8. Pari risqué, gains doublés
"J'ai comme l'impression que tu ne fais plus le malin, maintenant que l'arrivée de ton invité est imminente, railla Doris. On dirait que tu es sur le point de vomir."
En effet, le teint anormal du grand rouquin avait de quoi éveiller les soupçons. De toute évidence, sa nervosité le rendait malade ; lui-même avait toutes les peines du mondes à l'avouer, mais il craignait purement et simplement l'homme qui frapperait à leur porte d'un moment à l'autre. Non pas qu'il fût d'ordinaire un homme très courageux. Sa femme avait toujours su, et ce dès les premiers instants, qu'elle aurait affaire à un lâche pour le restant de sa vie.
Si Alston Crawford se donnait des apparences de meneur charismatique et solide, il n'en était rien. Il avait en réalité, à l'instar de tous ses semblables du Parlement, une peur farouche du Maréchal Wilkerson, qui pouvait se débarrasser d'eux à n'importe quel moment. Rien que le dernier mois, quatre parlementaires avaient été éjectés de leur siège sans préavis. Décembre 1923 n'avait alors annoncé que des mauvais présages pour l'année à venir. Cependant, les fastueuses premières heures de 1924 eurent tôt fait d'apaiser les consciences et de rassurer les esprits.
Son épouse, quant à elle, se trouvait être étrangement sereine. La veille encore, après le départ d'Alston, elle avait eu pendant longtemps l'impression qu'un poids lui compressait tout le corps et qu'elle allait s'évanouir sous peu. Sa nuit fut mauvaise, mais en se réveillant, elle avait pu constater que son état s'était amélioré, sans vraiment en comprendre la raison. En tous les cas, elle se sentait de taille à affronter ce déjeuner qu'elle ne se voyait pas apprécier.
"Madame, monsieur..." prononça une voix calme et apaisante.
La blonde se tourna vers son valet, qui approchait de son pas sûr habituel ; le parlementaire ne lui accorda qu'un regard dédaigneux avant de quitter le hall d'entrée pour rejoindre le salon où serait premièrement accueilli leur invité. L'atmosphère sembla considérablement s'adoucir, avec le départ du rouquin à la barbe hirsute et aux cheveux flamboyants tombant sur son front. Doris observa un changement dans la couleur de la cravate de son domestique, depuis le matin - de bleue, elle était passé à rouge.
Elle jeta un regard las sur la pendule, qui annoncerait bientôt la demie. Alston n'avait pas précisé d'heure, aussi avait-elle jugé bon de s'apprêter bien en avance histoire de faire bonne figure. Car si elle voulait que ce criminel se ralliât à elle plutôt qu'à la cause d'Arcadia, celle de son mari... Nul doute qu'il fallait qu'elle se montrât irréprochable, tant dans son apparence que dans ses manières. Et ça, Doris Crawford avait appris à le faire à la perfection, à force de bals et de soirées mondaines passés avec d'autres notables de la ville haute.
L'attente ne dura guère longtemps, en réalité, car on frappa vigoureusement à la porte quelques dix minutes plus tard. Comprenant son rôle, Howard se dirigea tout naturellement vers l'entrée, comme s'il eut été le maître à bord, et fit pivoter le battant de bois sur ses gonds. Une silhouette plus haute que lui de presque dix centimètres apparut dans l'embrasure ; son haut-de-forme le faisait paraître encore plus grand qu'il ne l'était, avant qu'il ne le retirât poliment.
"Robbie Topping, annonça le visiteur avec un sourire éclatant, mis en valeur par les rayonnements du soleil. Puis-je entrer ?
- Après vous, monsieur."
La voix atone du valet ne sembla pas étonner ni offenser le moins du monde cet homme à l'air affable. Doris, en revanche, parut un peu surprise en le voyant. Elle aurait imaginé voir un cinquantenaire au visage rigide, et non un homme de quinze ans de moins aux traits sympathiques, quoique non dénués d'une certaine ironie, d'un genre de sarcasme peint sur sa physionomie. Tout chez lui trahissait aussi bien confiance qu'arrogance.
Deux yeux d'un bleu clair luisant d'intelligence détaillaient la femme ; elle se sentait presque oppressée par ce regard insistant. Ils partageaient la même blondeur, quoi que lui eût des cheveux nettement plus courts et plus foncés qu'elle. Un costume trois-pièces, d'un brun élégant mais terne, contrastait fortement avec son sourire et ses globes oculaires brillants.
Elle remarqua une fine cicatrice, qui lui barrait le sourcil gauche et s'arrêtait juste au-dessus de l'œil droit. Il devait s'agir d'une blessure survenue durant une rixe au couteau. Connaissant la réputation du personnage, c'était le plus plausible ; un peu plus, et il aurait été salement éborgné, ce qui aurait de toute évidence grandement porté atteinte à son charme naturel. Il se tenait debout, bien droit du haut de son mètre quatre-vingts, et tripotait les bords de son chapeau noir cerclé d'un ruban tout aussi brun que ses habits.
"Madame Crawford, j'imagine ? Robbie Topping. (Il lui prit la main.) Permettez."
Elle se retint de frissonner lorsqu'il apposa ses lèvres sur le dos de sa main, comme un parfait homme du monde, un gentleman le ferait. Doris avait bien du mal à envisager cet individu de cette façon, au vu de ce qu'elle avait pu entendre à son sujet. Cependant, cette première impression ne s'avéra pas si mauvaise. Aussi décida-t-elle de se forger sa propre opinion au cours du déjeuner qui suivrait.
"Si vous permettez, monsieur vous attend à salon."
L'invité, aussi bien que l'hôte, se tournèrent simultanément vers le brun de petite taille ; sa présence leur aurait presque échappé, tant il était discret ! Topping se racla tranquillement la gorge et accrocha avec désinvolture son haut-de-forme au porte-manteau. Son sourire aguicheur n'avait pas quitté son visage, et Howard songea à cet instant que cet homme lui ressemblait un peu. En tous les cas, il lui plaisait bien, beaucoup plus qu'Alston Crawford.
Il le surveillerait de près durant le repas. Plus par amusement et intérêt que par inquiétude pour son employeuse. Ses fréquentations ne regardaient qu'elle ; et au vu des attentions du blondin à son égard, il n'était pas insensible à son charme, bien au contraire. Le valet accompagna l'autre homme jusqu'au salon, laissant la femme seule dans le grand hall. Alston avait insisté pour que la conversation eût lieu uniquement entre leur invité et lui, de sorte qu'aucune information ne quitterait ces murs. Elle n'avait manifesté aucun étonnement, sachant bien qu'il ne lui accordait qu'une très relative, sinon aucune confiance.
Tandis que le grand blond affable prenait son temps pour examiner soigneusement la demeure, Howard réfléchissait à toute allure. Aurait-il une chance d'apprendre quoi que ce soit durant cette entrevue ? Non, bien sûr, Alston le renverrait sèchement - voire violemment s'il se trouvait d'humeur massacrante - retrouver Doris, histoire de ne pas avoir ce stupide valet dans ses pattes. Le brun sourit malgré lui à cette pensée ; s'il y en avait bien un de stupide parmi eux, le rouquin entrait aisément dans cette catégorie.
Mais bien sûr, les nobles ne prenaient jamais le temps - disons très rarement, puisque Doris le faisait - de voir au-delà des apparences et de considérer les domestiques comme des êtres humains à part entière, dotés d'une culture et d'une intelligence. Certes pas toujours exceptionnelle, mais restait qu'il trouvait cela idiot d'être seulement vu comme une main d'œuvre silencieuse. Malgré tout, son emploi lui offrait stabilité et sécurité. Tout ce qu'il demandait, en somme ; aussi ne se plaignait-il jamais de sa condition, car il savait pertinemment que dans la ville basse, on vivait bien plus mal que lui.
Son flot de pensée s'arrêta subitement lorsqu'il introduisit, sans un mot, le visiteur au maître de maison. Robbie Topping exécuta une révérence souple et élégante, sans se départir une seconde de son sourire mielleux et teinté d'ironie - d'une hypocrisie à peine voilée, même. Ce malgré la mine patibulaire et peu engageante de celui qui serait bientôt son interlocuteur.
Le grand rouquin se leva, et congédia le domestique d'un simple geste de la main. Rien de violent, mais cela traduisait assez bien tout le mépris qu'il éprouvait à l'adresse des employés de maison. Howard eut le sentiment qu'on le chassait comme un vulgaire moucheron, un indésirable dont il fallait sans attendre se débarrasser.
Il songea, avec un sourire amusé, que finalement il ne retournerait pas immédiatement voir son employeuse ; il porta tranquillement la main à sa montre.
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