emeraude n'ait donné des réponses incohérentes entre elles ; mais ce n'est pas possible car elle a suivi la même logique pour l'intégralité du questionnaire. Soudain, elle se souvient avoir entendu parler de détecteurs de mensonges cachés dans les tests de personnalité. Le fonctionnement reposait sur le fait d'intégrer des questions auxquelles la réponse socialement valorisée est juste une réponse en fait complètement impossible que seul un menteur pourrait donner. Des affirmations du type « Je ne m'énerve jamais » ou « Je ne mens jamais ».

Mince ! Et s'il y avait eu de telles questions dans ce test ? Pourrait-elle s'être fait piéger ? Pourtant, sa mère était véritablement une personne qui ne mentait jamais, et une personne qui aurait pu cocher en toute sincérité toutes les réponses qu'elle-même vient de cocher sur le papier. Alors, une telle personne peut forcément exister, vu qu'elle a bel et bien existé. Si le test dit que ces réponses ne peuvent pas être possibles, c'est le test qui a tort. Allez, il ne faut pas s'inquiéter : les Chouettes sans ailes sont suffisamment intelligentes pour ne pas s'en tenir à des procédés trop simplificateurs et chercher à voir plus loin.

En rentrant chez elle ce soir là, Emeraude regarde un film. Soudain, elle est prise d'un doute. Comment se peut-il qu'elle arrive à se laisser immerger dans un film, à y croire, si elle est capable de détecter le mensonge dans les voix ? Quelle peut être la différence entre jouer un rôle et mentir ? Est-ce la peur, le trac de se faire repérer, qui transparaît dans les voix ? Mais les personnes enregistrées dans l'expérience ressentaient-elles de la peur ? Etaient-elles en train de mentir, ou juste de jouer un rôle ? Ont-elles été enregistrées en contexte réel, ou pour le but de cette expérience et sans enjeu pour elles ? Emeraude ne se souvient pourtant pas avoir entendu de la peur dans leur voix. Sur quelle base a-t-elle jugé au final ?

Elle était pourtant si sûre d'elle pendant l'expérience. Maintenant, elle réalise qu'elle a surtout prêté attention au sens des phrases. Elle s'est imaginé des personnes, des histoires, des motivations, et a choisi ce qui lui semblait le plus cohérent. Mais n'était-ce pas au final uniquement son imagination qui était à l'œuvre ? Peut-être que le test était un piège. Peut-être que la bonne réponse aurait été de refuser de répondre et d'expliquer pourquoi elle n'était pas en mesure de juger. Elle a été stupide. Elle n'avait certainement pas assez de contexte pour juger ; voilà la réponse qu'elle aurait dû donner.

Elle est peut-être capable de repérer les mensonges en contexte naturel, mais certainement pas dans le contexte de cette expérience. Elle s'est laissée piéger par un trop plein de confiance, et ne peut qu'entendre dans sa tête sa mère lui répéter que la plus grosse erreur que l'on puisse faire, c'est de ne pas savoir distinguer les cas où l'on peut se permettre d'être sûre de soi de ceux où l'on ne le peut pas. Etre capable de faire la différence entre savoir et les autres verbes qui veulent se faire passer pour lui : juger, penser, estimer, croire, etc. Emeraude est toujours trop pressée de sauter aux conclusions ; elle sait bien que c'est là un de ses principaux défauts.

Elle interprète et son interprétation devient vite à ses yeux une vérité ; elle oublie son origine. Elle oublie la nécessité de maintenir une part de doute. La seule chose qui lui permet de garder espoir, c'est de savoir que les autres Chouettes sans ailes ne sont pas comme ça. Elles ne sauteront pas à la conclusion qu'elle n'est pas des leurs pour une seule erreur commise. Elles maintiendront une part de doute, tenteront d'autres essais jusqu'à être absolument certaines, mettrons en place d'autres tests. Oui, elles laisseront probablement une autre chance à Emeraude. Il faudra juste qu'elle ne la gâche pas comme elle vient de gâcher celle-ci.