Chapitre 5 partie 1
Plus K parle et plus je sens la bile me monter aux lèvres. Je ne l'écoute que d'une oreille, et à la place, j'essaye d'appréhender l'environnement dans lequel je me trouve sans vraiment croire à ce que je viens de réaliser. Mais il le faut bien.
La propriété dans laquelle nous nous trouvons est un corps de ferme. Ceux que je prenais pour de simples esclaves n'en finissent pas de sortir de la grange sur ma droite. Ils attendent patiemment qu'on remplisse leur écuelle et vont ensuite s'asseoir à bonne distance les uns des autres, le long du bâtiment à ma gauche, à même le sol. Personne ne parle. Tout le monde mange. Sauf B, qui me fixe quelques secondes et se reprend lorsqu'un des homme armés s'approche d'elle pour la rappeler à l'ordre.
À la lueur antipathique que j'ai perçue dans son regard, je sais qu'elle m'a reconnue.
Pour elle j'étais C. Pour la Reine, j'étais Æreva. Maintenant, je ne suis personne.
Quand K termine son discours, mes pieds et mes mains sont engourdis par le froid. Je remarque que je tiens mes bras seulement lorsqu'on m'oblige à bouger pour nous conduire à notre tour vers la table devant nous. Même si on doit se contenter de bouillie à l'avoine froide, au moins, on est nourris.
Suivant l'exemple des autres, je garde le silence et vais m'asseoir par terre. Ma joue pique encore du coup que j'ai reçu à mon arrivée, alors je serre les dents. Je ne tiens pas à en recevoir un autre, mais ça ne veut pas dire que je compte me tenir tranquille indéfiniment. Je profite donc de ce moment de latence pour remplir mon estomac et faire un point sur ma situation.
Alors que je souhaitais vivre comme une ferraillé, on m'annonce que je suis en réalité la fille héritière de la Reine Ærona et que dans cinq semaines, elle annoncera à la ville entière que je suis son héritière, que je le veuille ou non. C'est pourquoi elle m'a transféré dans un endroit sûr pour être éduquée avant de faire mon grand retour. Seulement, en chemin, on a tenté de me tuer.
Visiblement, quelqu'un a dû se rendre compte de qui j'étais, sinon, je n'en serais pas là aujourd'hui.
Je soupire en pensant que je ne sais pas ce que j'ai le plus de mal à croire : être l'héritière du trône de Kern, ou que ma vie ait pu changer à ce point en si peu de temps ?
Je secoue la tête pour en revenir à mon problème.
Qui a bien pu percer le secret de mon identité, alors que j'ignorais tout moi-même ?Et comment ?
Me stoppant dans ma réflexion, je pose mon écuelle vide et jette un coup d'œil à mes mains. Dans ma paume gauche, les trois petites tâches noires étirées par les boursouflures me sautent aux yeux et je referme mon poing.
La marque des Reines.
Bon, je viens de répondre au « comment ». Mais même si peu de personnes ont vu cette marque sur moi, encore moins savent à quoi elle fait référence.
Je revois alors Daniel rabrouer l'homme qui nous a fait entrer à l'auberge du Cheval Blanc parce qu'il posait trop de questions et je ne sais pas ce qui me choque le plus : de me dire que c'est certainement cet homme quia alerté mes ennemis, ou de comprendre que Daniel connaissait mon identité sans m'avoir jamais rien dit ?
Je me mors les joues pour ne pas éclater de rire de dépit tandis qu'un torrent de nouvelles questions inonde mon esprit. Dans quel monde j'ai vécu jusque-là ? Qui est vraiment Daniel pour connaître ce secret ? Qui sont mes ennemis ?
Cependant je n'ai pas le loisir de m'y consacrer. Le repas est terminé, et les hommes armés nous ordonnent de nous lever.
Quoi qu'il en soit, pour le moment, ce village est ma nouvelle réalité, et les règles sont simples. Il faut garder ses distances les uns avec les autres. Si on est pris à discuter ou sympathiser, c'est la privation de nourriture pendant vingt-quatre heures. On manque de respect à l'un des mâtons, ou on refuse d'obtempérer à une consigne ? C'est encore la privation, et on doit en plus accomplir le double des tâches journalières. La récidive et c'est le fouet.
Quelles perspectives d'épanouissement extraordinaires !
Pour le moment, nous sommes répartis en plusieurs groupes :
– Toi, toi, toi, toi et toi ! Appelle K en désignant cinq personnes devant lui. Vous allez dans ce bâtiment et demandez à voir la Matrone. Elle vous dira quoi faire.
Les désignées, trois jeunes filles et deux garçons, opinent du chef et s'en vont, la tête basse. Puis K continue les répartitions : le groupe suivant, six hommes de tous âges mais bien bâtis, sont envoyés auprès d'un certain Happa pour s'occuper de l'approvisionnement en bois. Ne restent plus qu'un homme d'âge bien trop mûr pour se retrouver dans ce genre d'endroit, une fillette, et moi.
– Quant à vous, je vous laisse entre les mains de Utor.
Puis, sans un regard en arrière, il s'en va. J'ose un regard au vieil homme qui rompt le contact au moment où l'homme qui m'a frappé se présente devant nous.
Je serre les dents et les poings et tente de me redresser du mieux que je peux. Je ne vais pas lui laisser croire qu'il m'impressionne.
– Eh bien, la balafrée. Tu disais que tu étais une ferraillé ? J'ai un travail tout trouvé pour toi à l'atelier ! Si ce que tu dis est vrai, ça ne devrait pas trop changer tes habitudes ! Allez, on y va !
Joignant le geste à la parole, il s'avance vers nous, et nous attache les uns aux autres avec une chaîne, rendant toute tentative d'évasion impossible. De toute façon, vu l'état dans lequel je suis, je ne serais pas allée bien loin. J'ai encore du mal à tenir sur mes pieds gelés.
Mais ça n'empêche pas cet Utor de nous faire avancer d'un pas rapide. Il nous fait sortir de la propriété par l'endroit d'où nous sommes arrivés, et nous fait traverser le village. À peu de choses près, nous prenons le chemin inverse, et j'essaye de mémoriser l'itinéraire quand je ne suis pas occupée à surveiller où je marche : à la sortir à gauche jusqu'au bout de la rue, puis à droite. À la fourche à gauche jusqu'à la grand route. Mais, au lieu de prendre tout droit, dans la direction du lieu de recueillement, nous prenons à gauche jusqu'à une grange de bonne taille d'où s'échappent des bruits sourds du métal frappé contre le métal. L'odeur du fer ne trompe pas : cet endroit abrite une forge.
Notre geôlier ouvre la porte de ce qu'il a appelé l'atelier, et je prends toute la mesure de ce nom quand je vois l'activité qui règne à l'intérieur. Il ne s'agit pas que d'une forge : il y a aussi une fonderie et ce qui ressemble à une manufacture.
– Mais qu'est-ce que c'est ? demandé-je, incrédule.
Utor saisit alors l'un de ces longs objets fait de bois et de métal et l'exhibe fièrement.
– Ça, c'est l'avenir de Kern. On l'appelle mosca.
– Mais à quoi est-ce que ça sert ? demande le vieil homme.
– Je vais vous montrer.
Utor sort alors un sachet de sa poche. Il l'ouvre et déverse son contenu dans le tube de métal de l'appareil. Il prend une tige métallique et tasse ce que le sachet contenait au fond. Puis il y met une bille et répète l'opération. Il active alors un mécanisme, cale ensuite l'objet contre son épaule, aligne le tube avec son œil et le pointe vers le vieil homme.
En un instant, mes sens sont en alerte. Mes muscles se tendent, mais je n'ai le temps de rien faire quand une puissante détonation retentit.
L'homme s'écroule à mes côtés, une tâche pourpre souillant ses guenilles au niveau de son cœur.
La fillette pousse un cri strident à mes côtés, et Utor pointe l'arme vers elle. Je me précipite pour la protéger de mon corps et toise le monstre qui nous fait face.
– Écarte-toi, la balafrée ! grogne-t-il.
Je ne dis rien, mais ne bouge pas d'un pouce. Je n'avais peut-être plus d'énergie il y a un instant, mais maintenant, la colère me donne des ailes.
– Tu l'auras voulu.
Il s'avance alors et me frappe si violemment avec l'arme que je tombe à la renverse, entraînant la fillette dans ma chute.
J'essaye de me relever, mais un voile noir tombe sur mes yeux.
Je sombre.
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