14. Songe d'une nuit d'hiver
Le valet ne comprenait pas la raison de cette soudaine convocation dans le salon privé de son employeuse, à une heure si inhabituelle. D'ordinaire, elle passait son début d'après-midi à lire, et ne le demandait pas avant au moins quinze heures, ce qui lui laissait quartier libre pour la journée. Bien sûr, cela pouvait être un simple changement d'emploi du temps, ponctuel, spontané ; elle avait peut-être une envie subite de manger quelque chose, ou bien... Qu'importe, il saurait une fois que Dame Crawford le lui dirait, tout bêtement.
Howard déambulait de son pas habituel ; sûr, rapide, mais également discret, ses chaussures de ville n'émettant presque aucun son à chaque pas. Il savait passer inaperçu, et cela n'était pas seulement dû au minéral imprégné qu'il avait bricolé pour qu'il puisse fonctionner avec sa montre. Toujours, depuis son plus jeune âge, il avait manifesté une prédisposition pour trouver de bonnes cachettes, pour écouter aux portes, glaner des informations... Et il cultivait toujours ce talent inné, qui lui permettait de tromper son ennui lorsqu'il n'avait rien de mieux à faire que de récolter des ragots sur tout et tout le monde. Il pourrait s'en servir afin de faire chanter quelqu'un, mais cela ne l'intéressait pas ; il aimait l'information, non ce qu'elle entraînait.
Il parvint assez vite devant la porte de l'espace personnel de Doris, et donna deux coups légers qui résonnèrent contre la porte de bois. Contre toute attente, ce ne fut pas la voix de la femme qui lui répondit ; elle vint ouvrir elle-même, et le pria d'entrer, avec un sourire amer au visage. Quelque chose n'allait pas, même lui pouvait facilement le comprendre, alors qu'il n'était pas un homme de sentiments. La maîtresse de maison l'invita à s'asseoir sur l'un des fauteuils, ce qu'il fit, parfaitement obéissant, comme il devait l'être en sa compagnie.
« Je suis désolée, mais j'ai une nouvelle peu réjouissante à vous annoncer, Howard. Prenez donc un thé, je vous en prie. »
Elle s'occupa de remplir les deux tasses sans lui demander confirmation, affectant de faux airs désinvoltes. Cependant, son visage parlait de lui-même ; le pli soucieux sur son front clair en était un témoignage suffisant, elle n'allait pas bien du tout. Un instant, il crut qu'elle était malade, qu'elle souffrait de l'une de ces horribles infections auxquelles aucun docteur ne trouvait de remède, ni à Arcadia, ni dans le reste de l'Europe.
Mais ce genre de troubles ne se dissimulait pas facilement ; les symptômes l'auraient trahie bien avant, et surtout auprès d'un domestique aussi observateur que son valet. Il jugea plus utile de ne pas émettre d'autres hypothèses ; à quoi cela servirait-il, de toute façon ? Elle lui expliquerait le problème, qu'il la concerne elle ou lui.
« A vrai dire, j'ignore la nature exacte de ses manigances, mais Alston trame quelque chose. Je le soupçonne de vouloir faire tomber Topping, mais avec lui, rien n'est sûr. Il ne me dira rien du tout, en tout cas, vu qu'il me tient pour responsable du fait que le criminel ait refusé de coopérer avec le Parlement. Il pense certainement que je cherche à lui mettre délibérément des bâtons dans les roues. Cela, ajouté au fait que nous ne nous apprécions pas et que je refuse obstinément de me donner à lui et de lui offrir une descendance... »
Elle avala une gorgée de son thé brûlant, sous les yeux inquisiteurs de son vis à vis, qui se contentait d'une écoute attentive, comme il en avait l'habitude.
« Vous vous inquiétez ? finit-il par demander, gardant toujours l'air impassible qui le caractérisait.
— M'inquiéter ? répéta-t-elle, perplexe.
— A propos de Topping. Vous semblez inquiète pour lui, puisque votre époux va vraisemblablement s'en prendre à lui. »
Le domestique s'attendait presque à entendre un ricanement ou à voir un sourire railleur sur les lèvres rouges de Doris, mais il n'en fut rien. Elle lâcha un soupir, qui semblait affligé, fatigué.
« Dans l'immédiat, c'est plus pour vous que je m'inquiète, Howard.
— Pour quelle raison ? (Pour une fois, il parut réellement surpris ; ses yeux écarquillés ne démentaient pas.) Suis-je menacé de quelque manière...
— Alston m'a imposé quelque chose, le coupa-t-elle. J'ai résisté, bien entendu, mais il faudra nous battre tous les deux si vous espérez garder votre place à mon service. »
Il y eut un silence grave, glaçant, qui mit le jeune homme mal à l'aise. Cela dit, il s'évertua à ne rien laisser paraître, désireux de ne pas laisser Doris entrevoir la moindre faiblesse chez lui.
« Il a reçu une plainte, anonyme selon ses dires, contre vous, et souhaiterait que vous quittiez le manoir au plus tôt. J'ignore ce qu'il en est réellement...
— Arya Faure. Votre femme de chambre. Ce doit être elle qui a déposé la plainte.
— Et pour quelle raison...?
— Nous entretenions de temps à autre des relations... extra-professionnelles, si je puis dire. Je crois qu'elle n'a pas apprécié ma désinvolture à ce propos, et qu'elle ressent à mon égard un genre d'attachement insensé, un amour irrationnel, qu'en sais-je. (Il haussa les épaules.) Je ne l'aime pas, elle m'ennuie. Qu'y puis-je ? Il n'y a pas grand monde dans ce manoir qui présente un réel intérêt à mes yeux. »
Avec un haussement de sourcil intéressé, l'aristocrate blonde termina sa tasse de thé et reposa le récipient ainsi que la soucoupe sur la table basse. Ses yeux étaient rivés sur le domestique, qui ne bronchait pas, gardant toujours sa tasse de porcelaine en main.
« Ai-je l'honneur, souffla-t-elle en insistant bien sur le terme « honneur », de faire partie des rares personnes intéressantes de cette maison, pour vous ?
— Certainement, madame, répondit le valet sans la moindre hésitation.
— Diable ! ricana Dame Crawford. Howard, ce n'est pas de la flatterie, au moins ?
— Je ne flatte pas, madame. Ni vous ni personne ; quel en est l'intérêt ? Si on me le demandait... me l'ordonnait, je le ferais. Dans le cas contraire, aucun besoin de me répandre en ridicules compliments que je ne pense peut-être pas. »
En dépit de la situation difficile dans laquelle se trouvait son plus estimé employé, elle se surprit à sourire, d'un amusement sincère, et peut-être d'une certaine affection. Elle l'aimait bien, ce jeune homme, bien plus que son époux, cela allait sans dire. Et elle ressentait un attachement tout particulier pour lui, comme s'il y avait une complicité, une connivence entre eux.
Ils se ressemblaient, à la vérité. Leur conception des choses ne différait pas beaucoup, ils partageaient une opinion similaire sur leur entourage... Un genre de cynisme teinté d'une étincelle d'autre chose d'impossible à identifier. Doris soupira de nouveau, et quitta son fauteuil pour se rendre à la fenêtre, profitant ainsi de la vue imprenable sur les somptueux jardins du manoir, qui s'étendaient sous ses yeux. Elle songea pour la première fois que ce paysage ferait une toile remarquable ; peut-être engagerait-elle un peintre, à l'occasion...
« Je vous en prie, approchez », murmura-t-elle à l'adresse du valet, dont elle sentait le regard appuyé dans son dos.
Il s'exécuta en silence, marchant aussi discrètement qu'à l'accoutumée, et vint s'installer à sa droite, contemplant également les étendues verdoyantes qui s'offraient à ses yeux à travers la fenêtre. Un frisson lui parcourut le dos lorsqu'il sentit le souffle chaud de Doris près de son visage, tout près de son oreille.
« Voudriez-vous savoir si je suis une femme si intéressante que vous le pensez ? »
Elle fit courir ses doigts fins dans ses cheveux courts, lui arrachant un nouveau frisson.
« Je ne me le permettrais pas, répliqua-t-il, plus froidement qu'escompté. C'est absolument contraire au règlement, à...
— Balivernes que le règlement. Vous comprenez bien ma situation, n'est-ce pas ? Impossible pour vous de l'ignorer, je m'en plains constamment ; ce mari rustre, indélicat... Voilà des années que je n'ai pas parlé à un homme comme je le fais avec vous, à présent.
— Madame Crawford, écoutez... (Il s'interrompit un instant lorsqu'elle déposa un baiser dans son cou.) Madame, s'il vous plaît...
— Pourquoi s'embarrasser d'un « madame », alors que ce mot n'est là que sur le papier ? Il ne signifie rien du tout ! Je ne porte même pas cette stupide bague de mariage... Appelez-moi Doris, voulez-vous ? »
Elle le regarda dans les yeux, et lui sourit. Howard se maudit de s'être trouvé dans une situation aussi délicate. Mais plus que cela, il se maudit d'aimer, en cet instant, Doris Crawford.
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