LE TRAVAIL

La cantine est à moitié pleine alors que le service du midi s'achève. Jeremy est assis seul à une table, son ordinateur portable devant lui. Sarah et Stephan viennent se joindre à lui avec des boissons et leur ordinateur. Ils portent tous leur uniforme.

« Est-ce que la cliente doit vraiment venir avec nous ? » demande le nouvel agent en prenant une gorgée de sa boisson.

« Puisqu'elle y tient, » répond sèchement Stephan.

« Elle veut faire le travail elle-même, » ajoute Sarah en pointant du doigt une case cochée sur l'écran de son coéquipier. « Elle a tout préparé, nous n'avons qu'à nous assurer que tout se déroule comme elle le souhaite. »

« En un mot, on lui tient la tête au sol à cet idiot pendant que madame lui rend la monnaie de sa pièce, » continue son frère avec un sourire moqueur aux lèvres. « Avec les clients comme ça, il faut garder l'œil ouvert et grand, car ils sont souvent hors de contrôle et constituent la plupart du temps une menace pour eux-mêmes. »

« Et pour nous aussi malheureusement, » rajoute la soeur d'un ton grave.

Jeremy s'interroge comment deux jeunes gens comme eux peuvent avoir choisi de faire ce travail-là, surtout Sarah. Malgré sa force et sa rapidité exceptionnelle, elle n'a ni l'allure ni l'attitude d'une tueuse. Elle a trop de compassion pour tuer sans se poser de questions. Son joli visage, d'apparence de marbre, semble en constante ébullition lorsque l'intérêt d'autrui se trouve en jeu. 

Il l'a observé partout, lors des entraînements et des réunions, et il ne peut s'empêcher de penser que la jeune femme n'a pas sa place à Libera Justice. Lui non plus d'ailleurs, mais maintenant et seulement pour les deux années de sa vie que lui ont coûté l'opération, il se sent compétent en attendant de trouver un meilleur sens à sa vie. Il ne juge pas vraiment la compagnie ni sa clientèle, mais il faut avoir l'âme vide pour agir ainsi sur la vie d'autrui sans aucun remord.

LA MAISON

« On est là, » s'écrie Stephan du bas de l'escalier. Sarah se dirige vers la cuisine où elle trouve leur mère, la tête plongée dans son four.

« On est là maman, » fait doucement la jeune femme.

« Je sais, » dit Nina en levant les yeux vers sa fille. « Je ne me ferai jamais à cette coupe de cheveux. »

« Simple ! Il n'y a pas de cheveux, » répond son fils sarcastiquement alors qu'il suit dans la pièce en passant une main lente sur son crâne rasé.

« Rappelez-moi déjà en quoi vous raser le crâne sert à quelque chose ? » demande la sénatrice à ses enfants d'un ton à la fois triste et amère. Puis, elle répond à sa propre question en s'exclamant : « Pour qu'il brille à la lumière comme votre uniforme. »

« Maman, nous travaillons pour une compagnie privée qui œuvre en collaboration avec le gouvernement. Ce n'est pas comme si nous étions des tueurs à gage, » enchaîne calmement Sarah. « Nous devons être reconnaissables et visibles lorsque nous sommes en mission, » elle s'arrête un court instant avant de poursuivre : « comme les militaires. »

« Les militaires ne tuent pas à la demande d'individus qui peuvent se payer le luxe de devancer le système judiciaire, » rétorque sa mère.

« Ah oui ? » s'exclament en coeur les jeunes gens en ouvrant de grands yeux.

« La seule et vraie différence entre nous et les militaires, ce sont nos clients, » affirme Stephan tandis qu'il prend place à la table de la cuisine. « Et la paye, » ajoute-t-il avec fierté.

LA FEMME D'AUJOURD'HUI

La grand-mère de Nina lui répétait souvent que la vie était une chienne sans scrupule dont le seul divertissement était d'apprendre aux hommes à mieux se connaître. L'impossible devient possible et le possible impossible en une fraction de seconde aux grés et aux caprices de la chienne. 

Aujourd'hui, la chienne l'avait encore mordue en lui arrachant l'amour de sa vie et en transformant ses enfants en l'emblème d'un système qui l'a toujours révolté. Elle s'est rebellée à sa manière, sans banderole ni chanson ; ses choix étaient ses armes premières et ses valeurs ses munitions. Pourtant, elle semble bien loin la femme du début du 21ème siècle qui attend son sauveur en se déshabillant tout en révisant par cœur sa table des bonnes manières. 

La femme d'aujourd'hui n'attend plus rien ni du monde ni des hommes, ni même de ses enfants ; elle vit la vie à pleine dents et s'adapte à son temps sans compter les minutes. Tel un caméléon, elle se déguise en fonction de son environnement ; elle devient louve face aux ours ; agneau quand le pâturage devient sécure et vert.

La femme d'aujourd'hui ne se laisse plus dire par la société quand le moment de vivre, d'enfanter ou de se taire doit arriver. Elle rit au nez de la biologie et de son horloge, elle mène les religions bien que ces dernières soient désormais interdites. Elle va et choisit comment, quand et avec qui vivre, enfanter et mourir plutôt que d'attendre gentiment qu'on lui tende le manuel d'instruction. Elle est tout sauf gentille. 

Tendre, douce, généreuse et d'une sensibilité unique peuvent certainement la définir, mais gentille, non. Le genre féminin a cessé d'être gentil lorsqu'il a enfin compris la leçon de la chienne : dans le chao du monde mes filles, réinventez votre propre définition avant que le monde ne vous en fabrique encore une qui ne vous va pas.

Sarah pose une main sur l'épaule de sa mère.

« On a mis la table, » lui dit-elle avec un tendre sourire.

« Parfait, on peut manger ! » affirme Nina alors qu'elle se retourne pour attraper le gant posé sur le comptoir.

Toutes les femmes d'aujourd'hui ne sont malheureusement pas comme la femme d'aujourd'hui. Sa fille par exemple, une personne qui emploie sa force et son talent pour le profit des hommes avares et non pour défendre les causes auxquelles elle croit ; une sœur tant dévouée à son frère qu'elle choisit de le suivre jusque dans sa décente aux enfers. 

La mère se sent un peu coupable de ça d'ailleurs, car elle aurait dû les encourager plus jeune à être plus indépendant l'un de l'autre. Ils ont toujours trainé ensemble depuis leur plus tendre enfance. 

La femme d'aujourd'hui accepte sa part de responsabilité dans chaque chapitre du livre de sa vie. Elle a confiance que la chienne accomplira son travail quand Sarah sera prête. En attendant, c'est sur elle que la chienne s'acharne depuis trois ans, bien que là aussi, elle a confiance que la chienne sait exactement ce qu'elle fait.