Chapitre 36. Longue vie à nous
Chapitre 36. Longue vie à nous
Essaim
Je pose le muffin sur le bitume. Ses mains givrées le saisissent et son visage défiguré par la pauvreté laisse place à un large sourire.
« Vous êtes b'in bon jeune homme ! Si tous ces gens pouvaient être comme vous... »
Je lui lance un sourire triste avant de me fondre dans la foule. La pression dominant mon cœur, je suis arrivé à l'adresse envoyé par Eythan avec 20 minutes d'avance. J'ai évidemment profité de ce temps pour venir en aide à un démuni.
C'est dingue comment leurs histoires sont si ressemblantes et différentes à la fois. Dire que certains les réduisent à trois petites lettres... Je n'ai de colère contre personne, ils doivent simplement faire comme on le leur a appris.
Malgré tout, cacher autant de souffrance sous le mot sdf me brise le cœur. Pour l'instant je ne peux que leur prêter de la nourriture et une oreille attentive. Lorsque j'habiterai sous mon propre toit, je le partagerai avec autant de sans-abris possible. Mon bracelet jaune symbolise cette promesse.
Bon, il est moins cinq, je devrais aller me présenter à Maxime. Mes pas me mènent à l'endroit prévu dans le temps imparti. Grâce à la photo envoyé par Eythan, je reconnais vite son frère. Il attend sur le palier d'une porte, l'air nerveux.
« C'est toi Essaim ? Cool, on va pouvoir commencer la réunion.
Il ouvre la porte devant moi. Il s'engage dans le bâtiment tandis que je le suis avec timidité. J'avoue que mon cœur bat de plus en plus fort.
– Tout le monde est déjà arrivé ?!
Il commence à gravir les marches d'un escalier. Je l'imite en restant à quelques mètres de lui pour ne pas empiéter sur son espace vital.
– Euh ouais... Ça fait vingt minutes qu'on est là. Mais personne t'en veut, c'est nous qui avions trop la pression pour ne pas arriver en avance.
Il me jette un regard par-dessus son épaule. Un large sourire me fend le visage.
– Moi aussi j'avais 20 minutes d'avance ! Mais j'avais peur de vous gêner en arrivant trop tôt, alors j'suis allé me balader.
Un rire éclatant vient illuminer les dernières marches.
– Apparemment c'est une journée stressante pour tout le monde. À vrai dire, ils savent absolument pas qui est la nouvelle recrue et ils ont peur de la mettre mal à l'aise. Depuis qu'on est sous tous les projecteurs, on doit faire attention à notre réputation. En plus c'est le premier projet fondé sur la Jeunesse, on a peur de se comporter contre les valeurs de notre mouvement. Et si tu rajoutes que c'est notre première réunion depuis qu'Akaji existe vraiment...
– Je vois, je voudrais pas être à votre place ! Enfin, même si c'est que je vais faire... »
Il abaisse la poignée d'une porte et m'indique de passer devant lui. Je tombe nez à nez avec une foule de jeunes adultes organisés autour d'une table.
« Les amis, je vous présente Essaim. Essaim, assieds-toi où tu veux. »
Je prends la première chaise qui passe sous ma main tremblante et pose mes fesses dessus. Cinq paires d'yeux se sont mis à me scruter. Ils ont tous l'air d'avoir la vingtaine, exception faite de ce papy en costume.
La plupart sont circonspects à mon égard. Seul un homme, Thomas si j'en crois le papier posté devant lui, me sourit d'un air confiant.
« Quand Eythan disait qu'il avait trouvé un responsable du bonheur pour pas qu'on soit constamment sous pression, je m'attendais pas à ce qu'il nous envoie un de ses potes, pense Anna tout haut.
Je sais que ce n'est pas méchant donc je ne le prends pas mal. J'imagine que séparer sa vie professionnelle de sa vie personnelle a ses avantages.
– T'as des connaissances en psychologie Essaim ?
La question de... Marie est légitime, d'autant plus que je ne perçois aucun ressenti dans son regard.
– Eh bien... À vrai dire Eythan ne m'en a pas du tout parlé comme ça. Il disait que je pouvais vous préparer des gâteaux ou des jeux, m'occuper de vos problèmes externes pour que vous puissiez bosser tranquillement.
La plupart des visages se détendent. Je ne compte pas m'imposer, je suis seulement là pour aider. Je devrais le rajouter d'ailleurs. Ma bouche s'entrouvre tandis qu'une voix s'élève :
– J'espère que tu rigoles Maxime ! On est censé représenter la Jeunesse et tu nous imposes encore un autre homme hétéro cis blanc ?! Putain tu fais chier ! »
Dans une fureur impressionnante, elle se lève et elle se casse. Anna part à sa poursuite alors que je reste bouche bée. Les autres n'ont pas l'air d'excuser son comportement, ce qui me conforte dans mon innocence.
Certes j'ai un pénis. Mais même si j'ai passé la plupart de mes années à courir derrière Flora, je ne suis encore sûr de rien.
« Moi j'ai confiance en Essaim. Si Eythan voulait juste placer ses proches comme Napoléon, il nous aurait envoyé Hélène. »
Tous hochent la tête. Je crois que ce Thomas vient de me sauver la mise. Maxime se tourne vers le mur derrière lequel ses deux collègues ont disparu. Le silence s'impose autour de la table. Quelques longues secondes plus tard, Anna ramène une Tamar qu'à moitié calmée.
« Bon, on va peut-être pouvoir commencer la réunion... Mais maintenant qu'Essaim s'est présenté, on est censé faire quoi ? demande Anna en s'asseyant.
– C'est Eythan qui l'a organisé et c'est le seul à ne pas s'être pointé... Quel bordel, j'te jure, sourit Thomas.
L'hésitation se lit sur le visage de Marie. Mais avant qu'elle n'ait pu révéler quoique ce soit, André, le papi en costume, lui coupe l'herbe sous le pied :
– À vrai dire, même si Akaji est officiellement un sous-groupe de Sourire Immobilier non-cotée en bourse et que Maxime en est le directeur, il reste plein de détails à finaliser. Essentiellement, vos rôles et vos salaires...
Toutes les têtes se tournent vers André puis vers Maxime. On dirait un match de volleyball. Je cache mon sourire avec ma main.
– L'égalité, c'est-à-dire payer tout le monde pareil, peut paraître comme une bonne idée. Mais si on y réfléchit, on se rend compte que c'est bien de la merde. L'équité, payer tout le monde selon son mérite, semble déjà mieux. Mais largement moins bon que la liberté.
Malheureusement, on ne fera pas tomber le capitalisme à nous seuls, et on vit pas non plus avec le Grand Schtroumpf. Je vais m'isoler dans mon bureau histoire de calculer la contribution de chacun. Ne vous inquiétez pas, si vous trouvez qu'il manque la moitié de votre salaire, on en discutera. Sur ce, amusez-vous bien.
Il part se réfugier dans un petit bureau à côté. Étonnamment, Tamar ne me jette pas de regard noir. Elle est trop occupée à lui emboîter le pas.
« Quoi ? C'est toi qui disait toujours de régler les problèmes à la source ! Je préfère rester avec vous pour vérifier que vous ne m'arnaquez pas ! »
Un silence pesant s'installe dans la pièce. Le visage d'Anna s'effondre de honte dans ses mains.
« Je l'ai toujours su sensible aux questions de discrimination et radine sur les bords, mais là... Le fait d'avoir un ami comme patron lui a retourné le cerveau.
La prochaine ère glaciale ne viendra pas de la planète, mais du cœur des hommes.
– Concentrons-nous sur le positif, balance André. Vous bossez sur un projet qui vous tient à cœur et vu les partenaires que vous avez eu, le démarrage ne devrait pas être trop difficile.
– C'est vrai. Et avec Essaim pour veiller sur nous pendant les périodes intenses, on n'a rien à craindre. D'ailleurs, t'as déjà réfléchi à ce que tu pourrais faire ? me demande Thomas.
– Euh... J'imagine que je pourrais organiser des surprises le vendredi soir. Genre louer un restaurant avec buffet à volonté, des escape games... Ou même une soirée loup-garou ! Croyez-moi, c'est maintenant qu'il faut y jouer. Car quand Eythan reviendra, ce sera plus vraiment amusant.
– Ah ouais ?
Thomas a l'air surpris. Il ne doit jamais avoir joué avec lui. Contrairement à Anna qui hoche la tête avec amusement.
– Ouais ! Je vous jure que je ne sais pas comment il fait, mais à chaque fois qu'il participait, il gagnait ! À chaque fois !
– Mmh, je doute de sa victoire s'il se retrouve contre moi. J'y jouais avec son père avant que Maxime ne soit un projet.
C'est beau de rêver.
– On verra bien... En attendant Essaim, va falloir que tu trouves de nouvelles idées d'activités, me conseille Thomas.
– Pourquoi ? Elles sont nulles celles que j'ai proposées ?
– Ben maintenant que tu nous les as dites, ce sont plus vraiment des surprises !
En effet... Thomas éclate de rire et les autres ne tardent pas à le rejoindre. Je les fixe médusé avant de rire à mon tour. C'est vrai que c'est stupide.
Les bouches se referment et un profond sourire apparaît sur le visage d'André. La tête de Marie disparaît sous la table. Le temps que je me rende compte que personne ne la lui a tranché, elle revient accompagnée d'une bouteille de champagne et de gobelets en plastique.
– Moi aussi j'en ai une de surprise !
– Ah ouais ? »
Maxime nous rejoint en s'échauffant les poignets, comme s'il se préparait à un beer-pong. Tamar le suit sans avoir trop l'air insatisfaite. À ma plus grande surprise, personne ne lui pose de questions. Contrairement à Tamar, ils lui font confiance ou ne s'intéressent pas à l'argent. Ou les deux.
« Avant que tu ne leur annonces, j'ai un mot à toucher à Essaim et à André.
Il sait ce qu'est cette surprise. Pourquoi m'a-t-il dit n'en avoir aucune idée ? Eythan leur a-t-il demandé de garder le secret ? Ou préféraient-ils l'annoncer en face à face ?
Vu la tête que tire Marie, ce ne doit pas être une mauvaise nouvelle.
– Oui ?
– Puisque t'es dans... Pardon, t'étais dans la classe d'Eythan, on est d'accord que t'as quatorze-quinze ans ?
– Affirmatif, quatorze.
– C'est ce que je me disais. André, vous ferez remonter à Ibarra qu'Akaji a besoin d'une carte au moins aussi luxueuse que celle d'Eythan. Légalement nous n'avons pas le droit de t'employer Essaim. Je suis désolé mais...
– Je comprends, y a pas de problème. Amusez-vous bien en tout cas.
Je me lève, un peu déçu. Ça aurait pu être vraiment cool. Tant pis.
– Hein ? Mais non ! Je suis désolé parce que tu vas être payé en liquide et que ce sera pas facile à stocker. On va commencer par 500 euros le premier mois histoire de voir ce que tu peux nous apporter et ensuite on verra. Mais même si au final on survit sans toi, nos portes te seront toujours ouvertes. Si tu veux venir chiller, discuter avec nous ou donner ton avis sur nos produits... Essaim, n'oublie pas que la Jeunesse vise à lutter contre les injustices.
Ça je le sais, mais je ne pensais pas que cette interdiction était une injustice. Enfin, c'est vrai que dans ce cas précis, elle est plus embêtante que protectrice.
« Okay, bah bienvenue Essaim ! J'te sers un coup ?
Mes yeux passent de Maxime à Marie en un éclair. Pendant qu'on parlait, elle a disposé des gobelets en plastique devant chacun. Elle tend une bouteille de champagne au-dessus du mien.
– Non merci, je bois pas d'alcool. J'imagine que vous ne me dénonceriez pas, mais c'est juste pas mon délire. Et au fait, qu'est-ce qu'on fête ?
Le liquide jaunâtre chute dans le verre de Maxime. Il sourit face à la vue d'un alcool prestigieux dans un contenant à quelques centimes. À part lui, tout le monde fixe avidement Marie.
– On dit qu'une image vaut mille mots.
Sur ces mots, elle tend son téléphone vers le milieu de la table. Une fois déverrouillé, il affiche les statistiques d'une boutique en ligne. 7 000 commandes ont été passées.
– 70 000 euros en une demi-journée. Plutôt pas mal comme début, non ?
Je souris. Pas tant face à l'énormité de ce chiffre qui me donne mal à la tête. Marie n'a pas pu s'empêcher de rajouter quelques mots alors qu'elle vient de dire que cette image vaut cent fois plus.
Je crois que je ne me rends pas compte. Je crois que personne ici ne se rend compte. Les sommes sont énormes. En 24 heures, Akaji pourrait se payer une petite maison. Et ce n'est que la première journée.
– Je suis habitué à gérer des deals qui ont cent fois cette valeur, affirme soudainement André. En plus, avec l'effet d'annonce, vous avez peu de chances d'atteindre à nouveau un tel score un jour. Pourtant, je suis fier de vous. Vous avez fait du bon boulot et vous méritez ce qui vous arrive. Finalement, je crois que je vais demander à Ibarra de rester avec vous un peu plus longtemps. »
L'euphorie éclate. Ils se mettent tous simultanément à empoigner leurs voisins. Je finis par les imiter. La force de Maxime me surprend pas mal. Enfin, je ne suis pas le seul à être secoué dans tous les sens. André le papy remarque mon regard et me fait un clin d'œil, signe qu'il tient le coup.
Les bras lâchent progressivement les épaules pour former une ola lancée par Anna. Une fois après avoir égalé le record de bruit de la boîte d'à côté, Maxime saisit son verre et le tend vers le ciel.
L'adrénaline redescend tandis que nos mains se lèvent. Mon verre est bien vide, même comparé à ceux qui ont déjà commencé à boire. Mais rien ne saurait faire disparaître mon sourire béat.
Il règne une atmosphère de fête plus qu'incroyable. Il n'est plus question de devoirs, de se soumettre aux exigences de professeurs ou de subir le regard des autres. Je suis libre ici. Je me sens bien ici.
« Aux membres de la Jeunesse ! Le monde nous appartiendra ! Longue vie à nous ! »
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