4 ‣ Et là, c'est le drame
Rohan
Rohan déboula à l'hôpital les larmes aux yeux. Autour de lui, c'était le chaos. Il était impossible de poser son regard autre part que sur un blessé. Il y en avait partout. Sur les brancards, sur des civières posées au sol, sur les chaises du hall d'accueil. Des plaintes de douleur enveloppaient ce lieu cauchemardesque.
Le personnel médical, complètement débordé, courait dans tous les sens. Rohan se jeta sur le bras d'une infirmière qui aidait un homme à moitié brûlé à avancer.
— Je cherche mes parents. Je...ils travaillent dans l'usine qui a explosé, bégaya-t-il.
L'infirmière secoua la tête. Ses yeux criaient sa détresse, elle était dépassée par les évènements.
— Je ne peux pas t'aider, je dois m'occuper de-
— Est-ce qu'ils sont ici ? insista-t-il. Est-ce que quelqu'un peut me dire où ils sont ?
— Je ne peux pas t'aider, répéta-t-elle. Je dois m'occuper des blessés.
Rohan libéra l'infirmière. Il tourna sur lui-même, cherchant désespérément ses parents dans la foule. Ses doigts s'accrochèrent à ses cheveux alors que la panique montait en lui. Il s'accroupit, sa tête tournant dangereusement. Son souffle se raccourcit. Il respirait avec difficulté, incapable de gérer la terreur qui le submergeait. Il ferma les yeux, tentant de faire abstraction des cris d'effroi qui l'entouraient. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Comment l'usine avait-elle pris feu ? Était-ce un simple accident ? Personne n'était en mesure de répondre à ses questions. Et personne ne savait où se trouvaient ses parents.
Il se releva d'un bond et se précipita hors de l'établissement, manquant de peu de bousculer un brancard au niveau de l'entrée.
Il se mit à courir en direction des volutes de fumées, à moitié aveuglé par les larmes qu'il ne parvenait pas à contenir. Au loin, d'immenses flammes s'élevaient entre les immeubles, si haut qu'on aurait dit qu'elles léchaient le ciel. Le soleil avait disparu derrière les nuages noirs, plongeant la ville dans l'obscurité.
A contre-courant de la foule, Rohan peinait à se frayer un chemin. Sur le pont qui enjambait une fracture de l'île, un chariot était bloqué. Les bouquedocs hennissaient et se cambraient, excités par l'affolement général. Rohan se jeta en arrière juste à temps pour ne pas se faire piétiner par les montures.
Derrière lui, des véhicules quadripodes de pompiers essayaient de rejoindre le lieu de l'incendie. Les sirènes hurlaient dans les oreilles de Rohan.
La tête baissée, le garçon se mit à bousculer sans vergogne ceux qui se tenaient sur sa route. Des injures volèrent mais se perdirent presque aussitôt dans le boucan global.
Sa course fut interrompue par un barrage érigé par les forces de l'ordre.
— Éloignez-vous ! criaient les officiers.
Une foule de curieux s'était amassée contre les barrières. Certains essayaient de forcer le passage, sans doute pour aller prêter main-forte à un proche, mais ils étaient repoussés sans peine. Accablé par un sentiment d'impuissance, Rohan frappa un mur avec rage.
— Les secours s'occupent déjà des blessés, éloignez-vous !
Rohan renifla et essuya ses larmes d'un revers de la manche. Alors qu'il s'apprêtait à faire demi-tour pour essayer d'accéder au lieu d'une autre façon, une voix familière arriva à ses oreilles.
— Rohan ! Rohan !
Sa grande sœur apparut devant lui et le saisit par les épaules.
— Rohan, tu as vu papa et maman ? Tu sais où ils sont ?
Le garçon secoua la tête, incapable de parler. Les traits d'Odénie étaient tordus par l'affolement. Elle était toute aussi désorientée et perdue que lui.
— On va les trouver, promit-elle d'une voix tremblante. Ils sont en sécurité, j'en suis sûre.
Rohan se surprit à implorer les dieux draconiens. S'ils ne les avaient pas abandonnés, qu'ils les aident à retrouver leurs parents en vie.
လ
Carl, le benjamin de la fratrie, pleurait, et personne ne s'approchait pour le réconforter. Rohan jeta un regard insistant à sa grande sœur et à son grand frère, pour les encourager à s'y coller, eux. Après tout, ils étaient plus âgés.
Après un soupir, Arold finit par esquisser un geste vers l'enfant.
— Ça va aller, Carl. Maman va s'en sortir, lui souffla-t-il en lui tapotant l'épaule.
Les pleurs de leur petit frère s'intensifièrent. Personne n'était vraiment apte à gérer ce genre de situation dans leur famille.
Rohan baissa les yeux sur ses pieds qu'il balançait sous sa chaise pour passer le temps. Une demi-journée s'était écoulée depuis l'explosion de l'usine. Après plusieurs heures, lui et sa sœur avaient fini par apprendre que leurs parents avaient tous deux été transportés à l'hôpital. Lorsqu'ils avaient vu leur père, celui-ci leur avait annoncé que leur mère était en soins intensifs. Malgré leurs protestations, il leur avait ordonné de rentrer à l'appartement pour s'occuper de leur petit frère, le temps que son opération se termine.
Depuis, ils étaient tous les quatre installés autour de la table de la salle à manger, silencieux.
Bien que Rohan fût rassuré que ses parents aient été à l'hôpital et pas sous les décombres du bâtiment, l'angoisse lui tordait toujours les tripes. Est-ce que la vie de sa mère était en danger ? Son père n'avait pas su lui donner davantage de détails. À chaque fois qu'il entendait un bruit dehors, son cœur ratait un battement. Il craignait que ce ne soit son père qui revienne, le regard assombri par une triste nouvelle.
Qu'allait-il se passer, désormais ? Comment ses parents allaient-ils travailler, maintenant que leur lieu de profession n'était plus qu'un amas de cendre ? Comment sa famille allait-elle rembourser l'hôpital après l'opération ?
Odénie et lui ne gagnaient même pas suffisamment d'argent pour se nourrir eux-mêmes, et Arold, l'aîné, s'était marié l'année dernière et attendait un gamin. Il aurait besoin de son salaire pour s'occuper de sa propre famille.
Épuisé par la journée, Rohan s'affaissa sur la table à manger. La tête posée sur un bras, il jouait du bout des doigts avec le pot de sel, le faisant rouler sur la surface en bois. Carl commençait aussi à fatiguer. Il avait du mal à garder les yeux ouverts. Son grand frère caressait ses cheveux noirs, décollant les mèches trempées qui s'accrochaient à son visage. Ses pleurs se tarirent, et les paupières de Rohan s'alourdirent.
Lorsque son père rentra, il fut le premier à ouvrir les yeux, alerté par le bruit de la serrure. Autour de lui, tout le monde s'était assoupi. Sa sœur dormait profondément sur la table et ses deux frères étaient allés s'allonger sur le canapé du salon.
Sa fatigue s'envola et son rythme cardiaque grimpa en flèche. Il fixa la porte d'entrée, le cœur au bord des lèvres. Le visage de son père apparut dans l'embrasure.
— Ah, vous êtes là, dit l'homme en l'apercevant..
— Maman va bien ? le pressa Rohan.
Odénie remua dans son sommeil.
— Elle va s'en remettre.
Un immense soulagement le submergea. Il laissa retomber ses épaules, réalisant seulement à cet instant la tension exercée sur son corps entier.
— Papa ! s'écria Carl en l'apercevant.
L'enfant se précipita vers son père.
— Maman va bien, le rassura l'homme. Elle reviendra bientôt.
— C'est vrai ? Elle est hors de danger ? s'exclama Odénie.
— Oui. Le Culte draconiste a envoyé des Guérisseurs, ils se sont occupés d'elle personnellement.
Pour la première fois de sa vie, Rohan fut soulagé d'entendre que le Culte était intervenu. Même s'il ne les avait jamais vus à l'œuvre, il savait que les Guérisseurs draconiens possédaient une puissance incommensurable. On racontait qu'ils pouvaient refermer les blessures d'un simple geste.
— Ils ont utilisé la magie ? demanda Carl.
— Ce sont des arts divins, Carl.
Tout comme les Gardiens et Messagers, les Guérisseurs tiraient leurs pouvoirs des dieux. À eux trois, ils constituaient les trois ordres Célestiaux du Culte draconiste. Le mystère qui entourait les arts divins était total pour les gens comme Rohan qui n'en étaient presque jamais témoins. Seul le Culte avait le secret de ces pouvoirs surhumains. En dehors des Célestiaux que le Culte formait dès le plus jeune âge, personne n'était autorisé à pratiquer les arts des dieux.
Habituellement, le Culte gardait jalousement ses Célestiaux, d'autant plus depuis que l'Empereur les avait envoyés combattre une guerre vers leurs comptoirs terrestres, loin des archipels volants. Il était de plus en plus rare d'en croiser, alors Rohan était reconnaissant que, pour une fois, ils soient intervenus.
— Il est tard, annonça le père de Rohan. La journée a été fatigante pour tout le monde, allez vous coucher. Arold, tu devrais rentrer chez toi, Caroline doit attendre de tes nouvelles.
Il poussa Carl en direction de sa chambre. Rohan salua Arold d'un geste et emboîta le pas de son petit frère. Il se débarrassa de ses vêtements et se glissa dans son lit vêtu seulement d'un caleçon.
Il ne se sentait plus fatigué du tout, pourtant son réveil indiquait trois heures et demie passées. Bientôt, la ville se réveillerait, et une nouvelle journée débuterait.
Pendant près de vingt minutes, les yeux de Rohan fixèrent le plafond, grands ouverts. Ses pensées s'emmêlaient dans son cerveau, il ne parvenait pas à les faire taire et à s'endormir. A chaque fois qu'il fermait ses paupières, il revoyait la scène d'horreur à l'hôpital, les immeubles noircis par les flammes qui clôturaient les rues où la panique régnait.
Dans l'espoir de noyer ses pensées, il se leva pour aller se servir un verre d'eau. Lorsqu'il sortit de sa chambre, il constata avec surprise que la lumière de la salle à manger brillait toujours. Les voix de son père et de son grand frère Arold lui parvinrent.
Il n'est pas encore parti ?
Il s'approcha sur la pointe des pieds, curieux d'entendre ce qui se disait.
— Ils ne voudront jamais, souffla son père à voix basse.
— Et les banques de Rigfort ? proposa Arold. Ils seront peut-être plus enclins à te faire ce prêt que celles de Lillport.
— Je vais essayer toutes les villes de l'archipel, mais je doute d'avoir beaucoup de succès.
— Qu'est-ce qui va se passer alors ? Ils vont prendre l'appartement ?
Penché à l'angle du mur, Rohan vit son père avec une mine soucieuse. Il tenait sa tête entre ses mains et fixait un tas de papier devant lui, un crayon entre ses doigts crispés.
— Je ne sais pas, soupira-t-il.
Arold essuya son front du dos de la main.
— Avec Caroline on pourrait récupérer Carl et Rohan chez nous quelque temps, mais on n'aura pas les moyens de...
— Je vais trouver une solution, le coupa son père. Il y a forcément une autre solution.
Arold jeta un coup d'œil à l'horloge du salon.
— Il faut que j'y aille, Caroline va s'inquiéter de ne pas me voir rentrer et je commence le boulot tôt. Je peux repasser demain quand j'aurai fini.
— Non, repose-toi. Je viendrai te voir si j'ai besoin de quelque chose. Merci, Arold.
Le jeune homme hocha la tête. Un sourire triste s'épanouit sur ses lèvres.
— Le plus important, c'est que vous soyez tous les deux sains et saufs.
Rohan se plaqua contre le mur pour ne pas être repéré. Quand la porte d'entrée claqua, il retourna dans sa chambre, la gorge serrée.
Sa vie allait être profondément bouleversée par cet évènement. Il le savait.
Merci d'avoir lu !
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro