24 ‣ ...et les héros qui voulaient le rendre borgne
Rohan
— Sélianna...thalia ? Sélinnathelia ?
— Sé-lian-na-thé-lie, articule la cordonnière. Mais tu peux m'appeler Séli.
Enfin il pouvait mettre un nom sur ce visage. Après avoir porté ensemble la responsabilité de distribuer des amplificateurs pendant des semaines, c'était bien le minimum.
— Et ça fait longtemps que tu as rejoint les hérétiques, Séli ?
— Deux ans. J'avais fini en cellule après avoir tagué un temple de Lillport. Marco travaillait comme officier à l'époque. Il m'a fait sortir de garde à vue et m'a parlé du groupe qu'il montait.
— Les Arrachés, donc.
— Ouais.
Sur le mur de pierre grise qui s'élevait derrière elle, la peinture encore fraîche de ses graffitis embaumait l'air. En bleu, elle avait dessiné la silhouette d'une femme prostrée à terre. Dans son dos, une unique ossature fragile se tendait vers le ciel. Quelques plumes survivantes habillaient cette aile, fléchies dans des directions inhabituelles, témoins silencieux d'une souffrance vécue. Elle ne possédait pas de deuxième aile. Autour d'elle, des plumes virevoltaient.
— Pourquoi ce nom ?
— Le Culte arrache nos ailes. Il se réserve le droit de voler, mais le ciel n'appartient à personne. Et sûrement pas à leurs dieux idiots.
Rohan parcourut la surface rugueuse du regard, s'attardant sur les inscriptions anarchiques et les messages de protestation qui la parsemaient. Une peinture orange, dissimulée derrière des écriteaux noirs, attira son attention.
Le dessin semblait avoir été là depuis des années. Sa couleur s'estompait et ses lignes floues et effacées. Malgré tout, Rohan devina la représentation d'une paire d'ailes de métal. Un entrelacs de pignons et de rouages formait sa structure, et de longues tôles d'acier remplaçaient les plumes.
— C'est quoi ?
Séli se retourna pour suivre son regard. Son visage se crispa et sa bouche s'entrouvra.
— Rien. Un vieux projet.
Dans ses yeux défila une vague de nostalgie. Rohan sut à la façon dont elle pinçait ses lèvres qu'elle ne lui révélait pas tout, mais n'insista pas.
Désireuse de changer de sujet, Séli appuya son doigt sur le plan de la table, soulignant l'endroit où se trouvait l'objet de sa mission.
— Le temple de Shirewall, devina Rohan.
— Exact.
Le visage pâle du garçon s'imprégnait d'une appréhension grandissante.
— Le temple dispose d'une section réservée aux Guérisseurs draconiens.
Rohan noua ses doigts dans son dos pour cacher les tremblements de ses mains.
— Qu'est-ce que je dois y faire ?
— J'y viens.
Elle se dirigea vers une étagère pour attraper une boîte en métal rouge. Lorsqu'elle passa devant la lanterne à gaz, sa silhouette enveloppée se découpa devant le faisceau.
Elle souleva le couvercle sous les yeux de Rohan. Sur un coussin de mousse, dix flacons en verre fumé et scellés d'un bouchon en liège brillaient d'une teinte ambrée. Une odeur forte et piquante s'en dégageait.
— C'est du cuivronal. Un bijou de l'alchimie.
Rohan le savait très bien. Il avait lu dans le journal un article sur ce médicament issu de recherches sur les algues des points d'eau des archipels et sur les minéraux des îles de métal. Un mariage de chimie et de botanique, dont on vantait les performances.
— Avec une injection, il élimine toutes les toxines du corps. Sur cette île où les travailleurs respirent du poison à longueur de journée... Enfin je te fais pas un dessin. Et comme tu t'en doutes, les Guérisseurs le vendent à une somme astronomique. Bien au-dessus de son coût de fabrication.
Rohan commençait à se représenter la mission qui l'attendait. Les mouvements précis et gracieux de Séli dessinaient le plan devant lui.
Le souffle court et les mains moites, le garçon écoutait les paroles de l'hérétique en prenant soin de cacher son angoisse. Les risques lui paraissaient démesurés. La moindre erreur pouvait le conduire tout droit à sa mort. Dans sa poitrine, son cœur battait à tout rompre alors que des images de scénarios catastrophes s'imposaient à son esprit.
— Nous attendons de toi que tu voles des doses de ce médicament.
Le silence tomba, lourd comme une enclume. Même les hérétiques qui s'affairaient autour d'eux s'étaient tus. Leurs regards pesaient sur Rohan et engourdissaient son corps de terreur.
Les yeux anxieux du garçon croisèrent celui déterminé de Séli qui le fixait avec une intensité à couper le souffle. Comme si, derrière ses airs autoritaires, elle cherchait à lui insuffler la force qui lui manquait. Elle paraissait si sûre d'elle et confiante.
Entre eux deux, les croquis du temple recouvraient la table, noircis d'annotation. Ce plan avait été réfléchi avec une précaution minutieuse. Le genre d'organisation qu'on ne jetait pas au feu en envoyant une recrue inexpérimentée. Si les hérétiques le mettaient sur cette mission, c'était qu'ils le pensaient capable de la mener à bien... non ?
Finalement, Rohan rompit le silence.
— Qui participe à la mission ?
— Il faut trois individus. En plus de toi, nous pensions à-
— Est-ce que je peux choisir un de mes partenaires ?
Séli ouvrit grand les yeux.
— Tu veux proposer à un de tes potes ? C'est pas une soirée pyjama, Rohan.
L'agacement transparaissait dans sa voix, mais Rohan ne se laissa pas abattre.
— Il est doué. Et j'ai confiance en lui.
Séli s'appuie sur le dossier de sa chaise et balance sa tête autour d'elle, à la recherche d'un conseil. Mais seuls des haussements d'épaules lui répondirent.
Elle ferma les yeux et soupira.
— Il faut que je vérifie avec Marco.
လ
Rohan épingla le dernier document sur le mur et recula de deux pas pour considérer son œuvre dans son ensemble. Autour de la lettre, élément principal de son plan, fleurissaient de nombreux articles de journaux, notes manuscrites et photos. Les tiges rouges striaient le panneau de liège.
À sa droite, Jared s'amusait à lancer des cacahuètes en l'air et à les rattraper avec sa bouche. Lorsqu'il réalisa que Rohan le fixait avec insistance, il haussa un sourcil blond.
— Quoi ? Je connais le plan.
Il referma le paquet en le roulant, s'essuya les mains et vint se placer en face du mur.
Dans ses yeux s'alluma une étincelle d'excitation alors qu'il détaillait le tableau où s'étalaient les détails de leur opération. Il passa son bras autour de l'épaule de Rohan et approcha sa bouche de son oreille.
— Je vais tomber amoureux si tu continues à m'embarquer dans des histoires comme ça, susurra-t-il.
Rohan le repoussa du coude un mimant une expression de dégoût, mais l'orphelin réussit à lui arracher un sourire.
— Arrête ton cirque, c'est pas le moment de faire le clown.
Mais le sourire espiègle de Jared ne fit que s'accentuer.
— Je te sens tendu, Roh. Tu veux une cacahuète ?
— Très drôle.
Jared savait parfaitement que Rohan y était allergique et prenait un malin plaisir à essayer de l'intoxiquer.
— Comment va ta blessure ?
Par réflexe, Rohan posa sa main sur son flanc. Sous le tissu de son haut, il sentait les reliefs de la cicatrice boursouflée.
— C'est cicatrisé, mais le médecin m'a dit d'éviter les activités intenses.
— Et tu penses que nous introduire dans un temple draconien pour y voler des médicaments ne rentre pas dans la catégorie des "activités intenses" ?
Le garçon haussa les épaules avec une moue indifférente.
— Je pense qu'il parlait surtout du sport.
Jared ricana et lui donna un coup de poing dans l'épaule. Mais quand son rire s'éteignit, un silence oppressant le remplaça. Les tic-tac réguliers de l'horloge en cuivre massif résonnèrent comme le battement d'un cœur anxieux.
Rohan jeta un coup d'œil à l'heure.
— On devrait rentrer à Lillport. Il faut que je sois chez Zed avant que Sar' ne débarque.
L'orphelin eut l'air hésitant.
— Je pense qu'elle comprendrait si tu prenais le temps de lui expliquer, tu sais.
— J'ai pas la tête à avoir cette conversation avec elle, lâcha Rohan du bout des lèvres.
Le poids de ses secrets pesait lourd sur son corps. La culpabilité étreignait sa poitrine. Jamais il n'avait caché quelque chose d'aussi important à sa meilleure amie. À chaque fois qu'elle posait un regard sur lui, les mots qu'il retenait se bousculaient dans son esprit.
Il était conscient que la vérité finirait par éclater, mais le courage lui manquait. Et à cet instant, affronter son amie l'effrayait tout autant que la mission qui l'attendait. Presque plus. Alors, prisonnier de sa propre faiblesse, il gardait le silence et priait des dieux auxquels il ne croyait pas pour que le temps apaise la blessure de ses mensonges.
— Dis, Rohan, tu as promis quoi aux Arrachés en échange de cette dose ? Il y a autre chose que les médicaments, non ?
Le sérieux qu'il affichait soudainement effraya Rohan. Depuis quand savait-il se montrer sensé ?
— Des informations. Rien de risqué, je ne compte pas mettre ma famille en danger.
— Et tu penses qu'ils s'en contenteront ?
— C'est pas comme s'ils pouvaient me forcer. Sinon pourquoi prendre la peine de me demander de prouver ma valeur ?
— Peut-être espèrent-ils que tu marcheras dans leur pas de ton plein gré.
— Je suis pas suicidaire à ce point. Leur cause est juste et je les aiderai dans la mesure où mes actions ne menacent pas ma famille.
Derrière les vitres crasseuses de la pièce, le crépuscule embrasait le ciel et les ombres grandissantes grignotaient les façades des usines et leurs cheminées. Les bras croisés dans son dos, Rohan contemplait la lente agonie de ce soleil, comme si c'était la dernière fois qu'il assisterait à ce spectacle. Bientôt, ce serait peut être lui qui peindrait les rues de ces mêmes couleurs sanglantes.
Et ça, Saraphine ne lui pardonnerait jamais.
Merci d'avoir lu !
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