Rouge
Les mois ont passé, Noël approche. Le Noël de leur dernière année avant les études, qu'elles accomplissent malheureusement séparées. Ce soir, le premier soir des vacances, Emma et Lily ont prévu de se retrouver chez l'aînée, avec quelques amis. Alors la cadette sort de chez elle, et son père la dépose devant la maison de son amie, comme convenu il y a déjà une semaine. Elle sonne, frappe à la porte, attend une réponse, mais seul le silence se fait entendre. Le vent joue dans les mèches brunes et les volants de la robe rouge de la jeune fille, qui, une fois n'est pas coutume, a délaissé shorts, jeans et joggings pour une tenue de fille, parce qu'elle aime la couleur. Un beau cerise profond, pour une robe de velours, très douce et confortable, comme une délicate étreinte. Une couleur vive sans être agressive, complétée de leggings noirs et d'une paire de bottines.
Lily frappe à nouveau, puis se décide, sort le double des clés, qu'elle a reçu d'Emma, et ouvre la porte avant de s'avancer, repoussant derrière elle le panneau, qui se referme. La maison, le couloir, la chambre. L'adolescente s'arrête quelques secondes, lève une main, frappe doucement, trois coups. Un tintement clair de l'autre côté de la porte attire son attention, la voix d'Emma répond, puis des pas se font entendre. Mais le panneau de bois ne s'écarte pas. Et en son coeur, la jeune fille sait déjà ce qu'elle va trouver. Alors quand Emma vient lui ouvrir, ses cheveux roux flamboyants, elle lui sourit doucement, d'un sourire qui n'éclaire pas ses yeux, et lui prend délicatement la main, toutes deux s'asseyant sur le lit, dont la couette représente une kokeshi vêtue de rouge.
« Tu as recommencé. » murmure seulement la brune à la rousse, sans jugement, seulement avec tristesse.
De nouveaux traits rouges se dessinent sur les bras de l'adolescente, certains où perlent encore des gouttes de sang, et chaque ligne semble avoir été dessinée dans le coeur de Lily tant elle a mal et envie de pleurer. Elle a peur, aussi. Une peur qu'elle ne contrôle plus, celle de perdre sa meilleure amie et son petit soleil. Lentement, elle se lève, va dans la salle de bain et en ramène de quoi nettoyer les blessures d'Emma, sans un mot, s'activant en silence jusqu'à ce que les poignets de l'aînée soient couverts de bandages blancs, aux dessins rouges de sang. Puis elle entrelace à nouveau leurs doigts et souffle :
« T'es trop belle pour ce monde, Emma, je l'ai toujours su. C'était toi, le vrai ange de notre duo. Mais ça me fait mal de te voir te détruire, et j'ai besoin de toi... S'il te plait, Emma. Je t'en prie, parle-moi quand ça ne va pas. Tu n'es pas seule, grande soeur, tu sais. Mais je ne peux rien faire si tu ne me dis rien, seulement m'en douter et rester impuissante. Ton corps n'a pas à payer pour les blessures de ton esprit et de ton coeur, pour toutes les conneries des autres. J'ai peur, grande soeur... Peur de te perdre. »
« Tu me promets de vivre ? »
« Bien sûr. Si tu promets de rester pour me voir tenir cette promesse. »
« C'est dur, Lily. »
« Je sais, Em'. Crois-moi, je le sais. »
L'aînée relève la tête, et remarque les larmes, perles translucides scintillant d'une lueur irisée, telles des gouttes de rosée, roulant sur les joues de son amie, effaçant son sourire comme une aquarelle sous la pluie. Toutes les blessures ne sont pas physiques... Et cette fois, les pleurs de la brune ne sont pas de rage ou de déception, seulement d'une immense tristesse mêlée de douleur que la plus jeune n'a pas la force de dissimuler. La distance l'affecte davantage qu'elle ne voudrait bien l'avouer, et un rien sur ce sujet réussit à la faire pleurer. Un souvenir, une image, une musique, une peluche, simplement quelques minutes au téléphone. De même que l'idée de perdre Emma...
Pourtant, la plus jeune des deux filles garde cette même attitude fière et douce à la fois, essuyant d'un geste délicat ses larmes avant de relever la tête et d'esquisser un nouveau visage empreint d'une joie paisible, fermant à nouveau les yeux pour renier cette fragilité qu'elle n'a que trop montré. Par la fenêtre, le ciel est bleu, sans nuages. Tout est calme. Bientôt les autres arriveront... Alors toutes deux se préparent en silence, et Lily murmure, observant son amie, de dos, face au miroir de sa penderie :
« Je t'aime, Em. »
-------------------------------------------------------------
Les invités sont arrivés, et désormais, ils sont six, réunis pour une soirée animée mais joyeuse malgré tout, en apparence tout au moins. Skype, repas, guirlandes, jeux, les rires se font entendre, les plus tristes sourient. Personne ne voit les larmes discrètes qui perlent dans les yeux de Lily, ni les bras d'Emma, cachés par son pull, rubis sur la peau pâle. Chacune a ses raisons, mais elles comprennent celles de l'autre et doucement, la cadette entrelace ses doigts à ceux de son amie, tandis que le Action Vérité commencé par les autres continue.
« Lily, action ou vérité ? »
« Action. » répond sans réfléchir l'intéressée.
« Embrasse Natt. »
Il faut toute la maîtrise d'elle-même que possède la jeune fille pour qu'elle se lève sans rougir et s'avance, un doux et amical sourire aux lèvres, le même qu'elle a toujours eu, pour les poser sur celles du garçon qui lui a volé son coeur trois ans auparavant. Celui-ci répond doucement, puis tous deux se séparent. Mais leurs regards restent un instant aimantés l'un à l'autre, jusqu'à ce que la brune détourne la tête pour cacher un mélange de joie et de tristesse. Son coeur, qui bat pourtant plus vite, se serre tandis que son regard tombe sur la photo de verrouillage de son téléphone : elle, souriante, enlacée par son cousin Arnaud, tenant la main de Claudelle et celle de Catherine. Si heureuse... Il lui manque. Son protecteur, son confident, son ami, son modèle, son frère de coeur. Il lui manquera toujours un peu, jusqu'à ce qu'elle le rejoigne...
Elle chasse cependant la tristesse, et reporte son attention sur les jeux, riant tandis que l'un d'eux propose une partie de cache-cache dans le noir, approuvée par tout le monde, les cartes disparaissant rapidement, les amis se levant. Alors tous éteignent les lumières, et pour s'assurer qu'elle ne voie rien, Lily couvre délicatement les yeux d'Emma d'un ruban écarlate. Puis tous s'élancent, disparaissant dans les ombres de la maison.
-------------------------------------------------------------
Les autres invités sont partis se coucher, Lily et Emma se retrouvent seules dans la chambre de cette dernière, que les deux soeurs partagent cette nuit. Il est cinq heures du matin. Quelques papiers d'emballage cadeau dessinent, ça et là, des taches colorées sur le sol, deux jeux de société se battent en duel, et si la plus jeune est fatiguée, une fatigue qui se lit dans ses yeux noisette commençant à se fermer, un immense sourire illumine son visage tandis qu'elle se laisse tomber sur le lit, sa robe cerise formant un halo autour d'elle. Dans sa main, une petite breloque de rubis se cache, et, songeuse, elle revoit quelques souvenirs, des souvenirs rouges.
Emma sort de la salle de bain, enfile son haut de pyjama, et Lily prend sa place, refermant la porte avant de laisser tomber ses vêtements au sol en un petit froissement de tissu, puis d'entrer sous l'eau. Ses dernières inquiétudes se dissolvent dans l'onde claire et chaude, faisant fondre peu à peu la glace de son coeur, se mêlant à quelques larmes qui roulent sur ses tempes. Mille couleurs lui reviennent en tête, et elle sourit malgré ses sanglots, tout en rinçant la mousse de ses mèches brunes qui retombent, trempées, dans son dos, avant qu'elle ne s'entoure d'une serviette grenat et ôte peu à peu l'eau de ses cheveux, enfilant ensuite un short et un tee-shirt pour rejoindre son amie.
L'aînée, ses cheveux roux flamboyants, est assise devant son ordinateur, en train de dessiner un peu, mais lève les yeux et pose celui-ci quand sa cadette grimpe près d'elle sur le lit pour se lover la tête sur son épaule, sous les couvertures. Toutes deux restent un instant ainsi, à la seule lueur de la lampe qui diffuse une douce lumière dorée, tamisée, muettes, savourant ce moment ensemble, puis Lily murmure :
« Prête pour la dernière couleur, Em' ? »
« Oui. Mais je suis déçue, tu ne t'es pas habillée tout en rouge pour l'occasion ! » rit l'intéressée.
« Tsss. » fait la cadette avec un sourire. « Rouge et blanc, ça va. Les couleurs de Noël, en plus ! »
« Je t'écoute, alors. » souffle Emma, dont les yeux sombres brillent.
« Rouge sang. Rouge feu. Rouge rubis. Rouge grenat. Rouge pourpre. Rouge framboise. Tellement de nuances différentes, tellement de messages. Parfois, c'est une couleur vive, joyeuse et douce quoique légèrement acidulée. Parfois c'est une couleur chaude et rassurante, une couleur vibrante. C'est aussi une couleur sombre, une couleur profonde. C'est la couleur de tes blessures, la couleur des flammes. La couleur du coeur. C'est la couleur des yeux qui n'ont que trop pleuré... »
-------------------------------------------------------------
Le mois précédent, les élections américaines avaient eu lieu, le résultat étant sans appel, emplissant d'horreur les coeurs de la classe de Lily. En une classe majoritairement métisse et noire, quasi exclusivement féminine, l'élection de cet homme raciste, misogyne, xénophobe et homophobe ne pouvait qu'être blessante... Lors des discussions, les voix, parfois, se brisaient. Une fille était restée les yeux perdus dans le vague, sans entendre les paroles s'entrecroisant au-dessus d'elle, encore sous le choc, sans doute, de cette nouvelle apprise le matin même. Une autre avait fondu en larmes. Dehors, le ciel lui aussi pleurait. Sur le sol, les flaques mêlaient la pluie à l'asphalte, en un monde grisâtre, peiné.
Mais ce n'était pas ce qui avait marqué le plus Lily, frêle silhouette brune aux yeux noisette, assise face à Thomas, tentant d'accepter la nouvelle. Ce qui avait marqué la jeune fille, c'était un regard. Si triste, ce regard. Le regard de l'assistante d'anglais, une jeune américaine. Un regard d'ordinaire souriant, doux et gentil, sincère et joyeux. Un regard bleu, clair comme le ciel, limpide, entouré de rouge d'avoir trop pleuré, qui scintillait de larmes qu'elle retenait pour ne pas s'effondrer devant eux. La jeune femme dégageait une telle fragilité... Tous avaient compris et étaient restés silencieux, répondant d'une voix douce, comme un murmure, dans la salle plongée dans la pénombre. Que n'auraient-ils pas donné pour faire disparaître ce rouge et voir à nouveau les prunelles d'eau rire...
-------------------------------------------------------------
Lily est ramenée au présent par un regard d'Emma, qui l'interroge, et comprend qu'elle n'a pas terminé la couleur, songeuse. Dans sa main crispée sous les draps, le petit pendentif écarlate a laissé une marque, rosée sur la paume, et elle ne réalise qu'alors qu'elle a la gorge nouée par ce souvenir. Il a fallu deux semaines à Jenny - leur assistante et leur amie tout à la fois - pour recommencer à sourire, parfois, mais l'inquiétude est restée dans ses yeux... La cadette ferme brièvement les yeux, puis les rouvre, chassant cette pensée, et continue d'une voix très douce, en un murmure :
« Le rouge, c'est une belle couleur, Emma... Et parfois, je me dis qu'il est normal que ce soit ta préférée. C'est une couleur décidée, une couleur protectrice et aimante, c'est celle qui te convient, celle que tu m'as montrée quand j'étais blessée. Le rouge, c'est aussi la couleur de ceux qui n'ont pas abandonné. Le rouge, c'est la couleur d'espoirs brisés et de ceux qui pourtant continuent d'avancer, dans les moments difficiles. Le rouge, c'est la couleur de ton courage. Tu es courageuse, grande soeur. Continue de l'être. Et je t'en prie, n'abandonne pas. Le rouge c'est beau, mais c'est aussi immensément triste, ça peut être destructeur... Rouge comme les traits, sur tes poignets... Promets-moi d'essayer d'arrêter. S'il te plaît, Em'. Essaie. »
« J'essaierai, Lils. Je te le promets. »
« Parfois dans les livres d'adolescents, on voit des couples avec une fille qui se coupe et un garçon qui embrasse ses blessures, tu t'en rappelles ? » demande l'intéressée, levant les yeux au ciel en prononçant ces mots.
« Oui. »
« Je ne te dirai pas que tes blessures sont belles, je ne te dirai pas que je les aime. Elles me font mal chaque fois, parce que j'ai l'impression d'avoir échoué à te protéger, te rendre heureuse, et j'ai promis que je ne te mentirais pas... Mais elles me montrent aussi que tu n'as pas abandonné, et elles font partie de toi. Un jour peut-être, il n'en restera que de fines lignes rosées, nacrées, et ce jour-là, oui, les cicatrices seront belles, vraiment. Parce que tu auras arrêté, et que tu seras heureuse à nouveau. Ce jour-là je pourrai te voir sourire... Et je te le rendrai. Ces moments ne seront plus que des souvenirs. J'aime te voir sourire, grande soeur... Tellement. Je t'aime, Emma. Alors n'abandonne pas. Parce que je n'y arriverai pas sans toi. »
La plus jeune a les larmes aux yeux, à présent, et évite un instant le regard de son aînée, tandis que le silence revient, entrelaçant ses doigts fins à ceux de l'adolescente à la peau pâle, dont les prunelles fixent ses avant-bras. Puis Emma murmure à Lily, en une réponse pareille aux confidences de son amie, à peine audible et très douce, la brune relevant la tête pour lui sourire timidement :
« Je te le promets. »
« Je serai là, soeurette. Si tu as besoin de moi, et pour toujours. »
« Je sais que je ne le dis pas souvent donc savoure mais... Je t'aime, Lily. »
« Moi aussi, Emma. Je t'aime, pour toujours, ma grande soeur. Ce qui me fait penser que... »
« Le cadeau. » souffle l'intéressée. « Le tien, je ne voulais pas te le donner devant les autres mais je l'ai quand même. »
« Et le tien. » rit la cadette, pour chasser les dernières larmes.
Toutes deux se lèvent, se rasseyent sur le lit au milieu des livres, des peluches et matériels d'art ainsi que jeux vidéos reçus, puis s'échangent deux petits pendentifs, Lily glissant son cadeau dans une petite pochette de soie avant de refermer ses doigts sur celle que lui tend son amie. Emma sait déjà un peu à quoi s'attendre, mais pour la plus jeune, c'est la surprise totale... Alors elle déclare, passant une main dans ses mèches chocolat :
« Ouvre d'abord le tien, d'accord ? »
Emma s'exécute, et sort du petit sachet de soie un rubis ciselé, en forme de coeur qui sourit et pleure à la fois, des larmes qui reflètent la lumière et parfois, rappellent ces gouttes pourpres qu'elle faisait rouler sur ses bras. Un coeur comme elle, un coeur comme le sien, qui tente de se reconstruire et d'avancer. Un coeur avec une furieuse envie de vivre, un coeur qui a été trop triste et qui cherche comment rire. Un coeur qui continue d'espérer. Un coeur de courage. Parce que oui, elle est courageuse, aux yeux de Lily. Alors l'aînée glisse sur la chaîne le dernier pendentif et sourit à son amie, lui indiquant d'un geste d'ouvrir le sien.
La cadette s'exécute, ses mèches brunes encadrent son visage tandis qu'elle défait soigneusement le noeud et laisse tomber dans sa main la fine chaîne et le pendentif que renferme la pochette. Un TARDIS d'argent, avec un petit coeur, pile entre les deux portes, qui semble s'ouvrir. La jeune fille aux yeux noisette manipule une seconde le petit mécanisme, ouvre le pendentif, et contemple quelques secondes les photos avant de lever un regard touché vers sa soeur, qui sourit doucement. La première image est d'elles deux, prise au parc d'attractions, l'été précédent, main dans la main devant une des montagnes russes et le fleuve. La seconde représente Arnaud l'enlaçant au milieu d'un paysage blanc, recouvert de neige, les sapins et leurs vêtements apportant quelques touches de couleurs, une scène datant d'exactement un an... Alors elle l'attache à son cou, avec délicatesse, et ses doigts s'attardent sur le bijou, quelques secondes...
Lily et Emma, l'une brune, l'autre rousse, toutes deux meilleures amies, échangent un remerciement muet, un regard complice, puis déclarent en choeur, avant d'éclater de rire tandis que le soleil se lève, inondant la chambre par la fenêtre, la lampe devenant peu à peu inutile, l'une des soeurs de coeur l'éteignant en souriant :
« Joyeux Noël ! »
La vie n'est pas finie. La nuit est terminée. Maintenant, elles peuvent continuer d'avancer, malgré les difficultés, main dans la main, dans ce monde et parmi les étoiles, avec pour seul bagage un peu d'amour, beaucoup d'amitié, quelques larmes, de la loyauté, de la tolérance, une dose d'espoir et un coeur de courage. Certes, ce monde dans lequel elles vivent semble gris et parfois, vacille tout autour d'elles. Mais elles sont deux. Alors elles prennent le risque de vivre, juste un peu.
-------------------------------------------------------------
« Tu sais, je crois que je comprends mieux le Docteur, quand il dit qu'il n'aime pas les fins... Ton arc-en-ciel va me manquer. C'était joyeux et pourtant, ça me rend un peu triste... »
« L'arc-en-ciel ne sera jamais réellement terminé... Et puis, je n'ai fait que te le rappeler. Tu as toutes les couleurs dans ton coeur. Après tout, c'est toi, la dessinatrice. Ne t'inquiètes pas pour ça, et souris. Ne sois pas triste. Sois heureuse, et vis, Emma. Vis. »
« Tu restes avec moi ? »
« Toujours, je te le promets. »
Love is not an emotion. Love is a promise.
We're all stories in the end, just make it a good one, eh ?
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro