13. Ennemi commun
La nuit commençait déjà à tomber sur la Capitale, lorsque le maître de maison reçut enfin la visite escomptée. Alston Crawford, les yeux cernés à force de préparer des plans, de trouver des alternatives ou des solutions qui conviendraient au Maréchal, retint à grand peine un bâillement, au moment où on frappa à la porte. De sa voix grave, tonitruante, il ordonna au visiteur d'entrer ; nul n'aurait remarqué la fatigue qui l'assaillait, tant il conservait son habituelle autorité.
Le grand rouquin observait, sans dire le moindre mot, la silhouette frêle, gracile de la jeune femme qui venait d'entrer dans son bureau. Même si elle s'efforçait de jouer son rôle, de paraître servile, il pouvait bien voir qu'il n'en était rien. Une effronterie toute enfantine se lisait dans ses yeux, et sur son visage aux traits juvéniles. Malgré leur parenté assez éloignée, Arya Faure partageait des similitudes physiques — surtout au niveau du regard — avec sa lointaine cousine Lydia. Pourquoi diable ces deux femmes vivaient-elles dans deux mondes différents, il ne savait pas. Mais elle lui apporterait sans doute une réponse ; elle lui devait l'obéissance, après tout.
« Vous m'avez demandé, monsieur Crawford. Que puis-je pour vous aider ? »
Alston lui indiqua une chaise en face de lui, afin de la faire asseoir ; une disposition qu'il n'aurait jamais prise pour un domestique, mais la situation était particulière. La discussion risquait de durer un peu, aussi jugeait-il plus pratique, pour elle mais aussi pour lui, de la mettre à sa hauteur. Après tout, il serait lassé de lever les yeux pour la regarder ; et il mettait toujours un point d'honneur à regarder les gens dans les yeux lorsqu'il le pouvait, peut-être pour mieux asseoir sa domination. Lui-même ne savait pas, c'était tout simplement instinctif.
La jeune femme s'exécuta, bien qu'un peu réticente, et prit bien soin, elle aussi, de garder un contact visuel avec l'imposant parlementaire. Ce qui arracha un demi-sourire à l'homme ; elle était visiblement de la même trempe que lui, ils partageaient une ressemblance... Puis il se rendit compte de l'absurdité de sa pensée. Bien sûr que non, ils n'étaient pas pareils, pas même un peu semblables. Un noble de la cour arcadienne et une vulgaire domestique, partageant un point commun ? Impensable. Il tâcha de se reprendre, de rester fidèle à lui-même afin de mener un interrogatoire efficace.
« Vous êtes bien mademoiselle Arya Faure ? Comme tout ce qui touche à la domesticité est du ressort de mon épouse, je ne connais pas personnellement tout le monde au manoir. A fortiori, puisque vous êtes directement attachée à son service... »
Il ne poursuivit pas la phrase, suffisamment éloquente ainsi. La femme de chambre acquiesça, puis se souvint que les nobles trouvaient cela fort mal élevé.
« C'est bien mon nom, monsieur. Avez-vous besoin de quelque chose ? Je ne pense pas pouvoir me rendre bien utile, mon travail est simplement d'habiller madame Crawford et de m'occuper de sa chambre...
— Ne vous inquiétez de rien, vous allez m'être très utile, Arya. (Il s'attendait à la voir tressaillir à l'entente de son prénom, par habitude, mais rien ne vint.) Si je ne fais pas erreur, vous êtes directement liée par le sang à Lydia Faure, l'une des femmes les plus influentes de la cour arcadienne. Elle est votre cousine éloignée, n'est-ce pas ? »
Alston afficha une moue sévère, pinçant les lèvres à la vue de son expression interloquée. De toute évidence, elle ne s'attendait pas à ce qu'on la questionne à propos de sa famille, qu'elle avait vraisemblablement reniée afin de gagner sa propre indépendance ; le rouquin ne pouvait pas dire qu'il comprenait cette situation, ayant toujours vécu dans un luxe indécent, et méprisant les domestiques comme bon nombre d'autres aristocrates de sa trempe.
« Par les Dieux Jumeaux, grommela-t-il, on vous a arraché votre langue ? »
La jeune femme, à présent tétanisée par la peur et le malaise, retint de justesse un tremblement en l'entendant hausser la voix ainsi. Il ne dit rien, attendant qu'elle lui réponde ; elle le ferait, c'était certain.
« Lydia est bien ma cousine éloignée, mais je ne comprends pas pourquoi... pourquoi vous faites appel à moi. Le reste de la famille a gardé contact avec elle, quant à moi, elle ne me reconnaîtrait même plus si l'on se croisait...
— Précisément car elle n'est pas plus attachée au reste de sa famille qu'à vous. Je fréquente régulièrement certains membres de la maison Faure, et je peux vous assurer... (Il insista bien sur ce mot.) qu'aucun d'eux ne l'a revue depuis plusieurs mois. Si je vous ai choisie, vous, et pas un autre, c'est pour ne pas éveiller les soupçons. Les faits et gestes d'un noble de la cour sont surveillés ; pas ceux d'une femme de chambre. Vous pourrez aller dans la demeure personnelle de Lydia afin de lui expliquer la situation. »
Il saisit le feuillet noirci d'encre, posé négligemment sur son grand et solide bureau de bois, et le tendit à la domestique, qui le reçut sans un mot, les mains tremblantes. Elle saisissait la portée de ce qu'on lui demandait, et doutait de ses capacités à pouvoir remplir l'objectif.
« Cette lettre écrite de ma main sera sans doute plus éloquente que votre discours, alors ne l'oubliez pas. Elle reconnaîtra l'écriture, nous avons déjà eu une correspondance par le passé, et je ne connais personne d'assez adroit pour pouvoir reproduire mes pattes de mouche... Je peux compter sur vous ? »
Bien sûr, la question n'était que purement rhétorique ; il savait bien qu'elle accepterait, ne serait-ce que pour s'éloigner de ses tâches ingrates un moment. Cela dit, il ne s'attendait clairement pas à ce qu'elle lui demande quoi que ce soit en retour. Aussi écarquilla-t-il les yeux lorsqu'elle lui présenta sa requête.
« Vous êtes libre ou non de le faire, je suppose que je n'ai pas à vous dicter votre conduite au vu de nos différences de rang... Après tout, j'ai abandonné tout ce que j'avais en quittant la maison familiale, en renonçant à la tradition du mariage et tout ça. Je ne suis plus qu'une domestique. Mais si vous pouviez écouter votre cœur et les appels d'une femme en détresse, outragée... »
Elle se stoppa là, sans doute pour contribuer à son effet dramatique. Alston songea, avec un soupçon d'amertume, qu'elle était une comédienne admirable, une manipulatrice en devenir. Peut-être qu'il l'appréciait un peu, mais juste un peu, pour les bénéfices qu'elle pourrait lui apporter. Ce n'était encore qu'une gamine, elle avait la moitié de son âge à lui, mais sans savoir pourquoi, il ressentait un genre de respect, très nuancé cela dit, lorsqu'il croisait son regard.
« Je vous écoute, Arya, mais je ne garantis pas de pouvoir exaucer votre souhait. S'il n'est pas dans mon intérêt...
— Eh bien justement, je crois que mon souhait, comme vous dites, va vous plaire, répliqua-t-elle, prise d'un élan d'effronterie qui la galvanisait plus que de raison.
— Vous m'intéressez », commenta sobrement le parlementaire en s'enfonçant un peu plus dans son fauteuil.
S'installa alors un silence oppressant, dans lequel la jeune femme se prélassait. Alston ne le savait pas, n'avait aucun moyen de le savoir, mais songeait qu'elle devait penser à quelque chose de fort agréable, pour avoir une telle étincelle de malice au fond des yeux. C'était comme si le Malin lui-même avait élu domicile dans ce regard émeraude, espiègle et joueur comme celui d'un enfant.
« Ce que je demande... (Elle marqua une pause, tout à fait consciente de l'attente qu'elle provoquait chez son interlocuteur.) Je veux que vous renvoyiez Howard Lidell, le valet de votre femme. Invoquez le motif que vous voulez auprès d'elle, mais il doit quitter cette maison pour l'affront qu'il m'a fait. C'est tout ce que je veux, et vous avez ma parole, je remplirai mon rôle parfaitement auprès de ma cousine. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro