Ak-Men-Bat
Ben fonce. Il se sent vulnérable sans sa redoutable compagne de voyage, mais également plus libre et heureux de retrouver d'autres humains. Il profite de sa nouvelle résistance pour sauter de rocher en rocher et gagne le pied de la montagne en quelques minutes. Il est presque arrivé à la cité quand il croise une silhouette familière.
L'aveugle sur sa pierre, celle que la femme-serpent a appelé la médium. Considérant qu'il a une dette envers elle, il s'approche pour la remercier. Elle est en train de parler d'une petite fille aimée de ses parents qui s'est perdue. Ben tente de lui raconter ce qui s'est passé devant le pont et de lui exprimer sa reconnaissance, mais l'aveugle ne l'écoute pas.
Il finit par se taire et écouter l'histoire sans queue ni tête jusqu'au bout : il ne la comprend pas, mais cette histoire est vraie. Et peut-être qu'un jour, quelque part, la médium mystérieusement apparue racontera à de parfaits inconnus l'histoire de Ben. Ils n'y comprendront rien. Mais ils sauront qu'il a existé. Et Ben trouve cette idée très réconfortante.
Il finit malgré tout par se remettre en route, car là-haut la sirène sans eau a soif. Il se demande à quoi pouvait bien ressembler l'homme qu'elle a ramené vivant. Et qu'est-ce qui peut bien arriver quand on meurt du mauvais coté.
Les murs de la ville sont épais et peints de motifs psychédéliques qui s'écaillent. Il y a des soldats qui montent la garde au-dessus, des flèches qui pointent de toutes les meurtrières dans les trois tours qui dominent la cité, et une énorme porte en bois bardée de fer.
Ben se rend jusqu'à la porte et frappe timidement. Ça ne fait pas le moindre bruit mais un petit panneau s'ouvre dans la porte et un œil suspicieux apparait.
« Qui va là ?
‒ Je m'appelle Ben. Je suis mort.
‒ Qui appartiens-tu ?
‒ A personne. Je me suis sauvé.
‒ Alors soit le bienvenu à Ak-Men-Bat !
Un autre panneau, plus grand, s'ouvre dans la porte. Ben se glisse à l'intérieur et pénètre dans la ville. Il est impressionné. Les matériaux sont étonnants et les morts rebelles viennent de nombreux horizons différents, mais ils se sont donné du mal pour recréer leurs conditions de vie sur terre.
Les rues sont pavées et ornées de lanternes, les maisons sont carrées, il y a des tables sur les terrasses et des marchands ambulants sur les places. Les habitants sont morts et certains sont dans un sale état, cependant ça ne les empêche par d'afficher fièrement des vêtements à la mode de différentes époques, des bijoux en or et des coiffures soignées.
‒ Tu sais te battre ? lui demande le portier.
‒ Heu... pas très bien, non...
‒ Tant pis, on t'apprendra. Ici tout le monde se bat, pour que la ville reste libre !
‒ Bien sûr, j'apprendrais... Est-ce que vous avez de l'alcool ici ?
L'homme éclate de rire et tape dans le dos de Ben.
‒ Toi tu sais aller droit au but ! Ouais, on a trouvé un moyen... Plusieurs moyens même ! Il faudra juste que tu travaille pour le payer. Ici, on fait comme à la surface ! Mais ne t'en fait pas, tu viens d'arriver et on sait ce que ça fait. Le passage est toujours un sacré choc... On te fera crédit dans un premier temps, et on te prêtera gratis une maison.
‒ Merci. » marmonne Ben.
Il ne sait pas pourquoi, mais il se sent déçu. A ses yeux, l'argent n'a jamais été l'invention dont l'humanité pouvait être la plus fière, et il s'en serait volontiers passé dans sa mort. Réflexe d'ancien pauvre, sans doute.
Son guide l'emmène jusqu'à une échoppe où il demande « une vraie bouteille ! ». L'homme sourit en passant cette commande et celui qui la lui apporte sourit aussi, comme s'ils étaient deux chasseurs qui sont parvenu à ramener une proie dangereuse au camp et pas deux morts parvenus à créer de quoi se soûler dans l'au-delà. A moins qu'ici la difficulté soit la même.
Ben promet respectueusement de payer quand il le pourra et serre contre son cœur la 'vraie bouteille' – un magma de verre informe, qui arrive tout de même à conserver un liquide sombre et gluant. Il s'écarte en priant pour que le portier n'ait pas envie de l'accompagner, il a besoin de sortir discrètement. Mais l'homme ne fait déjà plus attention à lui. Ben tente de retrouver son chemin seul et se perd rapidement.
Il y a de tout parmi les morts, mais très peu d'enfants, et aucun de ceux qui sont là ne sont laissés seuls ni autorisés à jouer, ils sont traînés de maison en maison par des adultes aussi vigilants que des gardes du corps présidentiels. Sauf une petite fille qui supplie un vendeur de lui donner un peu de feu.
L'homme est assis dans une boutique dont les rayonnages sont garnis de pots en terre cuite contenant des braises ou de petites flammes qu'il alimente avec une méticulosité maniaque. Il ne s'arrête de temps en temps que pour chasser la gamine qui revient à la charge. Choqué, Ben lui dit :
« Pourquoi vous en lui donnez pas son feu ?
‒ Parce qu'elle n'a pas d'argent, quelle question !
‒ Elle est peut-être nouvelle...
‒ Ce ne sont pas mes affaires. Et vous, vous voulez quoi ?
‒ Heu... un feu. Mais je viens d'arriver. On m'a dit qu'on me ferait crédit.
‒ On vous a dit ça, hein ? Et ben pas chez moi !
‒ Attendez, je vous l'échange contre... heu... Contre ce tee-shirt ? Il a du sang, mais...
‒ Vendu. Envoyez.
La précipitation du vendeur fait comprendre à Ben qu'il vient de se faire avoir. Evidemment, ici il doit être difficile de se procurer de nouveaux vêtements... Mais peu importe. Il s'écarte un peu de la boutique de l'avare et tend le pot à la petite fille.
‒ Tiens. Je te l'offre.
‒ Pour moi ? pépie la gamine avec ravissement. Oh merci ! »
Elle l'embrasse sur la joue puis se transforme en grand corbeau. Elle attrape le pot entre ses serres et file à tire-d'aile. Le tout a duré moins de trois secondes et Ben reste encore hébété lorsqu'il se rend compte que sa joue le brûle à l'endroit où elle l'a embrassé. Le vendeur, qui a tout vu, éclate d'un rire mauvais.
« Tu t'es fait couillonner par une pie voleuse !
‒ Je croyais que cette ville était pour les humains, marmonne Ben embarrassé. C'était quoi ?
‒ Une saleté de pie... ils se font passer pour des morts quand ils savent se transformer, mais on les repère vite... Ils ne savent pas se servir de l'argent ! Celle-là, si elle n'avait pas su voler, on aurait pu l'écarteler !
‒ Beurk ! Mais qu'est-ce qu'elles vous font, ces pies ? Et c'était plutôt un corbeau, non ?
‒ Ce sont des monstres... comme tous les autres. Et ça suffit. »
Après cette conversation, Ben n'a aucun regret à laisser la ville derrière lui. Et puis il a une sirène desséchée et une serpente révolutionnaire qui comptent sur lui. Il court le plus vite possible pour escalader la montagne. Il ne jette même pas un regard aux inscriptions sur les pierres. Il n'a plus le temps de pleurer sur son monde et il ne va pas le gaspiller à créer une imitation aigrie par le manque. Il veut réellement rentrer chez lui.
Mais arrivé dans la grotte, il n'y a personne.
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