Chapitre 6: Dialogue
Des flammes d'azur dévoraient lentement le luxueux bureau. Yuki, du haut de ses quatorze ans, observait la scène, tétanisée par la peur. Ses membres refusaient de lui obéir. Pourtant, si elle ne faisait rien, elle aussi allait servir de repas au brasier ardent.
À quelques pas d'elle, une autre adolescente était roulée en boule recroquevillée sur elle-même. Pour échapper au cauchemar qu'elle vivait, elle avait simplement fermé les yeux et suppliait les dieux de lui venir en aide, en vain. Personne ne la sauverait du monstre qui se tenait là. Un oiseau de feu. Un condor colossal au plumage flamboyant dévisageait les deux humaines de ses pupilles dorées remplies de malice. Derrière lui se trouvaient deux hommes aux visages flous. Néanmoins, Yuki parvenait à discerner derrière le rideau de braise un sourire sadique fendre les lèvres de l'un d'eux.
— Vas-y, Ra ! Débarrasse-nous de ces espionnes de la fondation et apporte leur dépouille à Ilios Erbe !
La divinité égyptienne poussa un nouveau cri assourdissant qui fit voler en éclat les vitres du bureau, et la lueur qu'il irradiait s'intensifia.
**
Yuki s'éveilla en sursaut. Sa respiration était saccadée. Son cœur battait la chamade. Elle suait à grosses gouttes et sa gorge était sèche.
Un rêve. Ce n'était qu'un rêve. Le même qui venait la hanter presque toutes les nuits depuis quatre ans.
Il fallut plusieurs secondes à la jeune fille pour retrouver ses esprits et réaliser où elle avait atterri. Elle était allongée sur un matelas peu confortable, dans une chambre d'étudiant en désordre. Sur le sol traînaient chaussettes sales, feuilles volantes et restes de plats surgelés. À travers la fenêtre, elle pouvait apercevoir la plage, ainsi que la méditerranée sur laquelle se reflétait un fin croissant de Lune.
Comment était-elle arrivée ici ? Elle se souvenait qu'elle était en train de combattre les horribles cabots pour protéger une synithe, puis avait reçu un coup en traître qui lui avait fait perdre connaissance. Ce qui signifiait donc que...
L'Esper se crispa lorsque quelqu'un toqua à la porte. Alors qu'elle voyait la poignée tourner, elle bondit hors du lit, prête à se battre. Néanmoins, une douleur fulgurante dans la jambe l'obligea à se rasseoir aussitôt en gémissant. Un instant plus tard, Arthus entra, une tasse de café à la main. Un sourire léger illumina sa figure en constatant que la rouquine avait repris ses esprits.
— Ah, tu es réveillé, je suis rassuré, déclara-t-il d'une voix amicale.
— T... Toi... Qu'est-ce que tu m'as fait ? grimaça Yuki. Tu m'as kidnappée pour obtenir une rançon, c'est ça ? Désolée, mais ça ne marchera pas !
— Pas vraiment, non, répondit le garçon, confus. Comme on était pas loin du dortoir et que tu étais dans un sale état, je t'ai ramenée ici pour que tu puisses te reposer. Café ?
Même si sa seule envie était de transpercer ce monstre qui se moquait clairement d'elle, la jeune fille se contint. Dans sa condition, même un chat de gouttière aurait pu la mettre au tapis. Le plus sage était d'observer et d'attendre le moment opportun pour s'enfuir. Et puis, si elle pouvait en apprendre davantage sur cet étrange Familier, peut-être pourrait-elle obtenir une promotion. Alors, dans l'espoir d'abaisser la garde de son ennemi, elle s'empara de la tasse et la but d'une traite.
— Si tu veux une récompense pour ça, tu rêves, grogna-t-elle sèchement. C'est de ta faute, et celle de tes potes les clébards, tout ça.
— Je n'ai pas demandé à ce que tu m'attaques, hein, répliqua Arthus en haussant les épaules. Moi, je vivais tranquillement ma vie avant que tu débarques.
— C'est ton maître qui t'ordonne de dire ça ? Désolée, il perd son temps ! J'avalerai pas un truc pareil !
L'adolescent soupira.
— Et si tu m'expliquais cette histoire, une bonne fois pour toutes ?
— C'est toi qui vas m'expliquer, si tout ce que tu racontes est vrai ! Un Familier sans maître ? Bah ! La bonne blague ! Des voitures intelligentes sans chauffeur, tant qu'on y est ?
— Donc, pour toi, je suis une sorte de machine, c'est bien ça ?
Yuki fronça les sourcils. Ce type était stupide, ou quoi ? Soit il était un excellent bluffeur, soit il était complètement à l'ouest. Dans tous les cas, elle avait affaire là à un cas vraiment particulier. En un sens, cela lui changeait des dinosaures ou des poupées possédées et elle n'était pas mécontente. Mais, d'un autre côté, elle allait devoir redoubler de méfiance, d'autant plus que, dans un espace aussi confiné, ses pouvoirs allaient simplement se retourner contre elle en faisant s'écrouler toute la structure. Même si elle n'en avait pas l'habitude, sa meilleure arme allait être la diplomatie. Au moins jusqu'à tant qu'elle retrouve toutes ses forces.
— Faisons un deal, le monstre. Explique-moi qui tu es, et, en échange, je répondrai à tes questions.
— Refaisons les présentations, alors. Je m'appelle Arthus Leclipse. J'ai été créé il y a quelques mois par le professeur Ambroise Leblanc qui m'a envoyé ici pour que je puisse vivre une vie d'ado ordinaire.
— Ambroise Leblanc ? C'est donc lui, ton « maître » ?
Le garçon se gratta le menton, pensif.
— Mon « créateur », plutôt. Il ne m'a jamais rien ordonné, après tout. Au contraire, j'ai l'impression de lui demander beaucoup trop de choses, parfois.
Non. Ce n'était pas du bluff. Yuki pouvait le ressentir dans la voix de son interlocuteur. Personne n'était capable de mentir comme ça. Et, pourtant, la jeune fille avait souvent eu affaire à des invocateurs qui se prétendaient syniths dans l'espoir d'échapper à son courroux. À chaque fois, elle était parvenue à les démasquer assez facilement. Mais pas là. Ce monstre n'avait pas qu'une apparence humaine. Il en avait aussi l'attitude.
— Je n'ai pas grand-chose d'autre à rajouter à part que je vis ici avec mon coloc, continua Arthus. Donc, si tu es satisfaite, à ton tour de m'expliquer. Tu as l'air d'en connaître un rayon sur toutes ces histoires. C'est quoi, un Familier exactement ?
La rouquine, malgré elle, se sentit obligée de répondre sincèrement.
— Ton créateur est un sacré incapable s'il t'a lâché dans la nature sans rien te dire. Un Familier, c'est une création des humains, commença-t-elle d'une voix plus calme. Ça peut être à partir de n'importe quoi, un bout de bois, un fossile ou même un être vivant. Ceux qui sont capables d'en fabriquer sont appelés « invocateurs ». Mais, comme un fusil ou une voiture, ils n'ont aucune volonté propre. Ils servent simplement celle de leur maître. Ces chiens que tu as vus tout à l'heure n'étaient pas des animaux ordinaires. C'était des Gallytrots, des créatures qu'on trouve normalement dans le nord de l'Écosse.
— Aux dernières nouvelles, je ne reçois d'ordre de personne à part moi-même. Enfin, je peux penser tout seul, quoi. Peut-être que je suis un Familier libre ?
Non. Ce n'était pas possible. Yuki refusait d'y croire. Ce n'était forcément qu'une apparence, une coquille vide, une illusion créée par quelqu'un afin qu'il se fonde dans la masse. Il n'y avait pas d'autre explication.
Ou plutôt, si, il y en avait une autre. Lorsque la Japonaise la considéra, son cœur se serra.
— Familier... libre, tu dis ? C'est ridicule... Un Familier a besoin soit d'une source d'énergie, soit d'un maître pour maintenir sa présence dans ce monde. Sans ça, il disparaît et redevient un objet inanimé !
— Apparemment, je suis l'exception qui confirme la règle, rit Arthus légèrement.
Yuki fut tellement interloquée par cette déclaration qu'elle ne trouva rien d'autre à faire que fixer son interlocuteur bêtement. Était-il vraiment possible que le projet qu'elle avait découvert ce jour-là ait porté ses fruits ? Mais alors, dans quel but ? Pourquoi créer littéralement une arme douée de volonté, pour l'abandonner ensuite dans une ville paumée ? Tout ça n'avait aucun sens !
Néanmoins, la jeune fille se mit à espérer au fond d'elle que toute cette histoire fût vraie.
— Et qui me dit que ce n'est pas ton maître qui t'ordonne de dire ça pour m'embobiner pour mieux m'attaquer quand j'aurai le dos tourné ? insista-t-elle, sans grande conviction.
— En effet, et je ne peux pas te prouver le contraire. Mais je peux te jurer que c'est la vérité. S'il te plait !
Le Familier s'inclina alors devant l'Esper.
— Tu... tu n'as pas besoin d'être aussi solennel, c'est bon, je te crois bégaya-t-elle, gênée.
— Vraiment ? demanda-t-il avec espoir.
— Non, mais j'aimerais...
Oui. Elle voulait croire que Savior, ces créateurs de monstres, ait finalement décidé d'œuvrer pour autre chose que la destruction massive. Les démons mythologiques, les fantômes mangeurs d'hommes ou encore les légendes urbaines comme le Cupacabra. Toutes ces atrocités étaient l'œuvre de Savior pour dominer le monde. Du moins, c'était ce qu'en disaient les héros qui les avaient vaincus.
Mais Arthus, lui, était différent. À première vue ses pouvoirs n'étaient pas destinés au combat, et sa nature « libre » le rendait bien trop imprévisible pour être utilisé comme une arme fiable. Était-il une sorte de compromis entre Familiers et Esper, créé par les invocateurs de Savior pour faire le premier pas en vue d'une réconciliation ?
Peut-être Yuki venait-elle simplement de sauter les deux pieds joints dans un piège mortel, mais elle s'en fichait. Elle avait besoin de connaître la vérité.
— J'aimerais y croire, c'est pourquoi je vais te faire confiance, Familier. Montre-moi que ce monde n'est pas fait de noir et de blanc, donne-moi l'espoir que tous les Familiers ne sont pas du mauvais côté.
— Cela veut-il dire que tu ne vas pas essayer de me tuer à nouveau ?
La rouquine ne put s'empêcher de rire. Décidément, les réactions d'Arthus étaient, en plus d'être totalement humaines, totalement naïves et innocentes, comme celles de n'importe quel lycéen lambda.
— Pour l'instant, je vais garder un œil sur toi. Si je me rends compte que tu me mentais, alors, tu auras intérêt à savoir courir vite. Mais, tant que tu ne représenteras pas une menace, je ne lèverai plus mon épée contre toi. Après tout, je suis venue ici pour régler d'autres problèmes beaucoup plus urgents.
— Bon, c'est mieux que rien, j'imagine, soupira le Familier, soulagé. Et, sinon, tu m'as parlé de Savior, ou un truc du genre, c'est quoi ? Une secte ?
Yuki se crispa de nouveau. Non. Par contre, un tel niveau d'ignorance n'était pas possible. Comment le créateur de ce type avait-il pu omettre une information aussi cruciale ? Savior et ESP étaient les deux organisations les plus puissantes du monde. Elles étaient connues même des syniths, bien que pour eux il ne s'agît que d'organismes scientifiques comme tant d'autres.
— Oh... rien, t'inquiète. Oui, c'est une secte, tu peux le voir comme ça ! Mais ça n'a pas d'importance. Sur un autre sujet, où est passée la fille de la plage ? Tu l'as ramenée au dortoir, aussi ?
Arthus détourna le regard pour réfléchir quelques secondes avant de répondre d'une voix peu assurée.
— Elle... Elle n'a rien. Elle était juste choquée, mais pas blessée. Du coup, je l'ai amenée ici, au cas où ces bestioles reviendraient.
— Est-ce qu'elle a réalisé que c'était des monstres qui l'ont attaquée ?
— Je... Je ne lui ai pas demandé. Elle n'a pas beaucoup parlé, en fait.
C'était un mensonge. Yuki l'avait détecté facilement Grace à la dilatation des pupilles de son interlocuteur et son regard fuyant. Ce qui lui confirmait indirectement que toute son histoire délirante n'en était pas un. Cela ne rendait que les choses plus étranges. Il y avait vraiment quelque chose qui clochait autour de sa création. Et la Japonaise était bien déterminée à découvrir quoi. Tant pis pour le Lindorm. Sa priorité était désormais d'investiguer sur Arthus. C'est pourquoi elle ne comptait pas le lâcher d'une semelle avant d'avoir obtenu des réponses à ses questions.
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