Chapitre 19. Faire du Feu avec Deux Glaçons
Chapitre 19. Faire du Feu avec Deux Glaçons
Hélène
Je me demande comment c'est, l'après-vie.
Un sommeil sans rêves ? Une seconde existence dans un lieu infernal ou paradisiaque selon l'humeur d'un être inconnu et de nos actions ? Mais, si le lieu où l'on passera l'éternité dépend de notre vie entière, où est-ce que j'irais après ma mort ? Pour être franche, je ne suis plus vraiment sûre de mériter le Paradis. C'est vrai, qu'est-ce qui fait que nous avons plus le droit de tuer que ces hommes ? Même aux yeux de la loi, Eythan n'a jamais été en situation de légitime défense.
Enfin, vu les tirs qui me sont destinés, je n'ai pas à me soucier de ce genre de détails. Dans toutes les interventions armées, il y a des dommages collatéraux. Le monde entier les pleure le premier jour et les oublient le lendemain-même. À part leur famille, personne n'est marqué par ces événements au fer rouge. La grande majorité pense bêtement que ces choses-là n'arrivent qu'aux autres.
C'est un raisonnement égoïste qui fonctionne, en général. En général seulement. J'en suis la preuve vivante. Je ne me serais jamais imaginé mourir dans de telles conditions. Même si je sais la fin de ma vie proche à quelques secondes, je ne suis ni triste ni en colère, mais étrangement détendue. Je ne sais pas si ce sont les portes du Paradis qui m'accueilleront. Au moins, j'ai la certitude que mon sort est déjà scellé. Je veux juste qu'Eythan me rejoigne dans longtemps. Dans très longtemps.
Mes bras forment deux angles droits avec mes côtes, mes pieds à la largeur de mes épaules et mes yeux clos. Quand les humains pensent à leur mort, peu d'entre eux réfléchissent à quelle position prendre quand leurs vies s'achèveront. De mon côté, je choisis d'être une cible facile. Au moins pour mourir rapidement. Je me demande comment mon camarade réagira quand...
Le barouf* de chaussures se détache de la boue et craque des brindilles au passage. Il se rapproche, se rapproche, se rapproche... Et s'arrête. Game Over.
Plusieurs secondes se sont déjà écoulées. Pourtant, rien. Ni détonation, ni menace prononcée. Finalement, peut-être suis-je morte. Ma conscience a subsisté. Je suis condamnée à m'en vouloir pour l'éternité. En tout cas, cela expliquerait pourquoi je n'entends plus rien. Après la Mort, les sens n'ont plus de sens.
Ou non... Mes oreilles m'indiquent un mouvement vers le bas, dans mon dos. Ce qui voudrait dire que je ne suis pas morte ! Ou que le tueur baisse son arme car il vient de me tirer dessus... Pourtant, je ne ressens aucune douleur. Je ne comprends vraiment rien... J'hésite à ouvrir les yeux. Qui sait ce que je pourrais voir... Oh et puis zut ! Je ne vois pas comment la situation pourrait empirer !
Ma paupière gauche se soulève doucement, suivie de la droite. Devant moi ne se trouve rien d'humain. Ce qui est bien normal puisque les bruits de pas se sont produits dans mon dos. Avec une pression de plus en plus marquée, j'exécute le tour sur moi-même le plus long de ma vie et tombe nez à nez avec... Eythan. Eythan est là, en face de moi avec un air encore plus perdu que le mien. Ses yeux semblent d'ailleurs bloqués sur le haut de mon corps.
« Tu t'es pas faite... Pourquoi t'es pas restée cachée comme je t'avais dit ?
C'est moi ou il fait drôlement froid tout d'un coup ?
– C'est... C'est ce que j'ai fait... J'étais accroupie derrière un bâtiment... Mais ma vessie...
Hors de question d'ouvrir les vannes sans équipement adéquat. Plutôt mourir libre que vivre esclave et humiliée ! Problème, je n'ai toujours pas trouvées de toilettes. Autre problème, des ronces m'ont arraché une partie de mon tee-shirt et un petit bout de peau à la main. J'ai choisi d'abandonner le morceau restant mais je le regrette amèrement. Le froid m'envahit, mes poils s'hérissent et mon soutien-gorge apparent ne me réchauffe pas vraiment.
D'un geste sec, mes bras couvrent jalousement ma poitrine. La gêne pure qui circule dans mon sang m'aurait bien transformée en barbecue vivant si le froid n'avait pas déjà mordu la partie supérieure de mon corps et engourdi mes doigts. Comprenant où s'étaient logés ses yeux, Eythan rougit. Un rouge pâle, mais un rouge quand même. Il n'y a pas de petites victoires.
– P-Pardon. De mon côté, j'ai bien éliminé les trois hommes et deux femmes qui étaient descendus.
À l'entente du mot « femme », je fronce les sourcils, pensant avoir mal entendu. Mais cette expression laisse rapidement place à une grimace mélangeant dégoût envers notre situation et compassion envers les morts. La seule chose réconfortante est qu'Eythan m'a comprise et ne prend plus de pincettes pour me parler de la Mort qu'on sème.
D'ailleurs, on dit que l'on récolte toujours ce que l'on sème. J'y croyais aussi avant, il n'y a qu'à voir comment les prisons sont remplies à craquer. Mais si ce proverbe était bien véridique et universel, alors ce serait un assassin qui se trouverait en face de moi, et non Eythan.
– Tant... Mieux. Il ne nous reste plus que deux intrus, c'est ça ?
– Si on se fie aux photos, alors oui. Mais il vaut mieux ne pas tout miser sur elles. Enfin bref, c'est quand même drôle...
De quoi ? De dire qu'il ne reste que deux personnes à tuer d'un ton tel qu'on pourrait croire à une liste de course ? Je vais quand même lui demander avant de l'agresser à nouveau. Juste au cas où.
– Qu'est-ce qui est drôle ?
– Le fait que nous soyons arrivés aussi loin face à une dizaine de criminels armés en étant ni formés, ni préparés mentalement.
Le sourire qui se dessine sur mes lèvres m'oblige à avouer que la réalité peut vraiment être fantaisiste des fois.
– C'est clair ! Tout le monde nous aurait donné à cent contre un...
– Ouais, flingués à peine sorti du conduit. »
Si Eythan se paye le luxe de poursuivre mes propos, c'est qu'il doit vraiment être d'accord avec moi. Je me demande, est-ce que le sourire est un virus ? Je suis beaucoup plus souriante quand Eythan sourit, et inversement. Ce doit être le cas, sinon pourquoi sourions-nous autant ?
Une rafale de vent glaciale congèle toutes les parties de mon corps non-contenues dans mon pantalon. Cette bourrasque surprise me fait perdre mon sourire et force toutes mes lèvres à devenir violettes et toutes mes dents à claquer, ce qui change naturellement la forme de ma bouche.
Eythan attrape ma main pour m'obliger à aller dans la même direction que lui. Sa main... Elle est toute aussi spéciale que lui. Elle a beau être aussi froide que son environnement, mon corps me signale que ma main droite brûle à plein régime. Ce qui est totalement illogique, des éléments froids ne peuvent donner de la chaleur. Essayez de faire du feu avec deux glaçons.
***
Quelques mètres plus loin et quelques pas plus tard, nous sommes arrivés à l'endroit dont je rêvais tant. Les murs extérieurs ont beau être couvert de toiles d'araignées, le toit constitué de tuiles a beau porter sur sa terre cuite une tonne de poussière mixée à une tonne de feuilles, les poutres en acier ont beau être rouillés jusqu'à la moelle, actuellement, je ne pouvais espérer mieux.
Il lâche ma main alors je cours m'y réfugier. Non, pour rien au monde je n'échangerai ma place à cet instant. Vous savez pourquoi ? Parce que bordel, vous ne savez pas à quel point c'est agréable de vider sa vessie quand celle-ci vous a pressée pendant plus de cinq minutes et que cinq hommes vous pourchassaient dans le seul but de vous tuer.
D'ailleurs, on voit souvent dans les films de braquage, une fille frêle et inutile se pisser dessus de peur. Dans la réalité ? Le collège possède plus de richesses matérielles qu'une banque de notre ère. Ma récente et dangereuse contribution au sauvetage de nos camarades m'a assuré la peur de ma vie et une utilité de choix dans cette prise d'otage. En plus, j'ai juste trop bu dans les toilettes. Je jure que c'est vrai, même si je suis consciente que cette explication n'a rien de crédible.
Tout en étant sur le cabinet, je balance mon bras en avant pour essayer d'attraper au vol une tache noire qui retombe finalement sur mes genoux. Contrairement à ce que j'avais espéré, l'élan de mon bras entraîne tout mon corps et fait déraper mon pied gauche. Heureusement, je me rattrape juste à temps. Je n'ai touché ni la matière fécale ni l'eau saturée d'urine traînant tous deux paresseusement sur le sol. Oui, il y a du caca sur le carrelage. Mais faire la fine bouche est loin de ressembler à mon éducation. Ces toilettes sont tellement anciennes qu'on ne puisse pas faire confortablement ses besoins dans la bonne position, c'est-à-dire accroupi. Raison de plus pour ne pas les entretenir.
Une fois mes jambes rééquilibrées, je prête attention audit tissu. Celui-ci est un tee-shirt que je reconnais bien, puisqu'il s'agit de celui qu'Eythan portait il y a quelques minutes seulement. Instinctivement, je le porte à mon nez. J'hume son odeur mais elle est comme inexistante. La seule chose que me signale mon nez est une flaque d'eau non salée.
« Tu me pardonneras, j'ai dû le nettoyer. J'espère qu'il te réchauffera, au moins un peu.
– M-mais... Et toi ?
– Moi j'ai un sweat. Et avant que tu ne rajoutes quoi que ce soit, cette offre n'est pas négociable. »
Sans le froid qui me congèle le corps, j'aurais probablement refusé net, à cause de ma pudeur. Mais croyez-moi, lorsque vous vous transformez progressivement en glaçon, vous oubliez vite toutes notions de politesse. Sans hésiter, je l'enfile et le laisse tomber sur mes épaules.
Étonnamment, la partie humide de ce vêtement ne me gêne pas le moins du monde. Merci sèche-linge, ta défectuosité m'aura au moins servie une fois dans ma vie. Merci également à maman, qui a finalement bien fait de me former aux bases de la vie militaire.
Non, le fait que ce tee-shirt soit mouillé ne me dérange pas le moins du monde. Ce qui me perturbe, c'est de penser qu'à quelques instants près, il était collé à la peau d'Eythan.
Barouf est un synonyme de bruit.
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