Chapitre 5
— Nous sommes issus du mélange de deux espèces. Deux races différentes qui avaient peuplé la Terre bien avant nous, avec leur apparence pour unique point commun. Comme vous et moi, ils se tenaient debout et possédaient deux jambes, deux bras, une tête, un tronc. Un corps identique au vôtre ou à celui de votre voisine. La différence entre les deux races ne se trouvait pas là. Il fallait chercher plus loin dans leurs êtres pour la déceler. Les plus anciens avaient jadis cohabité avec les Dragons. Ils les avaient côtoyés dans une paix tendue, parsemée de batailles pour que la destruction ne s'abatte pas sur la Terre à cause des monstres. Ce peuple noble et puissant vivait en harmonie avec la nature. D'elle, il tirait son pouvoir, ce pouvoir qui coule encore dans nos veines. Comme nous aujourd'hui, ils s'en servaient pour affronter le mal que représentent les Dragons. Ils étaient des combattants redoutables, mais leurs dirigeants croyaient en la justice. Nuada, le plus sage de tous, recevait les conseils précieux d'Ogme et de Morrigan, tous deux des guerriers, comme lui. Ogme avait pour spécialité la magie de combat.
Les yeux de Maîtresse Alastriona brillèrent un instant, se posant sur le visage de chacune d'entre nous. Elle leva la main à la hauteur de ses pupilles, plia élégamment le poignet et, entre ses doigts tournés vers nous, au creux de sa paume, naquit une lame d'un vert émeraude, comme si l'arme tout entière avait été ciselée dans la pierre précieuse. Elle accrocha la lumière qui éclairait notre salle de classe et siffla dans l'air un chant mélodieux avant de disparaître comme elle était venue.
— Ogme nous a légué nos sortilèges. Mais aussi la stratégie, l'intelligence. S'il en avait la possibilité, Ogme préférait vaincre ses ennemis par la parole. Il savait si bien utiliser les mots que souvent ses adversaires souvent se détournaient du champ de bataille, en se demandant pourquoi ils avaient eu l'idée d'une guerre. Bien évidemment, ça ne marchait pas vraiment avec les Dragons.
Elle ponctua sa phrase d'un sourire entendu.
— Morrigan, quant à elle, s'occupait d'entraîner les guerriers. Elle était une farouche combattante, même si on ne la voyait que rarement se battre et croiser le fer. Elle n'en était pas pour autant laissée à l'éducation des enfants et aux tâches ménagères. Non. Fidèle conseillère de Nuada, elle choisissait les meilleurs parmi ses élèves pour qu'ils combattent aux côtés de leur roi. Son rôle se rapproche donc de celui de nos Prêtresses qui, aujourd'hui, désignent l'Élue, la plus talentueuse des nôtres, la plus à même de nous diriger. Les écrits rapportent pourtant que les Prêtresses ne sont pas seulement issues de la lignée de Morrigan. Elles sont le fruit de l'union des descendants de Morrigan avec un autre grand guerrier, roi lui aussi, régnant sur l'Autre-Monde : Manannan Mac Lir. Mais également avec des créatures plus rares, liées à ce royaume dont elles sont les messagères, prédisant quand la mort allait frapper : les banshees. Ce mélange hétéroclite, d'après les ouvrages les plus anciens, donnerait encore naissance à nos Prêtresses. Malheureusement, peu d'entre elles vivent encore et rares sont celles qui voient le jour. Les naissances sont même si rares qu'il n'y en a pas forcément à chaque génération.
Maîtresse Alastriona se tut. Je laissai dériver mon regard vers Cara. Elle écoutait attentivement, prenant des notes ici et là. Je grignotai l'extrémité de mon crayon. Elle leva les yeux vers moi et fronça les sourcils.
— Qu'y a-t-il ? chuchota-t-elle.
— Non, rien. Rien du tout.
— Écoute un peu alors, c'est important.
Je hochai la tête et reportai mon attention sur l'institutrice. Elle avait raison, j'avais tendance à être distraite. Même si j'adorais les cours d'histoire, car ils me rappelaient les contes que Maman me racontait avant de dormir, je perdais parfois le fil.
Calant mon menton dans ma paume, le crayon se balançant entre mes lèvres, je m'efforçai de me concentrer. Cara extirpait les informations du discours de notre professeure pour en noircir ses feuilles, alors que les miennes ne comportaient que des gribouillages. J'allais devoir lui demander ses notes, encore une fois. En espérant que Nola ne les lui emprunte pas avant moi, tout aussi peu concentrée qu'elle paraissait.
— Elles sont pourtant bien plus importantes que chacune d'entre vous. Elles détiennent le savoir, les connaissances anciennes, mais aussi l'avenir. Elles prédisent les prochaines attaques de Dragons et, comme ces Banshees dont elles ont hérité les pouvoirs, elles avertissent de la mort des nôtres. Elles vous ont choisies parmi d'autres fillettes pour votre aptitude à combattre, à défendre les nôtres de la menace que représentent ces monstres reptiliens, telle Morrigan longtemps avant elles. Manannan leur confère quant à lui une longévité plus importante que celle des autres Guerrières, pour préserver et transmettre le savoir dans les générations à venir.
Détachant le crayon d'entre mes dents, je le levai bien haut avec le restant de ma main, tout en glissant mon pied sous mes fesses pour replier ma jambe sous moi. Posture pour le moins inconfortable, mais ça faisait plusieurs heures que j'étais assise dans la même position.
Le regard de l'enseignante me trouva, et un sourire étira ses lèvres rosées. Elle était très jolie, avec ses cheveux coupés courts. Elle avait presque l'air mutine, comme un lutin, ou une fée. Ses yeux vifs scintillaient, elle était satisfaite que son cours ait soulevé l'intérêt d'une de ses élèves amorphes.
— Oui, Sélène ? Tu as une question ?
— Oui : comment reconnaît-on une future Prêtresse ? Vous avez dit que les... anciennes Prêtresses désignaient les futures Guerrières... Mais qui les désigne, elles ? Comment sait-on que l'une d'entre nous est plutôt dédiée à devenir Prêtresse que Guerrière ?
Elle sourit, comme si elle était heureuse que je pose la question. Ses iris d'une couleur noisette aux éclats d'or se promenèrent sur la salle de classe un instant, savourant le silence, préparant soigneusement ses mots avant de répondre.
— Les nouvelles jeunes Prêtresses sont rares, comme je l'ai dit plus tôt. Pourtant, à mesure que votre apprentissage avancera, il se peut que l'une d'entre vous – peut-être plusieurs, je l'espère ! – se détache des autres. Elle se différenciera de vous d'abord dans sa quête avide de savoir et de connaissances. Mais aussi plus tard encore, par des prédictions qui s'avéreront justes et exactes. Parfois également par son désintérêt de l'instant présent. Certaines disent que Morrigan ou Manannan entre en contact avec elles. D'autres, que le présent se mélange au passé et à l'avenir pendant quelques secondes, comme si la frontière entre les trois s'amenuisait. Cela répond-il à ta question, Sélène ?
Je hochai la tête et gribouillai quelques mots sur ma feuille avant de relever les yeux vers elle.
— Oui, merci, Maîtresse Alastriona.
Elle sourit de nouveau, puis repartit dans le reste de son cours, notre histoire. Je coulai un regard en coin à Cara qui buvait toujours ses paroles. Un peu plus loin, Nola lui jeta aussi un coup d'œil et nos regards se croisèrent.
Maîtresse Alastriona continua de parler de nos ancêtres, ce peuple qui ne survivait qu'à travers nous depuis plus de quatre mille ans. Je me remis à mâchouiller mon crayon, me demandant si Morrigan et Manannan vivaient encore si longtemps après qu'ils avaient bâti le monde tel que nous le connaissons.
En vérité, ce n'était pas vraiment le même, nous expliquait Alastriona. Il avait été détruit plusieurs fois au cours des siècles. Le monde même que ces créatures humanoïdes, appelées Sidhes ou encore Tuatha Dé Danann, avaient créé s'était effondré quand les Hommes étaient apparus et avaient découvert le fer froid. Le métal en question s'était avéré mortel pour les Sidhes, un terrible poison qui avait affaibli la majeure partie de leur population. Cette défaite s'était aussi ressentie chez les autres peuples magiques, les poussant à fuir loin du Nouveau Monde créé par les Hommes, dans cet Autre-Monde gardé par Manannan Mac Lir, bannis d'une terre qu'ils avaient fait prospérer.
Je mordillai ma lèvre inférieure en l'écoutant, à nouveau captivée. Je me sentais en colère contre ce peuple barbare qui en avait anéanti un autre plus beau et plus respectueux que le sien, juste parce qu'il le pouvait. Mon crayon tapotait ma feuille, s'abaissant et se relevant avec un rythme frénétique. Finalement, Cara posa sa paume dessus, sans même lever les yeux de son carnet sur lequel elle écrivait toujours.
La voix de Maîtresse Alastriona récupéra ma concentration. Elle ferma le livre qui trônait sur son bureau, joignit ses mains devant elle et nous salua en s'inclinant légèrement en avant.
— Bien. Merci de votre attention. La prochaine fois, nous verrons donc l'histoire des Hommes. Elle est plus courte que celle des Sidhes, mais tout aussi importante pour comprendre notre époque. Si des questions vous viennent sur le peuple de Dana, je serais néanmoins ravie d'y répondre avant de commencer la suite dans quelques jours ! Alors, n'hésitez pas à revoir vos notes et à poser toutes les questions qui pourront vous passer par la tête. Aucune question n'est stupide. La seule stupidité est de rester dans l'ignorance, souvenez-vous-en. Je vous verrai lors de notre prochain cours.
Toutes ensemble, alors que nous remballions nos carnets et crayons, nous lui dîmes au revoir avant de nous lever et de quitter la salle de classe dans un fouillis turbulent.
Perchée sur mon lit, les jambes battant dans le vide, j'observai Cara rentrer dans le dortoir et farfouiller dans sa malle pour en sortir ses affaires pour les cours de l'après-midi. Magie et combat. Je préférais la seconde partie, à vrai dire. Malgré mon apparente réussite quelques jours plus tôt, je n'avais pas obtenu beaucoup de résultats concluants lors de mes tentatives ultérieures. L'objet avait trembloté sur lui-même, rien de plus.
Les mains agrippées au rebord de mon lit, je me penchai en avant, et mes cheveux blonds formèrent un rideau autour de ma tête. Cara avait étalé ses notes sur sa couverture et les triait avec application. Quand je voyais l'intérieur de ma malle... Il lui aurait sûrement donné la nausée et le besoin compulsif de tout ranger. Elle déplaça une feuille sur un des tas qu'elle avait formés. Sa voix s'éleva sans qu'elle se retourne pour me regarder.
— Arrête de faire le pitre, Sélène.
J'esquissai une moue déçue et exagérée qu'elle ne pouvait pas intercepter dans sa position. Je repliai mes jambes, calai mes pieds entre les planches entourant mon lit, comptant sur les muscles de mes cuisses et de mon ventre pour ne pas me casser la figure et lâchai mes mains qui allèrent frôler le sol derrière mon amie.
— Pourquoi tu es toujours aussi sérieuse ? Tu devrais venir t'amuser dehors avec moi de temps en temps. Tu verras, c'est vraiment sympa !
— Mmh, commenta-t-elle du bout des lèvres.
Je poussai sur mes pieds et les fis passer par-dessus moi pour qu'ils aillent se poser au sol. L'agilité et le combat, ce n'étaient pas mes points faibles. La magie et la distraction, peut-être davantage. Je me rapprochai de Cara et glissai la tête sous mon lit pour la forcer à me regarder, me dandinant lentement d'un pied sur l'autre.
— Allez quoi ! Ça te ferait du bien, un peu d'air frais !
— Peut-être plus tard. Pour l'instant, il faut qu'on aille manger avant les cours de cet après-midi.
Je poussai un soupir et mes épaules s'affaissèrent. Je m'assis sur son lit. Les autres filles s'agitaient aussi, rangeant leurs affaires avant d'aller prendre leur déjeuner. Deviner d'où chacune venait se faisait de plus en plus ardu, à présent. Certains groupes s'étaient formés. Des petits clans, selon les origines ou les affinités de caractère. Seules Cara et moi semblions à l'écart. Et peut-être Nola qui papillonnait de groupe en groupe sans jamais s'y fixer. Il me semblait qu'elle accompagnait souvent Cara quand je ne me trouvais pas avec elle.
Je me mis à grignoter distraitement la peau au coin de l'ongle de mon pouce. Cara me donna une tape sur la main avec un petit sifflement réprobateur. Je levai les yeux au plafond.
— Arrête, on dirait ma mère !
Je lui tirai la langue et elle me bouscula pour que j'enlève mes fesses de son matelas.
— Pousse-toi, tu t'assois sur mes feuilles !
Je me mis à rire alors que je finissais le postérieur au sol. Bientôt, mon hilarité la gagna, et elle me lança le carnet qu'elle tenait entre les mains à la figure. Je levai le bras pour me protéger le visage et le cahier dégringola ouvert sur mes genoux. Je repoussai une mèche tombée devant mes yeux et scrutai l'écriture délicate de Cara. De nouveau, mon pouce trouva le chemin de mes dents.
— Il était sympa, ce cours sur les Prêtresses, non ?
— Les Tuatha Dé Danann, tu veux dire ?
— Oui, enfin, tout ça, quoi ! À mon avis, il y aura au moins une nouvelle Prêtresse dans cette génération.
Cara glissa la main dans ses cheveux mi-longs. Je ne parvenais toujours pas à me décider sur leur couleur : blonds ou roux. Elle tourna la tête vers moi, le visage sérieux, bien que vaguement inquiet. Plein de questions. Je n'avais jamais encore vu ce mélange d'émotions sur ses traits. Je refermai son carnet et le lui tendis. Elle mit un moment avant de le reprendre.
— Tu crois ?
— J'en suis persuadée.
Je hochai la tête et me relevai. Je glissai mon bras autour de ses épaules. On aurait dit qu'elle avait besoin d'un câlin. Je lui tapotai le dos, un peu maladroite. Je n'étais pas douée pour réconforter les gens. Ce n'était pas mon boulot. Maman, elle, était douée pour ça. Pour faire oublier les soucis. Pas moi. Au contraire, généralement, j'en créais plus que mon compte.
— Tu verras, ça va aller. Allons manger maintenant !
Je lui décochai un sourire goguenard et traversai le dortoir à grandes enjambées pour rejoindre le réfectoire.
Quand Cara arriva, j'avais déjà entre les mains un pain fourré avec des légumes croquants à souhait et une sauce crémeuse qui coulait entre mes doigts. Je levai à peine les yeux de mon repas lorsqu'elle s'assit à côté de moi avec son plateau. Le même plat trônait dessus, mais j'avais l'impression qu'elle avait mis moins de garniture que moi. J'avalai ma bouchée et lui donnai un coup de hanche, glissant sur le banc bien laqué.
— T'as mis que ça dedans ? C'est juste trop bon ! C'est un sacrilège d'en manger aussi peu.
Elle me sourit et entreprit de mordre dans son pain. Bon, O.K., j'étais devenue une véritable goinfre depuis que je vivais à l'Académie. Ici, je n'avais pas besoin de compter les courgettes qu'il restait avant la prochaine récolte, ce que je faisais avant avec Maman. Je me sentis pour le coup un peu coupable d'engloutir autant de nourriture, alors que c'était précisément la raison pour laquelle je devais me rationner auparavant : une partie des moissons des villages partait pour l'Académie. Cela ne contribuait en rien à apaiser les tensions entre la population et les Guerrières, mais maintenant que je pouvais manger à ma faim...
Je reposai mon pain aux légumes, léchai mes phalanges maculées de sauce pour prendre mon verre et avaler une gorgée d'eau. Une main toujours autour de son repas, Cara planta un doigt entre mes côtes et je bondis sur le côté pour éviter les chatouilles.
— Et toi, si tu manges autant, tu vas être toute ballonnée. Tu sais bien que ce n'est pas l'idéal pour faire de la magie !
— Il me faut des forces, comprends-tu !
Je lui montrai mes biceps maigrichons avec cette allure fière que Ciarán avait eue quand il fanfaronnait près de la cuvette. Elle éclata de rire et je la suivis, bien qu'un pincement au cœur me surprenne à la pensée de mon ancien ami. Allais-je le revoir un jour ? Je pourrais essayer. Je n'avais qu'à sortir par la trappe et à retrouver le chemin de Bourig Loch.
Là se situait mon plus gros problème : retrouver le village. Je n'avais pas vraiment fait attention aux directions que Maman avait prises pour m'amener jusqu'ici. Je serais bien incapable d'effectuer le trajet inverse dans les vastes prairies qui s'étalaient en surface, au-dessus de l'Académie.
Cara dut percevoir un changement dans mon attitude, car elle reprit son air sérieux et habituel.
— Tout va bien ?
— Mmh.
Elle m'observa encore un instant avant de se remettre à manger. Ça ne faisait que quelques mois qu'on se connaissait, mais elle commençait à savoir quand il ne servait à rien de continuer à me questionner. Avais-je raison et deviendrait-elle Prêtresse ? Sa perspicacité était-elle un signe supplémentaire ? Plusieurs bouchées plus tard, nous avions fini notre repas, débarrassé nos plateaux et pris le chemin de la salle d'entraînement pour notre cours de magie.
J'essayais de penser à ce que Maman m'avait dit : je n'avais pas besoin de recourir à la magie autour de moi. Je pouvais juste me servir de celle campée en moi. Utiliser celle de la nature comme soutien, et non comme source. Ne pas y penser. Il suffisait que je n'y pense pas. C'était naturel. Ça viendrait tout seul. Pourtant, ça ne venait pas.
Nous en étions à peaufiner notre télékinésie. Du moins, les autres la peaufinaient. J'essayais toujours de trouver la magie à l'intérieur de moi. Ça ne semblait pas bien compliqué de déplacer un objet grâce à elle. Ne pas penser. Comment ne pas penser ? Maman ne me l'avait pas expliqué, ça ! Néanmoins, c'était quand je n'y avais pas songé que le galet était venu à moi. J'en arrivais à douter que ce fût vraiment moi qui l'avais fait bouger. Il n'y avait eu personne d'autre autour cette nuit-là toutefois.
Je m'étais installée à l'écart des novices, assise en tailleur, les mains détendues sur les genoux, les yeux fermés. Je remuai un peu, redressant mon dos qui s'était courbé, et inspirai profondément. Je ne cherchai pas à atteindre l'énergie magique en moi. Je m'efforçai juste de faire le vide dans mon esprit. Le brouhaha ambiant de la salle n'aidait pas spécialement.
Je fronçai les sourcils et poussai un soupir avant d'essayer encore. Je focalisai mes pensées sur le tourbillon de rouge et de noir derrière mes paupières closes. Cette ondulation abstraite issue du propre mouvement de mes yeux et de la lumière de l'autre côté. Je me concentrai sur l'air qui entrait et sortait de mon nez. Sur les fourmillements qui envahissaient le bout de mes doigts. Une longue expiration par la bouche. Le calme s'installait peu à peu. Les bruits ne me distrayaient plus autant. Presque naturellement, l'énergie magique au creux de mon ventre apparut. Elle brillait d'une lumière pâle et délicate, entre l'argenté et le nacré. Un sourire étira mes lèvres. Et un objet me percuta entre les omoplates, me poussant en avant.
J'ouvris les yeux brusquement, le souffle court. Je me retournai pour chercher la source du dérangement et aperçus sans étonnement Deirdre. Un rictus mauvais déformait ses traits.
— Je croyais que tu dormais, désolée.
Et mes fesses, c'était du brocoli aussi ! Je lui jetai un regard furibond avant de me lever. Je m'éloignai des autres, de Maîtresse Brianna. Je pouvais la sentir darder ses prunelles voilées sur mon dos, mais je ne m'arrêtai pas.
— Sélène ! Qu'est-ce que tu fais ?! Le cours n'est pas encore fini, reviens ici !
Je me figeai et me retournai vers elle, furieuse.
— Je n'y arrive pas ! Laissez-moi tranquille !
Je tournai à nouveau les talons et me dirigeai vers les instruments qui servaient à notre entraînement physique. D'un mouvement leste et gracieux, je bondis sur une poutre qui avait l'air épaisse jusqu'au moment où l'on se mettait debout dessus. L'effort me permettrait de me défouler, à défaut de le faire sur l'autre fille. Elle l'avait fait exprès, je n'en doutais pas une seule seconde. D'une manière ou d'une autre, elle avait dû deviner que je n'étais pas loin d'y arriver et elle m'avait balancé je ne sais quoi juste pour me faire perdre ma concentration.
Je dépliai et repliai mes doigts pour les assouplir et les empêcher de former encore des poings. Les phalanges tendues vers le plafond, je poussai sur mes jambes pour faire une roue sur la poutre étroite et retomber, souplement, à l'autre bout. Je me retournai, ne sachant vers quel instrument me diriger ensuite, quand un poing fonça vers mon visage, diminuant mon champ de vision. Je me jetai en arrière, et mon dos percuta la poutre, me tirant une grimace de douleur.
Je dus éviter un nouveau coup, alors que je n'avais même pas eu le temps d'identifier mon assaillante. J'en bloquai un autre et pivotai sur moi-même pour envoyer mon pied dans la direction d'où venait l'attaque. Manque de chance, elle s'en empara et tira dessus, si bien que je m'écrasai au sol. L'air fut brutalement expulsé de mes poumons, et le choc remonta jusque dans mes épaules même si j'avais réussi à amortir un peu la chute avec mes mains.
Je relevai la tête, repoussant les mèches blondes qui étaient tombées devant mon visage. En face de moi se tenait Maitilde. Bon sang, mais qu'est-ce qui lui arrivait ?! Un Dragon lui avait mordu le derrière, ou quoi ?! Je dégageai mon pied d'une ruade et me relevai souplement, mettant par la même occasion plusieurs pas entre nous. Elle ne me laissa pas une seconde de répit avant de se jeter à nouveau sur moi. Mes pieds touchaient à peine le sol, tandis que j'esquivais la plupart de ses attaques et en encaissais d'autres.
Dépliant mon coude, je finis par réussir à lui donner un coup à l'oreille, ce qui la fit reculer d'un pas. Elle allait revenir sur moi, mais je m'éloignai d'elle précipitamment. Elle s'arrêta et me fixa sans dire un mot, son visage aussi muet que son mutisme.
— C'est pas bientôt fini, à la fin ? Zut, laissez-moi tranquille !
Ma voix résonna dans le gymnase et je me rendis compte que le silence avait dû se faire dès que Maitilde avait commencé à m'attaquer. J'étais à bout de souffle, ma garde toujours en place. L'Élue fondit à nouveau sur moi sous le regard des autres Guerrières.
— Mais merde, à la fin ! hurlai-je en repoussant une de ses attaques.
Pourtant, mon blocage ne fut pas ce qui lui fit le plus mal. Non. C'était la poutre qui avait émis un grincement strident en raclant le sol pour frapper sa hanche, l'envoyant à terre. Je la regardai avec de grands yeux ébahis, et mes poings s'abaissèrent lentement. J'avais le goût de mon propre sang dans la bouche, les muscles douloureux d'avoir encaissé des coups. Un genou à terre, l'autre jambe tendue, Maitilde releva la tête. Derrière ses mèches sombres, un hématome commençait à prendre forme sous sa tempe. Mais elle souriait, satisfaite.
— Eh bien, c'est pas trop tôt !
Elle se redressa en prenant appui sur l'objet qui venait de l'envoyer au sol et se massa le flanc. Elle esquissa une grimace sous son sourire avant de se mettre à rire.
— On dirait que tu as juste besoin d'un déclencheur un peu plus instinctif qu'un cours de magie.
Je restai interdite encore un instant avant de me mettre à rire moi aussi. Pas parce que c'était drôle. Juste parce que la tension retombait aussi vite qu'elle était montée.
Je me hissais sur mon lit quand la voix de Cara s'éleva de l'obscurité en dessous.
— Je savais que tu réussirais.
J'allongeai mes jambes douloureuses sous la couette et contemplai le plafond. La douche brûlante avait quelque peu apaisé les courbatures, mais ce serait sûrement encore pire demain. Je restai un moment silencieuse avant de répondre à mon amie. Le dortoir était empli de murmures.
— Je ne sais toujours pas comment j'ai fait.
Presque malgré moi, ma voix était teintée d'un soupçon d'amertume. Mes doigts se crispèrent sur le bord de la couverture. Je me tournai sur le côté et ramenai mes genoux contre moi, malgré la douleur que cette position irradiait dans mon dos.
— Maitilde a eu raison de réagir comme elle l'a fait, dit-elle.
— Je sais.
— C'est quand on est poussé dans nos retranchements que le meilleur ressort.
— Le pire aussi.
— Tu as raison. Je crois que tout le monde a été surpris d'entendre crier « merde » dans tout le gymnase.
Son ton était amusé. Un sourire étira légèrement mes lèvres dans l'obscurité. Je fermai les yeux, espérant que la fatigue serait plus forte que la douleur.
— Bonne nuit, Cara.
— Bonne nuit, Sélène.
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