35 ‣ Le dragon (que vous attendiez tous)
Rohan
Le Grand Temple portait bien son nom.
Rohan contemplait le bâtiment, émerveillé par sa majesté. Les colonnes imposantes d'un marbre blanc mêlé à des veines d'or s'élevaient vers le ciel, tandis que la coupole centrale étincelait sous le soleil. Des motifs complexes et des sculptures détaillées racontaient une histoire sur les murs extérieurs. Sous les arcs en ogive, les larges vitraux donnaient de la couleur au lieu.
Le plus impressionnant restait cependant l'immense allée de statues qui traçaient le chemin jusqu'au temple. Rohan et Carl avaient failli être en retard, tant ils avaient traîné.
Devant le temple, c'était la statue de Pyro, le tout premier dragon, qui était représentée. Ses ailes étaient déployées, prêtes à s'envoler, et sa tête massive regardait fièrement l'horizon. Sa gueule grande ouverte révélait des dents acérées et une langue bifide. Chaque détail de son corps avait été soigneusement sculpté, de ses griffes crochues à ses yeux en rubis, en passant par ses épaisses écailles écarlates, en verre.
— Neuf heures vingt !
Une dizaine de gamins se présentèrent aux religieux draconiens et furent invités à pénétrer dans le temple.
Son frère et lui avancèrent jusqu'aux portes. Ils seraient les prochains à passer. Rohan se surprit à tordre ses doigts, en proie au stress. Il avait l'impression qu'il allait passer l'examen le plus important de sa vie.
L'amplificateur n'assurait pas son affiliation et la voix de sa conscience lui répétait sans cesse qu'il ne serait sans doute pas choisi malgré ses efforts. Mais, au fond de lui, la flamme de son espoir brûlait plus fort que jamais.
Carl, qui avait lui aussi passé des jours à attendre ce moment, semblait encore plus angoissé que lui. Sa main moite glissait dans celle de Rohan. Des tremblements presque imperceptibles secouaient son bras.
Rohan voulut lui lancer une pique, mais se ravisa. Au lieu de ça, il resserra ses doigts autour de la poigne de son frère. Le garçon releva la tête.
— C'est bientôt à nous.
Oui, merci Carl, je sais. Pas besoin de me stresser davantage.
L'estomac de l'adolescent était crispé. Il regrettait d'avoir grignoté autant de viennoiseries avant de venir. Il avait envie de tout recracher. Les cinq minutes s'écoulèrent à la fois terriblement lentement et bien trop vite.
— Neuf heures vingt-cinq !
Les portes du Grand Temple s'ouvrirent.
Rohan et Carl s'avancèrent vers les religieux, dans un état second. On vérifia leur convocation et leur ticket d'entrée, puis on les somma d'entrer dans le Grand Temple. Ils franchirent le seuil d'entrée et déboulèrent dans le vestibule de l'édifice. Un prêtre d'un âge avancé se tenait debout au milieu de la pièce, les mains croisées sur sa robe. Il attendit que tous les enfants aient pénétré dans le vestibule avant d'ordonner la fermeture des battants d'un signe de tête.
— Bienvenus au Grand Temple, mes enfants, déclara-t-il d'une voix puissante.
Il s'avança, sa longue toge blanche et rouge traînait sur le sol en marbre.
— Derrière cette porte, se trouve le nouveau dragon de l'Empire.
Il marque une pause ; tous les regards étaient braqués vers la porte en question. La tension était palpable dans le vestibule ; les enfants restaient immobiles, bouches ouvertes.
— L'épreuve de Sélection est simple et rapide, reprit le prêtre. Vous n'avez aucune raison d'avoir peur. En entrant, vous vous mettrez tous en ligne devant le dragon. Des religieux seront là pour vous guider. Après une petite minute, si aucun de vous n'est choisi, vous serez invités à sortir.
En y réfléchissant, il était fou que l'Empereur fasse déplacer des milliers d'enfants provenant de tous les archipels pour qu'ils passent une unique minute devant la créature.
Le prêtre posa sa main sur la poignée en or. Rohan retint sa respiration. Son petit frère lui broyait les doigts sans s'en rendre compte.
— Gloire aux dieux draconiens et gloire aux dragons ! clama le prêtre.
La porte s'ouvrit, et les enfants s'engouffrèrent dans le grand hall.
Le regard de Rohan fut immédiatement attiré par la créature. Carl lâcha sa main.
Il n'avait jamais vu un dragon d'aussi près. À peine plus grand qu'un gros chien, il se tenait là, sur l'autel. Ses ailes étaient rabattues contre son flanc et ses écailles rougeoyantes frémissaient au rythme de sa respiration. Sa tête reposait sur le sol en marbre, on aurait dit qu'il s'ennuyait. Une épaisse chaîne en or entourait son cou.
Les religieuses guidèrent les enfants pour qu'il forme une ligne au pied de l'autel. Rohan ne parvenait pas à détourner les yeux de la créature tant elle le fascinait. Le dragon releva la tête et observa les enfants, un à un.
Quand son regard croisa celui de Rohan, le garçon se pétrifia sur place.
Les pupilles de la créature s'élargirent, Rohan ne voyait plus que ça. Toutes ses forces le quittèrent. Les yeux hypnotisant du dragon l'avalèrent. Le sol se déroba sous son corps et il fut emporté dans un tourbillon pourpre.
Sa peau se mit à brûler. Il hurla de douleur alors que son épiderme se désagrégeait sous ses yeux et que les cendres s'envolaient. Il se débattit, brassant le vide pour s'échapper de cette tornade, mais bientôt, il ne resta plus rien de ses bras. Le tourbillon se resserra autour de lui, ses os se brisèrent sous la pression. Rohan cria de toutes ses forces avant que son corps entier ne finisse broyer.
Et puis, soudain, la douleur s'arrêta.
Une brise fraîche caressa son visage. Il souleva ses paupières : une forêt aux couleurs chaudes s'étendait à perte de vue. Les branches des arbres ployaient doucement au rythme du vent, le bruissement des feuilles se transformait en une mélodie gracieuse.
Un souffle chaud lui chatouilla la nuque. Il se retourna, sans la moindre appréhension.
Le dragon était assis dans son dos. Il le fixait de ses yeux perçants, la tête légèrement penchée. Une collerette prenait naissance sous sa mâchoire inférieure et venait se rattacher à l'arrière de sa tête. Un fin cartilage était visible sous cette peau délicate. Ses narines larges et effilées frémirent, il avança son museau vers Rohan. Sa puissante queue balaya les feuilles mortes derrière lui.
Rohan posa sa paume de sa main sur la tête de la créature. Un incroyable sentiment de sérénité s'empara de lui. Le dragon inclina le cou en signe de soumission. Le vent souffla plus fort, faisait voler les cheveux du garçon dans tous les sens.
Avant qu'il n'ait le temps de prononcer le moindre mot, il fut aspiré en arrière. Le sol s'éloigna, la forêt d'automne s'éloigna, la planète s'éloigna, et les ténèbres l'engloutirent.
Il regagna son corps avec brutalité. Une religieuse écarta ses paupières, et son visage s'illumina. Elle le tira pour le remettre sur pied et leva le bras du garçon.
— Gloire aux dieux draconiens et gloire aux dragons, et gloire au nouveau Cavalier !
Rohan ne réalisait pas ce qui se passait. Le monde tournait autour de lui, seule la religieuse lui permettait de tenir sur ses deux jambes.
On le tira à travers le temple. Rohan se retourna pour chercher Carl, mais l'enfant était entraîné de l'autre côté du monument.
— Attendez, bafouilla-t-il. Mon petit frère !
Les religieuses ne l'écoutèrent pas. Avant qu'il comprenne ce qu'il se passait, la lumière du soleil l'éblouit. Il voulut protéger ses yeux de son bras, mais on le tenait fermement des deux côtés. Une vague d'ovation déferla sur Rohan. Il ne distinguait plus rien. Ou plutôt, il distinguait tout trop bien. Un vieil homme l'acclamait. Ses mains étaient parsemées de taches brunes et de grains de beauté. L'applaudissement résonna dans les oreilles de Rohan comme s'il se trouvait juste à côté de lui.
Les cloches sonnèrent, lui arrachant les tympans. La membrane en métal qui les constituait vibrait à chaque tintement.
Une petite fille cria. Deux couettes divisaient sa chevelure blonde. Un pétale de fleur était coincé dans l'un des élastiques de sa coiffure. Une odeur sucrée s'échappait de sa bouche grande ouverte.
Il ne savait plus où donner de la tête, ses sens étaient assaillis de toutes parts. Son crâne allait exploser.
Une main lui agrippa la nuque. Une vague d'énergie le traversa et sa vision revint subitement à la normale.
— Reste avec nous, mon garçon, susurra l'une des religieuses qui le tenait.
Devant le temple, une immense foule l'applaudissait.
— Gloire au Cavalier ! Gloire au Cavalier !
La foule répéta la phrase en boucle avec force. Le prêtre s'approcha de lui et s'inclina. Il tendit ensuite les bras et plaça un chapeau rouge sur la tête du garçon. Un long voile en soie rouge tomba devant ses yeux.
Aveuglé, il se laissa guider par les religieuses. Elles le portèrent presque dans les escaliers pour pas qu'il ne trébuche. À force d'être baladé de la sorte, sa blessure au flanc le faisait souffrir, mais il n'osait rien dire.
Des vagues de bravos s'échouaient sur lui alors qu'il traversait la foule. Des dizaines de mains frôlaient son corps.
La religieuse continuait de le tenir par la nuque, comme pour le maintenir dans la réalité. Si elle s'éloignait de lui, il allait se retrouver submergé de milliers de bruits et d'odeurs que son cerveau ne pourrait pas analyser, il en était persuadé. Alors, il s'accrocha à l'ancre que représentaient ces doigts fins autour de son cou. Il concentra toute son attention dessus, n'essayant pas de comprendre quoique ce soit d'autre.
On le fit grimper dans une voiture. Le moteur rugit. Rohan se crispa quand le véhicule se mit en branle. Les roues crissèrent sur le sol en pavé. Des sifflements fusaient de part et d'autre de la route. Ils étaient si assourdissants !
La prise sur sa nuque se raffermit. Une nouvelle vague d'énergie se répandit en lui.
— Concentre-toi sur ma voix. N'écoute pas le reste.
Rohan ferma les yeux.
— Le dragon t'a choisi. Tu es désormais un Cavalier draconien.
Cette affirmation heurta Rohan de plein fouet. Il se mit à suffoquer.
Le dragon m'a choisi, se répéta-t-il. J'ai réussi.
— Je sais que tout ce qui t'arrive est très éprouvant, mais tout va bien se passer. On t'expliquera tout, une fois arrivé au monastère. En attendant, fais-moi confiance.
Sa voix douce semblait se faufiler jusqu'au plus profond de son être.
— Respire. Tu t'appelles Rohan, c'est ça ?
Le garçon acquiesça.
— Moi, c'est Ariella. Ton petit frère est en sécurité, ne t'en fais pas pour lui.
Ariella lui parla jusqu'à ce qu'ils quittent le centre de l'île. Le bruit de la foule se dissipa pour laisser place au doux frémissement du vent. Avec délicatesse, la religieuse remonta le voile qui obstruait sa vision et le rabattu en arrière. La voiture gravissait une petite colline en haut de laquelle se trouvait un monastère. Ses bâtiments de pierre se fondaient harmonieusement dans la nature environnante.
Rohan se retourna et vit de grandes grilles noires qu'ils venaient de passer et qui marquaient la limitation du terrain des religieux. Petit paradis d'herbe verte sur cette île coulée dans l'or et le béton.
Le domaine devait bien s'étendre sur plusieurs hectares. On n'entendait plus aucun bruit venant de la ville. Le silence contribua à l'apaisement de Rohan. Il inspira une grande bouffée d'air.
La main d'Ariella glissa doucement de sa nuque.
— Ne t'inquiète pas, souffla-t-il. Tu ne risques rien ici, tu es assez loin.
Elle n'avait pas menti, rien ne se passa lorsque ses doigts s'éloignèrent de la peau de Rohan. Il était encore chamboulé par l'exacerbation de ses sens.
— Pourquoi est-ce que je me suis senti comme ça ?
— C'est normal. Tu te sentiras en permanence comme ça à proximité de ton dragon.
— Vraiment ? s'exclama-t-il avec effroi.
Cette hyperstimulation avait été terrible, il avait eu l'impression qu'on écrasait son cerveau sous des milliers d'informations.
— Tu t'y habitueras vite. Tous les Cavaliers avant toi sont passés par là.
Rohan détailla le visage de Ariella. On aurait dit qu'elle avait tout juste vingt ans. Ses traits juvéniles témoignaient d'une incroyable sérénité. Des jolies boucles blondes cascadaient sur ses épaules.
— Quand vous m'avez calmé avec votre main... c'était des arts divins ? demanda Rohan.
La religieuse sourit avec amusement.
— Oui. Je suis apprentie Messagère.
La voiture s'arrêta dans la grande cour qui précédait le monastère. Rohan fut conduit jusqu'à l'entrée de la bâtisse.
L'intérieur semblait figé dans une autre époque. Un vaste hall avec de hauts plafonds voûtés en pierre l'accueillit. La lumière chaude du soleil entrait par les grandes fenêtres en ogive et des tapisseries et peintures religieuses de figures emblématiques du Culte ornaient les murs.
Contrairement à tous les temples du Culte, le monastère était simple. Élégant, mais modeste.
— Suis-moi, on va commencer par te nettoyer et te changer.
Rohan emboîta le pas à Ariella. Les autres religieux les talonnèrent. Il descendit un escalier en spirale, et déboucha dans une immense salle envahie de vapeur. Un grain bain était creusé dans le sol.
Ariella commença à déshabiller le garçon, mais s'arrêta net en soulevant son tee-shirt.
— Par tous les dieux ! s'écria-t-elle.
Rohan se mordit les lèvres, embarrassé. Les doigts de la Célestiale parcoururent l'hématome et la cicatrice qui recouvraient le flanc gauche du garçon.
— Où est-ce que tu t'es blessé comme ça ? Va dire au Guérisseur de se préparer, ordonna-t-elle à une religieuse.
La femme détala.
— Je me suis fait agresser dans mon quartier, mentit-il.
Ariella secoua la tête.
— Mon pauvre garçon. Suis-moi.
Ariella le mena jusqu'à une des tours du monastère.
— Un Guérisseur va s'occuper de toi. Je reviendrai plus tard.
Rohan se retrouva seul dans la pièce froide. Il s'assit sur le lit et balança ses pieds au-dessus du sol.
Je suis un dragonnier.
Il se le répéta plusieurs fois, mais cela ne provoqua rien en lui. Il ne réalisait pas.
Ses pensées divaguèrent vers Saraphine. Il s'imagina comment la jeune fille allait réagir à la nouvelle. Il avait tellement envie qu'elle soit là, à ses côtés. Elle arrivait toujours à rire de toutes les situations, Rohan aurait bien aimé qu'elle dédramatise celle-ci aussi.
— Eh bien garçon ! On dirait que tu reviens de la guerre, qu'est-ce que c'est que ça ?
Rohan releva la tête. Un petit homme au ventre rond venait d'entrer dans la pièce. Il s'approcha pour examiner la blessure. Rohan serra les dents quand le Guérisseur appuya ses doigts sur l'hématome.
— On t'a bien amoché. Mais au moins, tu seras déjà endurci pour ton entraînement.
L'homme ricana devant le sourcil arqué de Rohan.
— Si tu savais, embraya-t-il. Les enfants bourgeois rêvent tous de devenir dragonniers, et après ils viennent pleurer au moindre bleu qu'ils récoltent. Les gens ont l'air d'oublier qu'avant d'être des symboles du royaume, les dragonniers sont des guerriers.
Il aurait bien aimé raconter ça à Saraphine.
Le Guérisseur remonta les manches de sa blouse.
— Ne bouge pas.
Il appliqua ses mains de part et d'autre de la blessure causée par balle et murmura quelque chose que Rohan ne comprit pas. Une chaleur agréable envahit Rohan.
— Et voilà !
Rohan écarquilla les yeux en constatant que l'immonde plaie avait laissé place à une fine ligne blanche, presque invisible.
Soudain, ses paupières se firent lourdes.
— Les guérisons ont un fort effet anesthésiant. Ne t'en fais...
Les lèvres de l'homme continuèrent à bouger, mais Rohan n'entendit pas ce qu'il disait. Sa vision se brouilla. Le guérisseur l'allongea sur le lit, et il sombra dans le sommeil.
Merci d'avoir lu !
Mission réussie pour Rohan, le voilà Cavalier ! Une nouvelle vie s'annonce pour lui, et elle sera pas de tout repos :))
Pour la petite anecdote, ce chapitre a été écrit en février 2022 (il y a un an et demi), lorsque j'ai commencé cette histoire, et c'était le chapitre 6 à la base xD Y a eu des changements de plan depuis ahah, mais je n'ai quasiment pas réécrit le chap pour gagner du temps sur cette version (une différence de style peut donc être visible).
Info bis : pour la réécriture, je prévois une véritable épreuve pour le choix du dragon, pour rendre la scène un peu plus épique (ça manque un peu ici je trouve ^^)
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