➸ Malaise Intérieur
FLEUR DE LUNE a toujours été une guerrière loyale à son Clan. Prête à tout pour les siens, pour ses camarades, pour l'honneur et la fierté de sa tribu.
Être guerrière, c'est parfois renoncer à ses propres idéaux. Obéir sans discuter aux ordres. Ceux qui commandent savent forcément mieux, même si leurs décisions paraissent stupides, injustes, dangereuses. C'est ce qu'on lui a toujours enseigné, c'est ce qu'elle a transmis à ses enfants. Le Clan avant soi, la fierté avant la bonne conscience, la servilité avant la bonté. Même si on doute, même si on renâcle, il faut savoir obtempérer. Pour son Clan. Pour le plus grand bien. Les autres ne comptent pas.
Bien sur que l'idée de détruire les réserves de remèdes du Clan du Vent va à l'encontre de ce qu'elle a toujours été, à savoir une reine parfois aveuglée par l'orgueil mais toujours bonne, patiente et serviable. Bien sur qu'elle pense aux chatons, aux anciens, aux infirmes, qui seront plus que jamais exposés à la froide morsure de la mauvaise saison, qui souffriront forcément, sans ressources. Les plus jeunes, qui risqueraient de ne pas passer les premiers froids. Aussi juvéniles et innocents que ses propres chatons, la prunelle de ses yeux. Mourront-ils par sa faute ? Aura-t-elle leur sang sur les pattes ?
Elle doit se ressaisir. Que lui arrive-t-il ? Éprouver de la compassion pour ses ennemis, vraiment ? Ceux-là même qui n'hésiteraient pas à les égorger par-derrière, ces fourbes ? Peut-être préparent-ils déjà une attaque. Peut-être même visent-ils leur réserve d'herbes médicinales, qui sait ? C'est chacun pour soi, c'est la dure réalité de la vie sauvage.
Puis ce n'est pas elle, spécialement, qui est en cause. Elle n'a jamais voulu ça. Fleur de Lune n'est pas l'investigatrice de cette attaque, après tout. Si elle avait pu exposer son avis, nul doute qu'il aurait été peu favorable au plan de Plume d'Oie. D'autres lui ont dicté ce qu'elle devait faire, à elle de s'y plier, d'être la marionnette et non pas la tête pensante, en espérant que le sang ne lui retombe pas trop violemment dessus.
Elle doit faire fi de ses doutes. Se convaincre que Plume d'Oie a raison, qu'il est guidé par les sages conseils de leurs ancêtres, lui à qui elle n'a jamais vraiment fait confiance. Son propre frère... Elle le voyait comme un petit frère perdu, désarçonné, un peu étrange mais attachant. Jusqu'à ce qu'il se révèle être complètement fou. Ses visions troubles n'apportaient que désillusions et malheurs au Clan. Mais comme Étoile de Soleil semble convaincu par ses dires, qu'il a ordonné d'attaquer, elle doit s'y conformer. S'y soumettre. C'est comme ça, elle n'a pas son mot à dire.
Plus jeune, alors qu'elle n'était pas encore mère, elle aurait probablement protesté. Elle se serait rebellée, elle aurait lutté contre une attaque absurde, injustifiée, contre un plan malfaisant qui ne lui ressemblait pas. Ce n'est plus le cas. Fleur de Lune tient à ses petites. Nuage de Neige. Nuage Bleu. Deux noms à jamais gravés dans son cœur. Sa vocation est de les protéger. Coute que coute. La vie n'aurait plus aucune saveur sans elles. Si elle doit tuer, détruire, piller, et vivre avec ça le reste de son existence, peu lui importe tant que c'est pour elles. Peu lui importe les mères éplorées, les orphelins qui pourraient périr des conséquences de ses actes. Les autres ne comptent pas, après tout. Ce ne sont que des inconnus, des anonymes, ce ne sont que les autres. Fleur de Lune le fera pour ses filles. Pour le Clan. Pour le plus grand bien.
N'est-ce pas ?
Alors pourquoi, pourquoi malgré ses tentatives de se raisonner, de taire la sempiternelle voix dans sa tête qui désapprouve ce qu'elle s'apprête à faire, malgré sa volonté d'être la plus loyale possible et d'obéir sans fléchir, pourquoi se sent-elle si mal ? Pourquoi ce malaise éprouvant se diffuse-t-il tout au fond d'elle, dans ses entrailles, partout, pour la tourmenter ?
Elle décide de l'ignorer, ce mal être qui l'enserre dans un étau de culpabilité. Feindre la férocité, faire semblant d'être prête à en découdre, se composer une façade confiante pour rassurer Nuage Bleu et Nuage de Neige, bien trop jeunes à son gout pour être déjà impliquées dans les batailles. Elle leur promets qu'elles iront chercher de la mousse pour leurs nids, et même si ça ne semble être qu'une banale promesse, c'est une manière pour elle de se rassurer en se projetant dans un futur proche, pour esquiver ce mauvais pressentiment qui sommeille en elle.
Mais enfin, ce n'est qu'une banale bataille. Une querelle probablement sotte mais qui n'entrainera surement aucune conséquence. Les guérisseurs du Clan du Vent se débrouilleront et garniront de nouveau leur réserve, puis tout ira bien. Pas la peine de s'en faire autant, si ?
Fleur de Lune secoue soudain la tête, comme pour chasser la nuée de mouches vrombissantes et singulièrement agaçantes que sont ses pensées. Qu'importe ses doutes. Seul compte le moment présent. Elle bande ses muscles, à l'affut du signal. Elle est en première ligne, Étoile du Soleil l'ayant spécialement chargée de la destruction des remèdes. Elle a l'impression que tout repose sur elle.
Elle jette un dernier coup d'œil aux alentours, cherchant de l'éclat acéré de ses prunelles jaunes ses filles tant aimées. Douce Brise lui a promis de les mettre en sureté et d'empêcher tout adversaire de les atteindre. Fleur de Lune lui fait confiance, c'est une amie chère, et savoir Nuage Bleu et Nuage de Neige sous sa tutelle la rassure un peu. Toutefois, son cœur se serre douloureusement lorsqu'elle ne trouve pas ses filles du regard. C'est comme si des griffes glacées s'emparaient de sa poitrine. Une impression malaisante, qui laisse un gout amer dans sa gueule. Allons, se réprimande-t-elle, tu les reverras après. Pourquoi doute-t-elle de cette simple affirmation ?
Sans un mot, Fleur de Lune s'élance, furtive, fidèle à sa réputation de combattante discrète. Elle slalome entre les ennemis désorganisés qui tentent de contenir la vague inarrêtable de belliqueux guerriers de son Clan. Les cris fusent dans tous les sens, les hurlements de rage déchirent l'air. Des touffes de poils s'envolent en gerbes, le sang commence à souiller le sable meuble du camp du Vent comme une rose écarlate. Un court instant, la jeune mère capte l'expression apeurée d'un frêle apprenti. Elle réprime l'émotion qui lui vient.
Elle doit se concentrer. Où se trouve la tanière du guérisseur ? Ses pensées s'emballent. Difficile de voir quelque chose avec la menace d'être piétinée à tout moment par la foule déchainée. Difficile de suivre un raisonnement avec ce tumulte ambiant.
Là ! Ce matou massif, au court pelage brun sombre et pommelé, lui rappelle quelque chose. L'air outré et décontenancé, il fixe les assaillants qui assiègent le camp du Vent, campé devant une antre bien dissimulée, un terrier de renard souterrain. Elle amorce quelques pas vers lui, se fige lorsqu'il rabat ses oreilles en arrière. Comment s'appelle-t-il, déjà ? Elle l'a déjà vu au cours des Assemblées. Cœur de Faucon, croit se rappeler Fleur de Lune. Le guérisseur. Ancien guerrier, donc potentiellement dangereux. Le terrier doit être son antre. Sa cible, donc.
Mieux valait attendre que Cœur de Faucon s'éloigne de la tanière pour pouvoir la piller. La piller... Je m'apprête à saccager une réserve de remèdes, songe-t-elle, désemparée. Elle n'a pas le temps de se questionner plus. Le guérisseur adverse a montré les crocs et s'est élancé dans le champ de bataille. Fleur de Lune gagne alors l'obscurité ambiante et la moiteur du terrier de renard en quelques sauts furtifs, manque d'éternuer, incommodée par l'odeur piquante des herbes médicinales. Elle détaille l'endroit en quelques battements de cils. Des remèdes soigneusement disposés, rangés avec un souci du détail presque touchant. Une flaque d'eau alimentée par un mince filet d'eau.
Elle sent une présence derrière elle, une présence rassurante qu'elle connait bien : Pelage de Pierre, qui s'est porté volontaire pour l'accompagner. Il est aussi furtif qu'une ombre. Ils n'ont pas besoin de communiquer : ils sont partenaires de chasse depuis longue date, ils se comprennent sans mal.
Elle manque toutefois de hurler de frayeur lorsqu'elle entends une respiration sifflante venant du fond de la grotte. Une forme voutée, indistincte. Un convalescent ?
— S'il vous plait, murmure une voix rauque qui la fait frissonner. Ne me faites pas de mal...
Ce doit être un ancien malade, juge Fleur de Lune au son de sa voix qui trahit un âge avancé. Elle ne peut s'empêcher d'esquisser un mouvement de recul. Elle se tourne vers Pelage de Pierre, se demande comment il fait pour paraitre si indifférent. Elle a l'impression indescriptible d'être la méchante de l'histoire, d'être en train de commettre un acte sacrilège. Cette terreur pure, qu'elle lit dans les prunelles ambrées et fatiguées de cet ancien souffreteux lui donne envie de fuir à toutes pattes.
Elle entrouvre la gueule, indécise. Quelque chose la pousse à rassurer l'ancien. Lui dire qu'elle n'est pas là pour lui mais pour les remèdes.
Les mots qu'elle s'apprête à prononcer s'étranglent dans sa gorge tandis que sa respiration se coupe brutalement. Elle retient non sans mal un cri de terreur. Quelqu'un l'a attrapée par derrière.
Fleur de Lune se débat, enchaine les coups de griffe dans l'air, la vision troublée. Son agresseur la plaque brutalement contre le sol, et ce n'est que là qu'elle reconnait les prunelles jaunes stoïques de Cœur de Faucon. Il a dû entendre un bruit, s'inquiéter pour la réserve et pour son patient, et revenir sans tarder, la prenant sur le fait. La mission est compromise. Fleur de Lune, jusque-là dans le rôle de l'assaillante, se retrouve la victime, et pour la première fois, un élan de terreur pure vient l'ébranler. La poigne de Cœur de Faucon est implacable. Elle en est sûre, il ne la laissera pas s'échapper. Et l'air vient à lui manquer.
Où est Pelage de Pierre ? Détruit-il déjà les réserves ou s'est-il enfuit ? Qu'attend-il pour la secourir ?
Elle ne peut s'empêcher de penser avec amertume que Plume de Tempête devrait être à ses cotés, plutôt que son vieil ami. Elle se ressaisit. Elle est en train d'étouffer, alors peu lui importe Plume de Tempête.
— Alors comme ça on vient piller les réserves d'autrui ? susurre l'ancien guerrier, prenant un malin plaisir à la voir se congestionner.
Fleur de Lune bouillonne, prête à lui cracher au museau. Elle voit soudain Pelage de Pierre, campé derrière Cœur de Faucon, attendant le bon moment pour frapper.
— Cœur de Faucon, c'est toi ? s'enquiert inopinément d'une voix faiblarde l'ancien du fond du terrier.
Le guérisseur du Vent relâche immédiatement la pression qu'il exerce sur Fleur de Lune, déconcentré. Cette dernière en profite pour prendre deux grandes goulées d'air, souffrante, s'extirpe de la poigne de son adversaire et lui décoche un coup de griffe à l'aveuglette près des yeux, espérant le ralentir.
Elle s'apprête à détaler comme un lapin vers la sortie, profitant de la surprise de Cœur de Faucon, puis se rappelle que tout son clan compte sur elle. Elle doit accomplir sa mission. Piquant rapidement vers les réserves, talonnée par Pelage de Pierre, elle déchire le gros des fibres de quelques coups de griffes paniqués, tandis qu'il emporte le reste dans sa gueule, et tous deux se précipitent vers la sortie, sentant les pas lourds et enragés du guérisseur derrière eux.
Fleur de Lune parvient à franchir le seuil de l'antre, chargée de sa précieuse cargaison, et exulte intérieurement, fière d'avoir réussi, fière d'être en vie. La bataille est de plus en plus mouvementée, dehors, et elle s'aperçoit avec horreur que son Clan est désavantagé.
Elle n'a guère plus le temps de s'en effrayer. Alors que Pelage de Pierre lui décoche un regard d'alerte et qu'elle entends vaguement un cri d'avertissement au loin, Cœur de Faucon qu'elle pensait plus loin la saisit violemment par la nuque.
En un quart de seconde, elle met enfin les mots sur le malaise qui l'habite depuis l'annonce de l'attaque. Ce n'est pas comme ça que se battent les guerriers. Ce n'est pas comme ça qu'on lui a enseigné. Ce qu'elle a fait, ce que son Clan a fait, est indigne des valeurs qu'on lui apprends depuis toujours. Elle a fauté. Le Clan des Etoiles lui pardonnera-t-il ?
En un quart de seconde, Fleur de Lune voit sa vie défiler devant ses yeux, ainsi que les êtres chers à son cœur. Œil de Pâquerette, souriante, Plume d'Oie, renfrogné, le charisme de Plume de Tempête, l'enthousiasme de Nuage de Neige, l'assurance de Nuage Bleu. Sa première sortie, ses entrainements, son baptême d'apprentie puis de guerrière, la naissance de ses petites.
Jusqu'au moment présent. Puis tout s'efface dans un craquement de fin du monde.
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