5. Amante, amie ou les deux ?
Le liquide s'écoulait tranquillement, de la théière jusqu'à la tasse, en une fine cascade rougeâtre, puis lorsque le récipient fut plein, le geste fut réitéré avec un second. Howard Lidell posa consciencieusement les deux tasses sur un petit plateau circulaire et argenté, puis le déposa sur la table basse, placée entre le canapé rouge et deux fauteuils bruns qui lui faisaient face.
"Merci, Howard, c'est très aimable", dit calmement son employeuse avec un sourire sincère.
Le domestique répondit par un simple hochement de tête, et resta debout, mains dans le dos, attendant qu'on lui donnât un autre ordre. Le grand rouquin se saisit de sa tasse avec circonspection, comme s'il eût craint d'être empoisonné en buvant ce thé rouge ; l'odeur agréable du breuvage endormit un peu sa méfiance, et il s'autorisa à apprécier sa saveur sucrée et fruitée.
En face de lui, son épouse l'étudiait du regard sans dire le moindre mot ; ses yeux inquisiteurs cherchaient le moindre signe chez Alston. Signe de quoi ? Elle l'ignorait, mais le saurait bien assez tôt. S'il voulait discuter, il devrait bien lui dévoiler ses intentions tôt ou tard. Et même s'il ne le faisait pas, elle se savait assez fine observatrice pour le déceler d'elle-même à mesure qu'il parlerait. La parole ne trahit pas toujours, mais le corps, si.
L'homme politique ne se sentait pas à son aise, dans ce salon. Non pas que les lieux fussent désagréables, mais l'atmosphère qui y régnait, en revanche... Et particulièrement, ce qui lui hérissait le poil et lui donnait des frissons, c'était le regard acéré de ce petit valet. Il avait beau paraître servile et dévoué, il cachait quelque chose, ça tombait sous le sens. Quoi, Alston Crawford n'en avait pas la moindre idée, mais il le soupçonnait fortement d'être beaucoup plus intelligent qu'il voulait le laisser penser. Il ne semblait en tout cas pas idiot, bien au contraire.
De son côté, Howard réfléchissait à la situation. Il aimerait bien en apprendre un peu plus sur ce qui se passait dans la ville basse ; en tant que domestique, on ne lui donnait pas toujours accès aux journaux ou à la radio, et il ne supportait pas de rester dans l'ignorance. Le savoir, c'est le pouvoir, se disait-il souvent. Cette conversation serait peut-être l'occasion de glaner des informations intéressantes, d'autant plus que cette histoire de "révolte", dont le parlementaire avait parlé, semblait l'inquiéter, lui qui se montrait toujours si sûr de lui et jamais effrayé par la moindre chose.
Si le mari de Dame Crawford s'inquiétait, ce devait être une affaire importante. Lui, en tant qu'employé de maison qui ne quittait que rarement la demeure, n'en saisissait pas vraiment toute l'ampleur, mais il comprenait bien que ça n'était rien d'anodin. Bien sûr, une révolte, ça impliquait la plupart du temps des batailles et des morts - il avait lu ça dans un livre d'histoire, qui retraçait la naissance du gouvernement arcadien actuel, dans le sang et les larmes. Le pays n'avait pas vraiment un passé reluisant.
"Je veux te parler seul à seule, gronda la voix forte d'Alston. (Il jeta un regard méprisant à Howard.) Que ton valet sorte de là, je n'ai pas envie qu'il écoute notre conversation. Qui sait, il est peut-être en contact avec des révoltés de la ville basse, on n'est sûr de rien."
Le regard de Doris se teinta d'une étincelle de mépris. Elle avait l'habitude que son mari se montre désobligeant envers Howard, aussi jugea-t-elle inopportun de s'opposer à lui pour le moment. Elle se tourna vers le domestique, souriante.
"Je vous libère pour la soirée, profitez-en pour prendre un peu de repos. (Elle lui désigna d'un geste son étui à cigarettes, posé sur la table.) Prenez-en une, si le cœur vous en dit.
— Tu es trop gentille avec ce vulgaire laquais, marmonna le rouquin."
Howard se saisit d'une cigarette et s'inclina respectueusement, non sans la gratifier d'un "bonne nuit, madame" reconnaissant. Il n'eut aucun mot à l'adresse de son époux ; celui-ci fulminait intérieurement, excédé d'avoir été ainsi ignoré par un simple domestique. Il n'en dit rien cependant.
Dans le couloir, Howard soupira longuement, plutôt déçu d'avoir été ainsi écarté. Bien sûr, il s'y était attendu, car Alston n'appréciait pas du tout sa présence. Il allait devoir trouver un autre moyen de se tenir au courant des actualités ; peut-être que s'il osait lui demander, Dame Crawford accepterait de lui laisser un journal. Elle se montrait toujours aimable avec lui, et semblait bien l'aimer. Lui aussi aimait bien Doris, elle avait de l'esprit et du caractère. Il aurait voulu la considérer comme une amie, mais leurs différences de classe sociale ne le lui permettait pas. D'autant plus qu'il ne la connaissait pas si bien, et elle non plus.
Il s'éloigna et alluma la cigarette, qui répandit une odeur de fumée aux alentours. Il songea un moment à rester là, près des appartement de son employeuse, mais ce serait idiot puisqu'elle lui avait donné quartier libre pour la soirée. Il n'aurait qu'à se rendre dans sa chambre, étant donné que de toute façon il n'avait pas mieux à faire dans l'immédiat.
Ses pas le guidèrent tranquillement jusqu'aux quartiers des domestiques, qui occupaient une bonne partie du troisième étage de la demeure. Il espérait n'y trouver personne à cette heure, mais le destin en avait décidé autrement. Lorsqu'il aperçut une silhouette féminine près de sa porte, il songea un moment à se rendre invisible grâce au minéral incrusté dans sa montre, mais trop tard, le regard verdoyant de la jeune femme l'avait déjà vu. Il s'approcha donc d'elle, sa cigarette à moitié consumée dans la bouche, puis lui offrit un sourire maladroit - son travail ne lui donnait pas beaucoup l'occasion de sourire.
La femme de chambre adossée au mur devait avoir un peu moins de vingt-cinq ans, à vue d'œil. Fine et de petite taille, elle ne mesurait pas plus d'un mètre soixante ; même Howard se sentait grand lorsqu'il se tenait près d'elle. Des cheveux noirs, mi-longs, encadraient son visage aux traits fins et francs. Ses lèvres fines se tordaient en une moue presque enfantine, et ses yeux émeraude rieurs brillaient d'une malicieuse étincelle. Une jolie fille, malgré cette robe noire surmontée d'un tablier blanc, qui ne la mettait pas vraiment en valeur ; elle-même détestait cet accoutrement, mais elle n'avait trouvé aucun autre métier, aussi s'en contentait-elle.
"Arya, soupira le presque trentenaire, sans montrer son étonnement. Pourquoi me rendre visite ?"
La susnommée haussa les épaules avec son habituelle nonchalance. Arya Faure n'avait jamais été du genre à se départir de son caractère malicieux, et il lui arrivait parfois de se faire réprimander par le majordome de la maison pour cela. Elle agissait souvent comme une enfant, mais malgré tout, elle savait faire preuve d'un sérieux tout adulte.
"Tu sais, notre relation a beau être ce qu'elle est, je t'aime bien, Howard.
— Eh bien... je crois que je t'apprécie, moi aussi. Où veux-tu en venir ?
— Une amie n'a-t-elle pas le droit de venir rendre visite au petit valet de Dame Crawford ? répondit-elle, amusée.
— Amie ? Ne devrais-tu pas dire amante ? Et puis je reste toujours plus grand que toi, mademoiselle Faure."
Le sourire de la jeune femme s'élargit, dévoilant des dents blanches et régulières, aux canines légèrement plus pointues que la moyenne. Ces deux-là avaient un passé commun plutôt atypique. Ils s'étaient détestés au premier abord, puis elle s'était laissée séduire par cet étrange valet au visage tout pâle et à la discrétion légendaire. Elle avait même cru l'aimer, pendant quelques temps, mais il n'existait rien entre eux sinon une attirance et une certaine complicité. Ils étaient si différents l'un de l'autre qu'ils s'accordaient à merveille.
"Eh bien ? N'as-tu pas une cigarette à me proposer ? questionna-t-elle pendant qu'il écrasait son mégot dans un cendrier, posé sur un meuble du couloir.
— Je suis à court, admit-il. C'est Dame Crawford qui m'a donné celle-ci."
Arya gonfla légèrement ses joues, comme l'aurait fait une enfant mécontente.
"Tu fricotes avec elle ! Howard Lidell, essaies-tu de me rendre jalouse ?"
Le valet ricana, amusé ; quelle absurdité disait-elle encore, cette femme de chambre ?
"Bien sûr que non. Elle m'aime bien, mais c'est tout. Quoi, tu ne vas pas me dire que toi, tu es jalouse d'elle ?
— Et si c'était le cas ? Peut-être bien que je tiens à toi plus que tu ne le penses, rit-elle, malicieuse.
— Allons, ne me refais pas encore le coup, Arya. Si tu veux quelque chose, il suffit de demander."
Elle ne lui offrit en réponse qu'un sourire en coin éloquent, et l'attira à elle dans un baiser langoureux. Si l'un ou l'autre des Crawford les surprenait ainsi collés l'un à l'autre, ils auraient sans doute une réaction négative ; les nobles ne voyaient pas d'un très bon œil les relations de ce genre entre leurs domestiques.
Howard se détacha d'elle et son regard se fit plus froid, son visage reprit de son sérieux habituel. La jeune femme de chambre soupira, vaincue.
"D'accord, j'ai compris, je ne t'intéresse plus. Tu n'as sans doutes d'yeux que pour dame Crawford."
Elle s'éloigna d'un pas traînant, tandis qu'il rejoignit sa chambre avec un soulagement non dissimulé ; il n'avait surtout d'yeux que pour le sommeil, à l'heure qu'il était.
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