Chapitre 2. Inverser les Rôles
Chapitre 2. Inverser les Rôles
Eythan
Comment la décrire ? Ou plutôt, comment bien la décrire ?
Je l'ai rencontrée il y a plus de quatre mois. À la rentrée, comme tous les troisièmes. Après l'avoir observé pendant une journée entière, j'en ai conclu pas mal de choses. Formulé de cette manière, mes pensées ressemblent à celle d'un pédophile affamé. Sauf que je n'ai qu'un an de plus qu'elle, et qu'analyser les moindres faits et gestes d'un peu tout le monde fait partie intégrante de mon quotidien. Je sais que c'est très cliché, mais j'ai vite remarqué qu'elle est différente des autres. Voilà, c'est dit. On peut enchaîner ? Ça m'est pesant d'avouer que quelqu'un sort du lot.
En surface, il n'y a rien de spécial. Elle a les iris vertes mais pas de lunettes qui pourraient les cacher, des cheveux longs et blonds, bla bla bla bla... Je n'ai jamais été ni très fort ni très intéressé par les descriptions.
Si on ne fait que la croiser, elle n'a rien d'exceptionnel. C'est vrai qu'elle est belle, mais son physique ne la rend pas unique. Des filles plus jolies, ça existe par centaines de milliers. Ce qui est énorme comparé au millier d'individus que j'ai rencontré. Mais ce millier d'humains sont tous pareils : ils auront beau dire ce qu'ils veulent, ils admirent le superficiel. Autrement dit, les hommes tombent amoureux de ce qu'ils voient et les femmes de ce qu'elles entendent. L'explication parfaite aux mensonges et au maquillage.
Elle, elle ne maquille ni ses paroles, ni son visage, ni son cœur. Elle ne met aucun filtre entre ce qu'elle pense et ce qu'elle dit, aucun filtre entre les idées qu'elle défend et le contexte, aucun filtre entre ce qu'elle ressent et ce qu'elle montre. Sa parfaite honnêteté est à mes yeux un défaut. Mais je suppose qu'il faut de tout pour faire un monde.
En tout cas, le mot « pure » lui va à ravir. Même ses insultes ne sont pas violentes dans le fond. En temps normal, Hélène n'insulte personne tout court. Elle est plutôt du genre réservée qui prend parti le moins possible. Pour s'être autant transformée, une idée doit lui trotter derrière la tête.
Mais laquelle, et comment peut-elle modifier à ce point son caractère ? Je pourrais y réfléchir pendant des heures en observant son visage. Malheureusement, personne ne m'en donne le temps puisque cet étrange être est soulevé de terre :
« Alors toi... »
Comme aurait dit Léa : « Mais quelle bête de rage ! », et pour une fois, on est sur la même longueur d'onde. Il faut vraiment avoir un problème pour attraper une innocente fille avec autant de violence. Contrairement à cet homme, Hélène reste calme et sereine. Enfin, en apparence. Ses innombrables micros expressions - qu'elles soient faciales ou manuelles - prouvent le contraire. Ce ne doit pas être simple d'insulter une personne armée et de devoir lui tenir tête quand la timidité est notre plus grand défaut. Personne ne peut lui reprocher de baisser les yeux.
J'ai tendance à penser que la soumission complète d'une personne est provoquée par des gestes physiques et l'effet boule de neige*. Plus la future victime se manifeste en tant que telle, plus son agresseur prend confiance, plus elle se soumet et plus son agresseur prend confiance. Et on dirait bien que cette tendance n'est pas près de s'arrêter. Alors que cet intrus ouvre la bouche pour cracher son venin au visage de cette adolescente, un vacarme assourdissant se fait entendre, naturellement suivi d'un juron.
« Putain de merde ! Jo', viens m'aider !
– Mais, et cette -
– On s'en fout ! C'est pas le moment bordel ! Bon... Isole-la des autres pour éviter de leur donner de mauvaises idées mais débrouille-toi pour qu'on ne l'ait pas dans les pattes. Et par pitié, dépêche-toi !
Ils ne sont au courant qu'on parle français ? S'ils ne le savent pas, je suis prêt à le leur rappeler. Pour vraiment éviter de nous donner de « mauvaises idées », il faudrait l'exécuter devant nous. C'est triste, mais dans ce cas unique, on se tiendrait à carreau. Là, ils ne la blessent même pas, ils l'isolent simplement. À croire qu'ils veulent perdre toute crédibilité. Il y a anguille sous roche. En attendant, Jo' paraît aussi déboussolé que moi :
– M-mais... Cette petite p-
Une troisième personne gueule à son tour et met fin à la conversation :
– Il n'en dépend que de toi si tu parais aussi vulnérable. Tu ne te contrôles pas mieux que ton frère. Compte sur moi pour récupérer le fusil à pompe. Je te l'échangerai contre mon Glock. »
Cette voix est... Je ne sais pas. Étrange serait un euphémisme. On pourrait la qualifier de rauque, d'éraillée ou même appartenant à un homme expérimenté. Mais le faire serait faux. Sa voix est inqualifiable, comme hors-concours. Une voix comme celle-ci ne peut appartenir à n'importe qui ; je n'ose imaginer son vécu. Aucun doute, on vient d'entendre leur chef. C'est sûrement grâce à lui qu'on est contraint au silence, dîtes lui tous merci les enfants !
Jo' analyse donc la pièce du regard, tentant tant bien que mal de ne pas s'effondrer. Soucieux de ne pas s'enfoncer encore plus, il balbutie des excuses tout en posant rapidement son regard un peu partout. Sauf qu'aucune de ces deux actions ne sert vraiment ; seuls les actes permettent le pardon et observer correctement, ce n'est pas secouer sa tête dans tous les sens à la manière d'un métalleux.
Quelques longues secondes plus tard, il ouvre la porte de la réserve, et y balance son otage préféré comme un sac à patates. Sincèrement, je la plains. Cette pièce a pour réputation de puer le moisi. Aucun élève ne s'est jamais retrouvé dedans alors, jusqu'à aujourd'hui, ça n'était qu'une rumeur. Je compte sur Hélène pour lever ce mystère.
En parlant d'elle, le bleu lui lance un regard à se transformer en pierre, ou au moins à jouer la statue. Pourtant, les yeux de cette fille continuent leur chemin. Loin d'être figé, le corps d'Hélène continue à se mouvoir par trois endroits. Ses iris se confondent dans les miennes, ses mains se frottent entre elles et sa bouche prend diverses formes.
D'abord en forme de o, puis en une succession de grimaces gênées et finit en un petit croissant de lune. Arrêtons de nous extasier devant le sourire de Mona Lisa, celui que j'ai devant moi est mille fois plus beau. Un autre élément attire mon attention. Bien qu'elle ne bouge pas, sa crinière blonde me paraît digne du plus majestueux des lions. En règle générale, ses cheveux sont plutôt attirants. Mais cet instant les met plus que jamais en valeur. Certes, la Joconde avait bien vieilli, mais le tableau que j'ai devant moi mérite d'être nommé huitième merveille du monde. Puis, trou noir.
Je vous rassure, je ne suis ni tombé dans les pommes, ni devenu amnésique. Ce que je veux dire, c'est que comme le tableau de Léonard il y a déjà quelques années, ce tableau s'est fait détruire. Ici, non pas par le feu mais par l'électricité. Pour être plus clair, l'intrus aux nerfs sensibles a claqué la porte et a éteint les lumières, plongeant la salle dans le noir. Actuellement, seul le bruit caractéristique d'une clef s'enfonçant dans une serrure parvient à mes oreilles.
Les intrus nous imposent une nouvelle fois le silence et l'obscurité. C'est étrange de s'y retrouver, après avoir tant vu, tant entendu et tant vécu. Les choses ont tant changé depuis mon réveil... M'enfin, la situation n'est ni dramatique ni extrême.
Les criminels semblent mettre un point d'honneur à ne blesser personne, ce qui n'a pas l'air de déplaire à mes camarades. Mon seul problème - si je puis le qualifier comme tel - est que je ne vois rien. On a vu plus importante comme préoccupation, surtout en tant qu'otage. Mais pour moi, voir est vital. Alors en effet, je ne meurs pas vraiment. Mais si je ne devais garder qu'un seul de mes sens, ce serait sans hésiter la vue.
Si vous ne l'aviez pas encore remarqué, je suis assez serein. On ne peut se déclarer anxieux lorsque notre priorité est la lumière du jour alors que des individus armés nous gardent enfermés. La lumière du jour... La prochaine fois que je la reverrai, la rançon aura été payée. Dans longtemps donc. Depuis la nuit des temps, le gouvernement est radin pour les affaires non médiatisées.
C'est bien plus lucratif de vendre des armes et d'aller faire la guerre à ceux à qui ont en a vendues des défectueuses que de payer la liberté de son avenir. Les négociations pour le prix de notre libération dureront donc quelques heures, grand minimum. Si seulement elles avaient commencé, je serais moins déprimé à l'idée d'attendre.
En effet, une des seules preuves d'intelligence des intrus a été de tirer exclusivement des munitions subsoniques*. Alors certes, toutes les oreilles du bahut ont pu capter le son des tirs. Sauf que tous les habitants de ce village sont actuellement entassés dans les prisons qu'ont toujours été les salles de classe. Absolument tous. À la connaissance générale, personne n'est sorti vivant de ce bagne depuis au moins trente minutes. Et ça, ça commence à me les briser sévèrement.
Puisque tous les témoins sont ici à se demander s'il ne serait pas le moment de se réconcilier avec Dieu et que tous les téléphones sont avec les gentils hommes en noir, il n'y aucune chance que notre situation ait fuitée. Pendant que le monde nous pense travailler sagement, l'ennui chez les uns et le désespoir chez les autres augmentent de manière exponentielle. S'ils le veulent, ils peuvent même attendre la nuit pour contacter l'État. Et inutile de préciser que rien ne me donne envie de subir leurs petits caprices.
De l'énergie chauffe doucement en moi. L'idée de devenir un grain de sable me paraît cruellement alléchante. Au moins pour m'enfoncer dans les rouages de leur machinerie et la détruire de l'intérieur. Mais comment ? Je suis bloqué dans cette pièce, sans outil spécifique et sans arme. Si l'on excepte mon cerveau.
Réfléchis... Je ne peux sortir par la porte principale. Elle est fermée à clé et gardée par un homme armé. Même si je pouvais m'isoler avec lui aux toilettes, je ne suis pas capable de maîtriser un homme adulte. Je n'ai reçu ni formation ni objet magique pour pouvoir l'assommer. Mais si j'en récupérais un, ma liberté serait bien plus facile à assurer. Les fenêtres sont fermées à clé. Je ne sais pas si elles ont déjà été ouvertes un jour, le chauffage de cette salle est le plus automatisé et performant que je connaisse. Il est sûrement possible de casser les vitres en utilisant le poids de son corps. Après tout, je l'ai déjà fait avec du verre bien plus solide. Mais mon objectif n'est pas de fuir. Plutôt d'inverser les rôles.
Il paraît que la célébrité est divertissante. Et puis même, personne n'a à m'imposer ce que je dois faire de ma vie, même pendant « seulement » quelques heures. La seule ouverture qui reste est... La porte de la réserve. Contrairement à celle-ci, ma bouche n'est pas rectangle, elle devient ronde à cet instant et retombe en un croissant. La porte n'est pas verrouillée. Échec.
Je me doute bien que tout à l'heure, Hélène avait un but bien précis en tête. Mais quel est-il ? Mourir ? Peu probable, à moins que la pression lui ait complètement retourné le cerveau. Titiller la limite des criminels ? Possible, après tout je m'y suis intéressé aussi. Rentrer dans la réserve ? Aucune idée, il n'y a rien là-bas.
Ou si justement, des toiles, des cartons et des cutters. Si personne ne penserait à se cacher sous un carton pour s'évader d'ici, un cutter peut s'avérer très utile dans une situation comme celle-ci. Autant avant l'obscurité me gênait, autant à cet instant, je peux l'utiliser à mon avantage.
Je ne doute pas de mes camarades. Mais s'ils me voyaient me lever, ils commenceraient à s'agiter. Et qui dit agitation dit attention de ceux qui nous surveillent. Autant avant le silence m'arrangeait, autant à cet instant, je le déteste plus qu'Axel.
Intrus, qui que vous soyez et où que vous soyez, restez sur vos gardes. Vous m'avez sous-estimé. Vous allez apprendre à vos dépends les deux cents nuances qui composent le regret.
« Une bête de rage » est une expression imaginée par mes soins signifiant qu'une personne a habitude de se laisser submerger par la rage.
Effet boule de neige : un élément mineur devient un événement majeur par accumulation.
Une munition subsonique est une munition faite pour ne pas traverser le mur du son donc être moins puissante et moins rapide mais beaucoup plus discrète et silencieuse qu'une munition supersonique, dite classique.
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