6. Concessions par une nuit d'hiver
La pièce demeurait muette, absorbée par un silence désœuvré ; ni l'un ni l'autre ne savait réellement quoi dire. Ou plutôt si, chacun d'eux le savait très bien, mais était incapable de faire le premier pas pour se lancer dans sa plaidoirie. Il s'agissait d'un véritable combat de gladiateurs qu'ils se livraient. Seulement, il n'y avait ni glaive ni public disséminé dans l'amphithéâtre, pas même l'empereur affalé dans son siège, sa couronne de lauriers sur la tête. Il n'y avait qu'eux et leurs problèmes, eux et leur silence.
La figure pâle de Doris ne laissait rien transparaître ; on eut dit qu'elle était figée dans le marbre, comme une statue antique. Toute sa beauté ressortait bel et bien, mais on ressentait un vide en l'observant. Son regard, d'ordinaire si expressif, ne reflétait plus rien. Les émotions avaient déserté les prunelles ambrées. Pas de place pour le sentimentalisme, se disait-elle, Alston ne mérite pas que je lui accorde tant d'attention. Ne sachant que faire de ses mains, elle triturait, sans conviction, le tissu de sa robe.
De son côté, l'homme ne semblait pas en meilleure forme. Son visage basané avait les traits tirés par la fatigue, qu'il accumulait jour après jour. Son travail au Parlement l'accaparait, et l'épuisait plus qu'il ne voulait l'admettre. Etudier des textes de lois avec ses pairs, se pencher sur les dossiers des criminels les plus dangereux de la Capitale, qu'ils fassent partie de la ville haute ou de la ville basse... Tout cela l'exténuait. Il trifouilla une énième fois ses cheveux rougeoyants, comme si ça pouvait l'apaiser ; il n'en était rien.
Ce fut la blonde qui prit la parole la première, vraisemblablement agacée par ce silence qui n'avait que trop duré. Elle ne supportait que difficilement la présence d'Alston en face d'elle, et pensait qu'elle se sentirait libérée une fois qu'il quitterait son salon privé. Elle le savait, même. Cette certitude lui redonnait un peu de confiance et de contenance.
"Qu'est-ce que tu as peur de me dire, au juste ? Va droit au but. Du moment que ça n'a rien à voir avec notre hypothétique — et elle le restera — descendance, je peux tout entendre.
— Tu ne vas pas aimer ça, grogna-t-il en se frottant le visage. Vraiment pas.
— Dis toujours. (Elle haussa les épaules.) Je n'ai pas peur."
L'homme n'eut aucun mal à la croire, puisque c'était lui qui avait peur. Il craignait que son idée soit mauvaise, et il se souvenait bien des regards désapprobateurs qu'avaient eu ses collègues lorsqu'il la leur avait exposée. Des regards chargés de doute et d'un manque de confiance flagrant, voilà ce qu'il avait vu. Et maintenant, à son tour, il doutait de lui et du bien-fondé de son plan pour mettre à mal la rébellion d'en bas.
"Nous avons discuté lors d'une réunion, hier matin, d'un plan susceptible d'enrayer la possible révolte qui se prépare dans la ville basse, commença-t-il, nerveux. (Il gratta sa joue couverte de poils flamboyants, et poursuivit.) C'est quelque chose de très délicat pour le Parlement, parce qu'on ne dispose pas de relations solides avec les habitants d'en bas. Nous sommes tous cloîtrés au-dessus de la frontière, et on ne sait pas tout de ce qui se passe chez eux.
— Oui, c'est bien pour ça que la Capitale est divisée en deux, railla Doris. Pour que la vermine grouillante ne se mélange pas avec la noblesse. Bien que je trouve ce concept parfaitement stigmatisant et honteux...
— On ne mélange pas les torchons et les serviettes. C'est ce qu'a prétexté le Maréchal lorsqu'il a instauré cette loi séparant riches et pauvres, et qu'il a ordonné la création de la frontière."
La blonde grimaça à la mention du chef de l'état arcadien. Le Maréchal Rufus Wilkerson dirigeait le pays d'une main de fer. A l'âge de quarante ans, il était plus jeune qu'une bonne partie des parlementaires, mais ça ne l'empêchait pas de faire preuve de plus de sagesse qu'eux tous réunis, parfois. Comme bon nombre de gens, Doris craignait cet homme et ce qu'il incarnait ; il prônait des valeurs auxquelles elle ne croyait nullement, et représentait sans nul doute un danger pour les habitants de la ville basse.
S'il les avait parqués là-bas, loin de ce qu'il appelait son "élite", c'était probablement pour marquer la différence de façon plus forte et plus visible. La frontière avait l'air d'une balafre qui séparait le haut du panier et le bas, le bon et le mauvais, le riche et le pauvre, parce qu'au fond, à la Capitale, tout n'était qu'une question d'argent. Il n'y avait qu'à voir la demeure du Maréchal pour s'en rendre compte.
La femme fut ramenée à la réalité par la voix grave de son époux, qui avait repris son discours.
"Quoi qu'il en soit, j'en viens au fait. Ce dont je dois te parler, ça concerne de très près ce plan visant à empêcher, ou tout du moins affaiblir la révolte.
— Je ne vois pas en quoi ça me concerne, moi, Alston. Tu n'es pas forcé de me parler de ton travail ; je ne te demande rien, soupira-t-elle, sur un ton doux dont elle s'étonna l'instant d'après.
— Bien sûr que ça te concerne de près. Nous avons décidé de collaborer avec un certain Robbie Topping. Je suis certain que tu as entendu parler de lui, vu à quel point il est célèbre depuis quelques temps, en ville", affirma le grand rouquin.
Doris se figea, la bouche tordue en une moue sceptique. Evidemment qu'elle connaissait cet homme-là, et ce n'était pas pour lui plaire, bien au contraire. Qu'allait-il lui révéler d'autre, ensuite ? Elle ne voulait pas le savoir, au fond, et préférait qu'il s'en aille. Seulement, il ne semblait pas disposé à se plier à ses envies.
"Eh bien, vous allez collaborer avec un criminel ? Cet homme est le numéro un dans le trafic de minéraux imprégnés, sans compter qu'il est aussi bookmaker. Autant dire qu'il cumule les fonctions très lucratives et pas forcément légales, ironisa-t-elle.
— Nous allons recevoir monsieur Topping demain. C'est en partie pour cette raison que je suis revenu aussi tôt. Il s'agirait de nous présenter à lui sous notre meilleur jour, tu comprends, et pour cela rien de tel qu'un copieux déjeuner au manoir."
L'assurance de la femme disparut bien vite, et elle dut admettre qu'elle était totalement décontenancée par cette nouvelle. Forcément, on lui annonçait de but en blanc qu'un enfoiré notoire allait venir chez elle, et qu'elle devrait jouer le rôle de la parfaite hôtesse, qui plus est ! La blonde songea qu'il aurait été difficile de faire pire. Déjà que la compagnie d'Alston la répugnait au plus haut point...
Elle n'avait jamais eu l'occasion de faire la connaissance de ce Robbie Topping, mais elle en avait entendu de belles sur lui. Autrement, elle ignorait totalement quel genre de personne il pouvait être, quel âge il avait, ce genre de choses. On parlait peu de lui dans les journaux ou à la radio, car il tâchait de se faire discret par rapport aux médias. Sans doute pour préserver au mieux sa sécurité et ses affaires illicites, mais n'ayant rien à se reprocher sur le plan légal, elle ne savait pas comment ces gens-là pouvaient fonctionner.
"Quoi qu'il en soit, reprit l'homme, tu n'as pas à discuter là-dessus. Le rendez-vous a déjà été fixé, et je ne pense pas qu'il soit du genre à se satisfaire d'un changement de date, occupé comme il est.
— Je me fiche bien de ce qui le satisfait ou non... Enfin, je suppose qu'il saura se montrer plus courtois et aimable que toi, ce n'est pas difficile."
Sans ajouter un mot, elle décroisa ses longues jambes recouvertes d'un fin collant noir, et se leva tranquillement pour se diriger jusqu'à un meuble d'acajou. Elle ouvrit la porte du petit placard, pour en sortir un verre ainsi qu'une bouteille remplie d'un liquide ambré, de la même teinte que ses yeux, ou presque. Elle en remplit à moitié le verre, et n'attendit pas pour boire une gorgée.
Alston, comprenant qu'il était de trop dans ce salon, décida qu'il serait amplement temps d'en sortir. De toute façon, il se sentait à l'étroit, à l'intérieur de cette pièce où régnait une atmosphère féminine, que ce soit à cause du parfum ou de la décoration. Il s'éloigna d'un pas lourd, et claqua bruyamment la porte derrière lui, arrachant un soupir à sa femme.
Elle se demandait comment elle avait réussi à tenir si longtemps avec un tel homme. Certes, elle ne le voyait pas souvent, tout au plus cinquante jours par an, mais rien que ça, c'était difficile à supporter. Doris avait toujours été une femme plus forte que les autres, plus téméraire aussi, et ça lui jouait des tours. Mais mieux valait prendre des risques plutôt que de se laisser marcher sur les pieds par ce genre de rustre.
La noble Dame songea que le déjeuner du lendemain pourrait avoir quelque chose de divertissant ; peut-être qu'elle saurait se faire apprécier de leur invité, elle n'en doutait pas car tout le monde était sensible à ses charmes. Elle pensa un instant à son valet, qui y semblait indifférent, puis soupira. Non, il ne fallait pas qu'elle parte perdante. Cet homme l'apprécierait, point.
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