1 ‣ La ville de Lillport
Rohan
Rohan approcha son pied de la bordure du toit et se pencha en avant avec prudence. Trois mètres séparaient les deux immeubles. Trois mètres au-dessous desquels le vide s'étirait à perte de vue.
— C'est une blague ? grinça Rohan en s'éloignant du rebord.
Si le garçon avait l'habitude de se balader dans les hauteurs de sa ville et de se balancer sur des passerelles surélevées, sauter au-dessus du vide constituait une épreuve bien différente. Mais un seul coup d'oeil en direction de sa meilleure amie lui confirma qu'elle était sérieuse.
— Tu le regretteras pas, je te promets ! insista Saraphine.
— Si je tombe, j'aurais bien plusieurs minutes pour le regretter avant de m'écraser au sol.
— Tu perdras connaissance avant ça, railla la jeune fille.
Rohan lui jeta un regard noir qui ne fit qu'arracher un sourire à son amie, fière de sa réplique. Il évalua une nouvelle fois la distance entre les deux bâtiments, son cœur battant de plus en plus fort dans sa poitrine.
Saraphine avait un don pour trouver des perchoirs toujours plus hauts et inaccessibles, au grand désespoir de Rohan.
— Alors, tu viens ? s'écria Jared.
Son ami lui fit signe de l'autre côté du vide. Lui et ses deux autres compagnons avaient bondi sans une once d'hésitation. Depuis, ils ne cessaient de le narguer depuis le toit de l'immeuble en contrebas. Jared s'était assis sur le rebord, balançant ses jambes dans le vide, un air narquois sur le visage.
— Je te rattraperai si tu tombes, Roh'.
— Je préfère encore tomber que d'être touché par tes mains sales, grogna Rohan.
Il lui tourna le dos et leva les yeux au ciel, expirant tout l'air de ses poumons. S'il ne sautait pas, on le prendrait encore pour une mauviette. Mais peut-être était-il préférable d'être une mauviette vivante qu'un casse-cou aplati au sol.
Sa meilleure amie s'approcha de lui et posa une main sur son bras.
— Si tu as trop peur, on peut aller se poser autre part.
Loin d'être compatissante, sa voix le mettait plutôt au défi. Rohan passa une main dans ses cheveux et grinça des dents. Il se maudit d'être aussi peureux. Comment les autres faisaient-ils pour se jeter au-dessus du vide sans crainte d'y basculer ?
Refoulant son vertige, Rohan se retourna en direction du rebord.
— Plus tu y réfléchis, plus tu-
Sans attendre la fin du conseil de Saraphine, le garçon s'élança sur le toît. Il bondit dans les airs et, l'espace d'une seconde, eut l'impression de vivre ses derniers instants. Mais ses pieds heurtèrent le toît d'en face et il roula sur lui-même pour absorber l'impact.
Quand il s'arrêta, les fesses encore par terre, il respira enfin. Son sang pulsait dans tout son corps sous l'effet de l'adrénaline.
— Tu vois, c'était pas si compliqué. T'aurais même pu sauter un mètre de plus avec l'élan que tu as pris, se moqua Jared.
Rohan ignora les piques de l'orphelin et se remit sur pied juste à temps pour voir Saraphine sauter à son tour. Elle atterrit avec légèreté, ses nattes brunes retombant sur ses épaules. C'était si naturel, chez elle.
Elle tapota l'épaule de son ami.
— Bien joué, Rohan.
La jeune fille reprit les devants pour guider la troupe d'amis jusqu'à sa fameuse découverte. Ils gravirent plusieurs niveaux d'habitations, traversèrent une large poutre en métal, puis se faufilèrent entre les barreaux d'une citerne à eau. Lorsque Rohan arriva de l'autre côté, son regard fut immédiatement attiré par le panorama.
L'immonde ville de Lillport se dessinait devant lui, parfait exemple d'une commune ayant voulu grandir trop vite. Loin d'être la seule, elle était cependant la plus étonnante de l'archipel de Stork car elle s'étendait sur une trentaine d'îlots aériens plus ou moins proches.
Du haut de ce perchoir, Rohan pouvait presque voir l'intégralité de la cité construite sur plusieurs niveaux. Sur les différentes îles reliées par de multiples ponts en pierre, les habitations d'un siècle dépassé se disputaient le terrain avec les immenses usines noircies par la cendre. Et, à cela s'ajoutaient les immeubles récemment construits qu'on avait entassés partout où il restait de la place, et ce jusqu'aux murailles qui délimitaient la ville.
Bien que le soleil ne soit pas encore couché, les lumières des becs de gaz aveuglaient déjà les passants et les phares de la Grande Tour balayaient les toits, comme la lampe torche d'un officier géant. Rohan plissa les paupières quand un faisceau passa devant ses yeux.
— Alors, ça valait le coup, non ?
— Lillport est encore plus laide vue d'ici.
Saraphine lui donna un coup de poing dans l'épaule en rigolant.
— Ne t'en fais pas, j'ai amené de quoi l'embellir.
Alors que Rohan haussait un sourcil interrogatif, la jeune fille fit glisser son sac à dos de ses épaules et en tira un sachet rempli de cristaux roses.
— T'as trouvé ça où ? s'exclama Jared avec surprise.
Saraphine lui répondit d'un clin œil et posa son doigt devant ses lèvres. Elle s'assit en tailleur, déchira le sachet et versa son contenu dans un petit flacon. Puis, elle craqua une allumette et approcha la flamme du fond en verre du récipient. Aussitôt, un nuage rose s'extirpa des cristaux. La jeune fille aspira la fumée.
Sofian, un autre de leurs compagnons, sortit de son propre sac quelques bouteilles d'alcool qui tintèrent en s'entrechoquant.
— On fête quelque chose ? l'interrogea Rohan.
— La non-expulsion de Saraphine de l'orphelinat. Elle n'est pas passée loin, cette fois-ci.
— Encore ? Qu'est-ce que t'as fait, Sar' ?
— Elle s'est battue avec Victoire, répondit Sofian à sa place.
Saraphine avait déjà reçu de nombreux avertissements concernant son comportement au sein de l'établissement, mais elle ne les prenait jamais vraiment au sérieux. Elle commençait pourtant à se faire vieille parmi les occupants de l'orphelinat, et les religieuses risquaient de ne bientôt plus avoir la clémence de s'occuper du cas de la délinquante de seize ans.
Rohan serra les dents, se retenant de la réprimander. Il savait pertinemment que ça ne ferait aucune différence.
— Vous en faites pas, on fera aussi une fête si je me fais expulser. Toute façon, la rue ne peut pas être pire que ce trou à rats, surenchérit-t-elle.
Rohan ricana avec amertume.
— Arrête, tu tiendrais pas une semaine seule dehors. Tu ne sais pas comment c'est d'être à la rue.
— Parce que toi tu sais ? rétorqua Saraphine.
Il ne prit pas la peine de répondre. Contrairement à ses trois camarades, lui avait la chance d'avoir encore une famille et un toît, mais il savait que rien n'était pire que de n'avoir nulle part où aller. Saraphine avait beau avoir des amis et des connexions qui pourraient l'aider en cas de pépin, il suffisait parfois d'un rien pour tout perdre.
Sa meilleure amie lui tendit le flacon. Rohan alla s'asseoir à ses côtés et posa ses lèvres sur l'embout en verre. Il inspira la vapeur de la drogue qui s'évaporait sous la chaleur de la flamme. La fumée lui irrita la gorge, il dut se retourner pour tousser.
— Alors ? T'aimes bien ? lui demanda Saraphine.
— Je pensais que ça serait plus sucré.
L'effet euphorisant de la drogue monta en lui. Ses épaules retombèrent, soudainement soulagées. Le garçon ferma les yeux et leva son visage vers le ciel, appréciant la sensation de détente qui se propageait dans son corps. Les flocons de rosédite étaient chers et difficiles à se procurer. Rohan se demandait comment son amie avait réussi à mettre la main sur ces minéraux.
Le flacon passa de main en main. Après quelques gorgées d'alcool et une autre bouffée des cristaux, Lillport paraissait toujours aussi hideuse aux yeux du garçon.
Un simple coup d'œil dans les rues en dessous lui donna le tournis. C'était un vrai champ de bataille, surtout à cette heure de la soirée. Tout le monde se marchait dessus : les piétons, les quadripodes à vapeur, les charrettes tirées par les bouquedocs. Sur les ponts qui reliaient les îles de Lillport entre elles, les forces de l'ordre tentaient tant bien que mal de réguler le trafic, mais même eux ne pouvaient rien contre le tourbillon de monde qui entraînait tout sur son passage.
Sentant que son esprit commençait à s'embrumer dangereusement, Rohan effectua quelques pas pour se réveiller. Il alla s'appuyer sur la surface ronronnante de la citerne à eau.
Edmund, le troisième orphelin, voulut empiler les bouteilles d'alcool vides, mais ses gestes étaient si maladroits qu'il ne parvint pas à en mettre une au-dessus de l'autre. Frustré, il donna un coup de pied dedans. Les bouteilles roulèrent sur le toit et tombèrent.
Des éclats de voix éclatèrent en bas, en même temps que le verre.
— Eh ! Descendez d'ici !
— Arrête, tu vas nous attirer des ennuis, s'esclaffa Saraphine.
Le garçon haussa les épaules, peu effrayé par cette perspective.
— D'ici à ce qu'ils trouvent comment monter jusqu'ici, on aura déguerpi depuis longtemps.
Il lui vola le flacon des mains et chauffa le récipient. Les derniers cristaux s'évaporèrent jusqu'à sa bouche.
Soudain, un bruit sourd retentit au loin. Les phares de la Grande Tour se braquèrent en direction des portes nord et les immenses battants en métal pivotèrent en grinçant. Rohan aperçut le nuage de vapeur craché par le train en provenance de l'archipel de Bilejar.
Il haussa un sourcil avec curiosité.
— C'est un arrivage de marchandises, vous pensez ?
Saraphine vint se placer à côté de lui.
— À cette heure de la soirée ? Ça m'étonnerait. Je miserais plutôt sur un débarquement du Culte draconiste. Y a qu'eux pour emprunter les trains interarchipels quand ça leur plaît.
— Oh pitié, non. Mes parents me traînent déjà toutes les semaines aux séances de prières.
Saraphine passa son bras autour du cou de Rohan et le serra fort contre lui.
— Arrête donc ces profanations, le taquina-t-elle. N'es-tu pas heureux d'honorer nos dieux ?
Il s'extirpa de l'étreinte de Saraphine en ricanant.
— Qu'ils me donnent une raison de les honorer et on en reparlera, railla-t-il.
Saraphine avait sans doute raison, il devait s'agir du Culte draconiste. C'était souvent à cette période de l'année que l'ordre des Messagers draconiens débarquait à l'archipel de Stork pour tester les enfants et recruter ceux déclarés aptes à manier les arts divins. Un test auquel tous ceux qu'ils connaissaient avaient échoué, d'ailleurs.
— Vous voulez aller vérifier ce qui se passe ? proposa Jared.
N'ayant rien de mieux à faire, Rohan leva le bras pour l'inciter à prendre les devants. Les deux autres leur emboîtèrent le pas.
Si monter jusque-là avait été un parcours compliqué, descendre ne présenta pas la moindre difficulté à Rohan. Ou peut-être était-ce les flocons de rosédites qui lui donnaient l'impression d'être plus léger qu'avant.
En quelques minutes, le groupe rejoignit la folie du sol. Ils n'étaient pas les seuls dont la curiosité avait été piquée par l'ouverture des portes, tout le monde se pressait en direction de la gare nord. Rohan se laissa porter par la foule jusqu'à arriver aux abords de la grande avenue.
S'il ne les détestait pas, il aurait presque pu avoir de la peine pour les forces de l'ordre qui bataillaient pour libérer le passage pour le convoi.
Une main sur l'épaule de Rohan, Saraphine se hissa sur la pointe des pieds pour essayer de voir au-dessus de la marée humaine. Autour d'eux, Rohan parvint à discerner quelques phrases au milieu du brouhaha ambiant.
« C'est une division de l'armée ? »
« Je vois un drapeau rouge ! »
« Vous êtes sûrs ? Je vois rien ! »
Rohan non plus ne voyait rien. Il maudit sa petite taille. Du haut de ses quinze ans, il peinait déjà à lever la tête assez haut pour respirer. Alors qu'il envisageait d'abandonner et de s'extirper de cet endroit, les bousculades se calmèrent soudainement. Un grand silence s'abattit sur l'avenue.
Rohan comprit pourquoi lorsqu'il aperçut enfin l'étendard du convoi.
Saraphine avait vu juste, il s'agissait bien du Culte draconiste, mais pas la section des Messagers. Les quadripodes à vapeur portaient tous le symbole de l'ordre des Gardiens draconiens, la division du Culte spécialisée dans la défense de l'Empire Suspendu.
Comme le reste des habitants de Lillport, Rohan était abasourdi de les voir ici en si grand nombre. Sur les visages autour de lui, il lisait de la peur chez certains, de l'incertitude chez d'autres, et parfois aussi de l'admiration. Ce qui était sûr, c'est que tout le monde ignorait la raison de leur passage à Lillport. Même les officiers de Lillport jetaient des regards interrogateurs aux soldats de l'ordre, mais ces derniers se contentaient d'avancer d'un pas constant, les lèvres scellées.
La torpeur générale se dissipa rapidement et bientôt Rohan fut à nouveau écrasé par la masse humaine. Jurant entre ses dents, il attrapa la manche de Saraphine avant de la perdre de vue et l'entraîna avec lui, n'hésitant pas à jouer des coudes et des épaules pour se frayer un chemin.
Alors que l'heure tardive appelait plutôt au retour du calme, l'arrivée du convoi avait relancé l'agitation.
Rohan et ses amis traversèrent le grand pont en pierre pour rejoindre l'île centrale de Lillport. Sur la grande place devant la mairie, certains étaient montés sur des caissons en bois et proféraient leurs théories à qui voulaient bien les entendre.
Si Lillport était douée pour quelque chose, c'était bien propager des rumeurs idiotes.
— Les dieux sont en colère ! Les dieux nous punissent !
Rohan sursauta. Un homme avait hurlé juste à côté de son oreille. Le garçon le dévisagea avec horreur. Il était dévêtu, le corps uniquement recouvert de peinture rouge. Il fixait Rohan d'un regard fou.
— Repentissez vous !
Rohan recula vivement pour éviter que l'homme ne le touche. Se désintéressant de lui, le fanatique fit face à d'autres passants qui s'étaient approchés de lui. Certains se prosternèrent à ses pieds.
— Couvrez vos fautes !
L'homme posait ses mains sur le front des disciples agenouillés devant lui et étalait la peinture écarlate sur leurs visages.
— Quelle bande de tarés, murmura Rohan.
— On ferait mieux de rentrer, souffla Edmund. Ça risque de chauffer par ici.
Rohan acquiesça.
Il valait mieux ne pas être dans les environs quand les officiers viendraient s'occuper de ces dégénérés. Ou pire, quand le Culte draconiste débarquerait pour calmer les illuminés.
Merci d'avoir lu !
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