1. L'homme invisible
Le cliquetis d'une montre résonnait dans la pièce, pleine d'un calme olympien qui caractérisait aussi bien les lieux que leur occupant. Le meuble le plus notable était le grand lit double, sur lequel une silhouette mince et de taille plutôt petite pour un individu masculin, se trouvait étendue négligemment.
Les paupières papillonnèrent un moment, laissant le temps aux yeux de s'éveiller au monde. Deux globes oculaires d'un gris acier, froid et inexpressif, fixaient dorénavant le plafond haut de la chambre, comme s'il se fut agi de l'activité la plus intéressante au monde ; une étincelle de quelque chose d'indéfinissable brillait au fond de ces nuances grisâtres.
Le visage s'accordait si bien avec le regard que beaucoup s'en étonnaient systématiquement en le voyant. Des traits fins, non dénués d'un certain charme et d'une harmonie impressionnante, lui donnaient un air distingué malgré son statut de simple domestique ; statut dont il ne se plaignait jamais.
Sa peau rasée de près, d'une pâleur fantomatique, contribuait étonnamment à le rendre encore plus charmant ; le blanc laiteux allait pour ainsi dire à merveille avec la teinte brune claire de ses cheveux courts toujours parfaitement arrangés. Sauf quand il dormait, évidemment.
Les lèvres fines se tordirent en un bâillement sonore ; encore trop engourdi, il n'eut pas le temps de couvrir sa bouche de sa main pour étouffer ce son peu distingué. Le cliquetis de la montre, posée sur une table de chevet en chêne juste à droite du lit, continuait de se faire entendre. Un soupir rauque répondit aux plaintes de l'objet, et une main fatiguée le saisit afin de l'attacher à son poignet.
« Tu parles d'un réveil. »
Le corps repoussa les couvertures qui le recouvraient à moitié, et se redressa dans le lit. L'homme qui allait sur ses trente ans avait la mine indéchiffrable, comme à son habitude.
Simplement couvert d'un haut blanc sans manches et d'un fin pantalon de toile, il ne s'étonna pas du froid glacial de la pièce lorsqu'il se leva jusqu'à la salle de bain.
Howard Lidell s'examina quelques instants dans son miroir, à l'affût du moindre détail. Son nez fin frémit dans un éternuement étouffé, et aussitôt il se maudit de ne pas avoir actionné le chauffage central dans sa chambre avant d'aller dormir. Il attrapait les maladies aussi facilement qu'il avait attrapé sa montre sur la table.
Des cernes grisâtres commençaient très légèrement à se dessiner sous ses yeux, mais il n'y prêta qu'une attention relative et jugea bon de s'apprêter pour le travail.
Lorsqu'il quitta la salle d'eau, ce fut affublé d'un costume noir de qualité, par-dessus une chemise blanche parfaitement repassée. Une cravate d'un bleu plutôt clair ornait le tout d'une touche de couleur appréciable. A ses poignets brillaient des boutons de manchettes argentés, sur lesquels la lumière du lustre de plafond se réverbérait.
Ainsi, il aurait presque l'allure d'un noble de la cour, mais il n'était rien de plus qu'un valet. Le valet d'une noble Dame, certes oui, mais un valet tout de même. Mais sa condition ne lui déplaisait pas.
D'un regard inquisiteur, il analysa la pièce dans laquelle il vivait depuis quelques mois, afin de vérifier que rien ne sortait de l'ordinaire. Non, tout allait bien ; il s'empara de sa clé et quitta la pièce en refermant derrière lui dans un cliquetis métallique. Un soupir s'échappa de sa bouche.
1924. Trois jours auparavant, toute la Capitale, toute Arcadia même, avait fêté la nouvelle année avec des rêves d'espoir et de merveilles plein la tête.
Howard se souvenait de cette nuit dans les moindres détails. Du moins jusqu'à ce qu'il finisse par boire la goutte de trop. Les Dieux seuls savaient ce qui s'était passé après, mais qu'importe.
Il allait se diriger d'un pas sûr le long du couloir abritant les appartements des domestiques, mais il se raidit en entendant une voix familière crier son nom, au loin. Encore cette maudite fille de cuisine qui revenait régler ses comptes pour une histoire vieille de presque deux mois !
Sans attendre, il tripota machinalement sa montre dans des manipulations rapides et précises ; une brume blanche enveloppa sa silhouette, et la seconde d'après, il se volatilisa.
La tonitruante fille de cuisine resta un moment là, à batailler contre la porte fermée à double tour, puis finit par s'en retourner vers ses propres quartiers, non sans râler excessivement que « ce sale con de valet ne s'en tirerait pas comme ça ».
L'homme rendu invisible exécuta avec sa montre la manipulation inverse, et reparut d'un seul coup à la vue de tous ; il n'y avait pas un chat à la ronde, de toute façon, alors personne n'aurait assisté à cela.
Howard Lidell rajusta nonchalamment sa cravate bleue, et souffla, soulagé :
« Ce minéral d'invisibilité est tout de même bien pratique... »
Et il s'en fut, de son habituel pas traînant mais sûr, en direction des appartements de Dame Crawford. Mieux valait lui porter son petit-déjeuner à l'heure afin d'éviter toute sanction éventuelle.
1924. Non, décidément, l'homme invisible n'aimait pas cette nouvelle année ; sans raison.
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