Chapitre 8: L'alliance
Un raffut de tous les diables tira Arthus de son sommeil. Si, dans un premier temps, il se contenta de remonter la couverture au-dessus de sa tête dans l'espoir de terminer sa nuit, il y renonça très vite. Tout le monde semblait s'être accordé pour se lever à huit heures un samedi matin dans l'unique but de l'empêcher de se reposer après la journée délirante de la veille.
Le corps toujours endolori et parcouru de courbatures, le garçon se résigna. Il s'habilla en vitesse puis descendit au rez-de-chaussée pour découvrir ce qui provoquait ce brouhaha. Et il ne fut pas déçu. À la cafétéria, presque tout le dortoir s'était réuni autour de la télévision commune qui diffusait les dernières nouvelles. À l'écran tournaient en boucle les images des rues dévastées par la « tornade » qui avait frappé la côte, la veille.
Néanmoins, les projecteurs n'étaient pas braqués sur cet événement, mais sur une découverte macabre dans la forêt bordant la ville. Des promeneurs matinaux étaient tombés sur les corps déchiquetés de deux adolescents. Selon les rapports, ils avaient été retrouvés en si mauvais état que l'identification n'avait été rendue possible que par les vêtements en lambeaux qu'ils portaient.
Arthus frissonna en entendant les témoignages des proches des victimes, anéantis par ces morts atrocement brutales. Il n'était pas le seul. Tout le dortoir était en émoi. Et pour cause, certains élèves connaissaient personnellement les deux pauvres garçons, comme camarades de classe, partenaires de club, ou tout simplement amis.
— Tu crois que c'est sérieux ? Un lion, dans le sud ?
– Apparemment. Il se serait échappé d'un zoo...
Le Familier, qui écoutait les conversations de loin, se rapprocha pour intervenir à son tour.
— J'ai raté un truc. C'est quoi, cette histoire de lion ? demanda-t-il, sceptique.
— Les enquêteurs ont retrouvé des empreintes à côté des corps, répondit l'un des étudiants. D'après les premières analyses, ça serait celles d'un gros félin, ou d'un loup, ils ne sont pas sûrs. En tout cas, la forêt a été interdite d'accès jusqu'à nouvel ordre et ils ont envoyé des équipes spécialisées dans les fauves.
Une goutte de sueur perla le long du front d'Arthus. Non. Ce n'était pas un vulgaire animal sauvage. Il savait pertinemment quel genre de créature était à l'origine de ce massacre. Ça ne pouvait pas être une simple coïncidence si cet incident s'était produit juste après l'attaque des Gallytrots sur la plage.
Il s'apprêtait déjà à rejoindre sa chambre pour contacter Yuki, lorsque Testut, le professeur responsable du dortoir, le prévint que quelqu'un le demandait. Intrigué, le garçon se dirigea vers le hall, avant de se figer. Dans l'entrebâillement de la porte d'entrée, il reconnut immédiatement la longue chevelure rousse de la Japonaise. Celle-ci attendait, les bras croisés sur sa poitrine en tapant frénétiquement du pied sur le carrelage. En l'apercevant, elle lui lança un grand sourire.
— Yo, le monstre, comment ça va ?
Les cheveux d'Arthus se hérissèrent sur son crâne. Il se précipita sur Yuki pour lui mettre la main devant la bouche et l'empêcher d'en dire davantage.
— Tais-toi ! murmura-t-il, blême. Tu veux ma mort, ou quoi ?
La rouquine haussa les épaules.
— Pas aujourd'hui, non.
— C'est déjà ça, soupira-t-il en la relâchant. Mais évite ça, on n'est pas tout seul, ici.
— Je sais. Mais j'avais envie de voir ta réaction. Bref, t'as entendu les infos, j'imagine ? Donc, tu devines pourquoi je suis là et...
— C'est rare que t'aies de la visite, Arthus. Tu m'avais caché que tu avais des amis à part moi et... Oh, mais c'est Yuki !
La jeune fille se figea à son tour lorsqu'elle aperçut le visage niais de David, à l'autre bout du couloir. Elle dut prendre sur elle pour ne pas simplement refermer la porte et partir. Elle n'avait pas le temps de se coltiner un boulet pareil dans un moment aussi critique. Néanmoins, elle se força à faire bonne impression, pour ne pas déclencher un scandale alors que tout le monde devait être sur le qui-vive avec ces histoires.
— Ohayo, David-kun. Je suis contente qu'il ne te soit rien arrivé. Ça m'aurait rendue vraiment sabishii.
— Je suis plus résistant que j'en ai l'air ! s'exclama le blondinet, en rougissant comme une tomate. Tout va bien pour toi ? C'est pas prudent de se balader tout seul avec ce lion dans les parages...
— C'est gentil de t'inquiéter pour watashi, mais, par contre, je n'ai rien mangé ce matin, et je suis affamée ! Je donnerais tout pour un plat de chez moi, comme une bonne... pizza.
Arthus se retint de pouffer. En plus d'être mauvaise actrice, Yuki n'excellait pas en improvisation. David était peut-être un idiot, mais jamais il n'allait gober un truc aussi...
— Je comprends, c'est normal que tu aies le mal du pays ! Attends-moi ici, je vais te chercher ça !
Une fraction de seconde plus tard, il avait disparu. Son colocataire se frappa le front de la paume de sa main, désespéré. Même la Japonaise peinait à réaliser que son stratagème grossier avait réellement fonctionné. Après plusieurs secondes passées à se regarder dans les yeux d'un air coi, les deux adolescents éclatèrent de rire en chœur sans pouvoir se contrôler. Bon, ce n'était pas bien de se moquer ainsi du pauvre David qui allait certainement faire le tour de la ville, mais, si Arthus avait voulu lui faire une blague, il n'aurait pas trouvé mieux.
Une fois calmée, Yuki invita son « ami » à la suivre jusqu'à chez elle, afin de pouvoir lui parler loin de toute oreille indiscrète. Le garçon était mal à l'aise. Si c'était un piège, il sautait dedans à pieds joints.
Néanmoins, ses doutes se dissipèrent lorsque la rouquine inséra finalement la clé dans la serrure d'un portail donnant sur un jardin traditionnel japonais. Un ruisseau dans lequel nageaient quelques carpes Koi serpentait entre les buissons et les érables flamboyants du Japon. D'imposantes pierres bordaient le chemin constitué de larges dalles plates, et parsemé de gravier épais. De l'autre côté de la rive se trouvait une maison à l'allure assez banale, dans ce décor presque surréaliste. Sa seule particularité, par rapport aux bâtiments de la région, était la porte coulissante et le balcon qui l'entourait.
L'intérieur était cependant beaucoup moins surprenant, à l'exception d'un petit temple et de quelques meubles typiques importés du pays du Soleil levant.
Yuki invita Arthus à retirer ses chaussures, puis lui servit une tasse de thé vert.
— Donc, tu voulais me parler de ce qu'il s'est passé dans la forêt, c'est ça ? entama l'adolescent, une fois installé.
— Ouais. J'avoue que, pendant quelques minutes, j'ai cru que tu m'avais menti pour t'en sortir et que tu en avais profité pour aller massacrer des innocents.
— C'est un drôle de passe-temps...
— On ne sait jamais, avec les monstres. Mais bon, puisque ton prof m'a dit que tu n'avais pas quitté le dortoir, j'en ai conclu que tu disais peut-être la vérité.
— Merci pour la confiance, ça fait toujours plaisir.
— Eh ! T'as bien vu de quoi sont capables ces monstres ? Tu peux comprendre que je sois méfiante.
— Admettons. Donc, les Gallytrots sont derrière tout ça, tu penses ?
La mine de la Japonaise s'assombrit.
— Je ne pense pas, j'en suis certaine. J'imagine que ton idiot de créateur a oublié de te le dire aussi... Quand un Familier vient à manquer d'énergie, et que son maître est trop faible pour lui en fournir, il peut se régénérer en absorbant l'essence vitale d'autres êtres vivants. C'est à dire, en tuant.
— Ils... Ils se nourrissent, quoi, non ? bégaya Arthus.
— C'est vrai. Mais c'est différent. Avec les Gallytrots, la mort est une conséquence du drainage d'éther.
— Qu'est-ce que c'est que ça, encore ?
— C'est la substance qui nous maintient en vie. De nos jours, on l'appelle plutôt âme.
Le garçon blêmit.
— A... Attends, tu veux dire que ces chiens sont... des mangeurs d'âme ?
— En quelque sorte, oui. Tu comprends pourquoi ma mission est de détruire ces horreurs, maintenant. Elles ne devraient même pas exister et représentent un danger pour l'humanité.
Yuki serra si fort sa tasse de thé entre ses mains que ses doigts tremblèrent.
— C'est-à-dire ? Tu es quoi, à la fin pour t'occuper de tout ça ?
— Une tueuse ? Un monstre ? Une simple chasseuse de prime ? J'ai eu beaucoup de noms plus ou moins élogieux. Mais je me considère simplement comme une Esper ordinaire en quête de vérité.
— C'est quoi exactement, « un Esper » ? Je saisis en gros l'idée, mais concrètement ?
Soupir.
— T'es désespérant, tu sais... Pour la faire courte, nous sommes des humains dotés de pouvoirs comme on peut en voir dans les films. On doit vivre caché des gens ordinaires, les syniths, au nom de l'égalité et pour garder une certaine stabilité dans le monde.
— Ces chiens noirs n'ont pas l'air de s'occuper beaucoup de ces principes.
— Justement, c'est bien ça, le problème, grimaça la rouquine. Autant les Espers respectent soigneusement les règles, car ils seraient immédiatement repérés en cas de mauvaise conduite, autant les invocateurs profitent du fait que leurs créatures et eux soient des entités séparées. C'est pour ça qu'il faut les surveiller plus particulièrement. Et c'est mon boulot en tant qu'agente des forces spéciales d'ESP.
Arthus resta bouche bée. Si, jusque-là, il prenait Yuki pour une simple folle hystérique, il devait avouer qu'il était désormais vraiment impressionné. S'il avait bien compris, elle était plus qu'une chasseuse. Son rôle se rapprochait davantage de celui d'un policier, voire même d'un justicier de série télévisée. Toutefois, quelque chose le troublait. Si tout ce que la rouquine racontait était vrai, elle avait dû terrasser une multitude de Familiers bien plus impressionnants que lui. Alors, comment avait-il survécu à sa rencontre avec elle ? Évidemment, il y avait une part de chance, mais pas que. Il se souvenait parfaitement de son regard lorsqu'il avait encaissé le coup d'épée sans broncher. Elle avait été tout aussi surprise que lui, ce qui signifiait qu'elle s'attendait à infliger beaucoup plus de dégâts...
— Bref, passons aux choses sérieuses, reprit la Japonaise en tirant le garçon de ses pensées. Si je t'ai fait venir jusqu'ici, c'est parce que j'ai un deal à te proposer.
— Quel genre ? demanda Arthus, méfiant.
La jeune fille posa sa tasse de thé, et croisa les jambes, un sourire malicieux fendant ses fines lèvres roses.
— Je t'efface de ma liste de chasse et je ne déclare pas ton existence à mes supérieurs. En échange, tu collabores avec moi pour m'aider à accomplir ma mission ici. Ça me semble honnête, n'est-ce pas ?
— J'ai comme l'impression que c'est un contrat d'esclavagisme, ça...
— Oh, si tu as besoin d'argent, je peux partager les gains, ce n'est pas un problème ! Ça paie bien, tout ça, mine de rien. Je crois que la récompense est de cent-mille yens pour le Lindorm. En gros, huit-cents eu...
— C'est pas ça ! Qu'est-ce qui te dit que j'ai envie de me mêler à ces histoires ? Je vivais très bien tranquillement dans mon coin avant que tu débarques.
Le visage de Yuki s'assombrit.
— Écoute, que tu le veuilles ou non, tu fais partie de notre monde où la paix n'est qu'une illusion. Tu connais la vérité, et tu as vu à quel point ces Gallytrots sont dangereux. Si on ne fait rien, ça ne fera qu'empirer. Et puis, ces clébards sont loin d'être le dernier de nos soucis.
— Co... Comment ça ?
— Dans ces bois, quelque part près de la ville, il y a une créature bien plus terrifiante que quelques molosses. Un Lindorm. C'est lui que je suis venue détruire. Pour l'instant, son invocateur n'a pas l'air d'avoir envie de passer à l'action, mais je peux te garantir que, le jour où ça arrivera, tu pourras dire adieu à ta vie tout court.
Arthus déglutit. En croisant le regard de la Japonaise, il comprit immédiatement qu'elle ne bluffait pas. Même s'il n'était pas enchanté à l'idée de courir après des monstres, il était également conscient que Yuki ne le lâcherait pas avant qu'il ait accepté.
Vaincu, il poussa un soupir de lassitude.
— C'est d'accord. Réglons cette histoire au plus vite. Mais, après je veux que tu me laisses tranquille, et ne plus jamais entendre parler de Gallytrot, de dragons ou de je ne sais quoi.
Un éclat d'amusement brilla dans les iris d'azur de la rouquine.
— Ça, n'y compte pas trop. De toute façon, ce n'est pas à toi ou à moi d'en décider. En tout cas, j'espère qu'on formera une bonne équipe.
Les deux nouveaux partenaires se serrèrent la main pour sceller cette alliance pour le moins improbable. Même si Arthus avait conscience que sa vie allait changer radicalement, il était également curieux, et légèrement anxieux de découvrir ce monde étrange et inquiétant si proche, et si étranger à la fois.
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