1_ Au cœur de la toile
[ C i r c é ]
— On a merdé. On a merdé fort, Laz'.
La peur qui émane de mon compagnon résonne dans mes os comme une vibration sourde. Chaque battement erratique de son cœur affole le mien.
J'esquisse un pas dans sa direction.
— On fait quoi ?
Seule sa respiration haletante me répond. Il reste immobile. Pétrifié. Dépassé.
— Laz, on fait quoi ?
Ma voix vire dans les aigus tant la panique m'étrangle. Tous mes sens m'inondent de signaux de détresse que je ne parviens plus à analyser.
— Laz... ?
Je pose une main sur son épaule. Il sursaute et détache son regard du cadavre pour le poser sur moi. Le sang a barré son masque blanc d'une diagonale écarlate qui dégouline sur les verres holographiques intégrés. Derrière, ses paupières papillonnent à un rythme saccadé et ses triples pupilles tremblent violemment. Il entrouvre les lèvres.
— Je ne voulais pas...
Son arme tombe sur le carrelage dans un fracas métallique. Les multiples lames qui la constituent me renvoient une image ensanglantée et fragmentée de mon visage anonyme.
— Je sais.
Ma main remonte jusqu'à sa joue. Je retiens avec difficulté le haut le cœur qui me vrille l'estomac quand le liquide poisseux réchauffe mes doigts.
— On ne peut pas rester là. Faut qu'on bouge.
Mes mots semblent chasser la torpeur qui s'est emparée de lui. Pris d'une bouffée d'adrénaline, il se redresse et regarde autour de nous.
Entre les tables et les sièges renversés, les otages étouffent des sanglots. Dans le fond, deux d'entre eux profitent de notre inattention pour tenter de s'échapper. Ils se précipitent vers la sortie, zigzaguant entre les machines à sous et traversant les hologrammes des croupiers. Des cris de terreur résonnent dans la pièce, couvrant presque le hurlement strident de l'alarme.
Ni Lazarus ni moi n'esquissons un geste pour stopper les fuyards. Un coup de feu aurait suffi, mais aucun de nous deux ne veut le tirer.
Devant notre inaction, d'autres clients du casino s'élancent à leur tour vers la sortie. En quelques secondes, c'est le chaos. Pris d'une panique aveugle, tout le monde se précipite, se bouscule. Les néons clignotants balayent la pièce de leurs faisceaux erratiques, projetant les ombres frénétiques sur les murs.
Ça ne nous ressemble pas de quitter la fête en dernier.
— Ok, la fenêtre, décide Lazarus.
Je pince mes lèvres et émets un sifflement à la fréquence de nos cyberspiders. Les araignées métalliques accrochées aux machines à sous éventrées réagissent aussitôt à l'appel. La lueur bleutée qui illumine leurs abdomens s'éteint alors qu'elles se déconnectent des flux de données bancaires et arrachent leurs membres articulés des circuits électroniques. Elles se précipitent vers nous, grimpent le long de nos jambes et enroulent leurs pattes autour de nos combinaisons, fusionnant avec les fibres synthétiques.
Les voix des forces de l'ordre, déformées par les interférences, me parviennent. Ils sont proches. Trop proches. Déjà dans le bâtiment ? Depuis quand sont-ils si réactifs ?
Nous grimpons une enfilade de marches et courons à travers l'espace de restauration pour rejoindre la large baie vitrée. Mon compagnon appuie ses mitaines contre la vitre. Deux pointes en acier martèlent la surface qui se fissure à chaque impact. Il recule, puis projette son pied en avant. Le verre vole en éclats et un courant d'air froid s'engouffre dans l'ouverture. La capuche de Lazarus glisse sur ses cheveux blancs.
Il s'approche du rebord et s'accroche à la surface lisse du bâtiment.
Ou essaie.
Ses doigts ensanglantés dérapent sur le verre. Mon cœur rate un battement. Je m'appuie contre le bord coupant de la fenêtre pour plaquer mon bras contre lui et bloquer sa chute.
— Laz', putain ! halèté-je, les yeux écarquillés par la frayeur qu'il vient de me faire.
— C'est bon, je gère, répond-il en essuyant ses mains contre sa tenue.
Nous escaladons la paroi vitrée avec l'agilité d'araignées, suivant la courbe de l'édifice enroulé sur lui-même. À cette hauteur, le vent est impitoyable. Mes tresses me fouettent le visage et ma capuche bat contre mon dos. En dessous de nous, les lumières de la ville scintillent et forment une mosaïque éblouissante de néons et de feux clignotants. Je cherche notre taxi du regard.
— Tu la vois ? m'interroge Lazarus par-dessus le rugissement du vent.
— Non. Je te jure, si elle nous a faussé compagnie, je lui raye sa bagnole.
— Ce sera compliqué depuis ta cellule.
Des tours titanesques se dressent comme des géants métalliques autour de nous, tranchant le ciel nocturne. Des publicités holographiques clignotent et virevoltent, projetant des images lumineuses dans toutes les directions.
« Ils grimpent ! Envoyez-les skyriders ! »
Les paroles grésillantes du policier accroissent mon affolement. Putain, ils vont nous chopper !
Nous gravissons deux autres étages. Mes sens m'avertissent d'un danger une demi-seconde avant que je ne remarque le policier qui se tient de l'autre côté de la vitre. Sans cérémonie, il lève son arme vers moi et tire. J'évite la balle en m'écartant sur le côté, mais la vitre implose sous moi. Je perds toute adhésion et bascule en arrière avec un cri horrifié.
La main de Lazarus se referme autour de mon poignet. Il me tire et me projette au-dessus de sa tête. Mes doigts et orteils s'attachent à nouveau à la surface.
— Grimpe, vite !
— Grimpe où ?! m'époumoné-je en m'exécutant malgré tout.
Notre ascension ne nous sauvera pas si notre taxi s'est barré.
Un pont entre les deux pieds du gratte-ciel dessine une arche au-dessus du vide. La tête à l'envers, nous avançons sous son ventre. Je continue à sonder le ciel, mon espoir s'amenuisant au fil des secondes.
— Je la vois nulle part ! crié-je.
Ma voix meurt, étouffée par l'appréhension.
Putain, elle nous a vraiment abandonnés ? Elle n'aurait pas fait ça, si ?
Chaque seconde qui passe me convainc du contraire. Au-dessus de nos têtes, les pas précipités des policiers à nos trousses résonnent. On ne pourra jamais leur échapper seuls.
Je me tourne vers Laz. Ses cheveux blancs pointent vers le sol. Son front est plissé, concentré ; toute trace de peur a disparu de son visage. Mais dès l'instant où ses yeux rencontrent les miens, il se décompose. Ses trois pupilles fusionnent pour n'en former qu'une et ses yeux s'embuent derrière les verres de son masque.
— Circé... Je suis désolé, gémit-il.
Je serre les mâchoires aussi fort que je peux pour contenir les émotions qui me submergent. Les larmes brouillent ma vue.
La gorge nouée, j'ouvre la bouche pour répondre, mais un bruit de klaxon m'interrompt. D'un même mouvement, nous pivotons vers le véhicule qui vole dans notre direction. Des reflets jaunes dansent sur sa carrosserie chromée. Une enseigne néon indique : TAXI.
L'engin ralentit, puis se stabilise juste en dessous de nous avec un léger ronronnement. Le plafond coulisse. Je me laisse tomber à l'intérieur sans attendre.
— Y'avait du trafic, débite aussitôt la conductrice.
Je capte son regard inquiet dans le rétroviseur alors que Lazarus se glisse à côté de moi sur la banquette arrière. Il tire son masque pour l'abaisser et s'écrie :
— Putain Vez, on a failli y passer !
— Ceintures, répond-elle en éclatant la bulle de son chewing-gum.
Elle enfonce brusquement la pédale et l'accélération nous plaque contre les sièges en cuir. Lazarus repousse le dossier pour se redresser. Les veines de son cou tatoué de toiles d'araignée saillent.
— Sérieux, tu foutais quoi ?
Elle jette un coup d'œil par-dessus son épaule pour l'aviser.
— Toi, t'as foutu quoi ? C'est quoi tout ce sang ? Et cette alarme ? Et tous ces policiers ? En trente ans de carrière, j'ai jamais vu un tel bordel ! Ils étaient part–
Une sirène retentit. Elle braque le volant et la voiture vire sur le côté. La force centrifuge me projette contre la portière. De l'autre côté de la vitre, je vois le skyrider qu'elle vient d'éviter. Les réacteurs de sa bécane rugissent. Ces collègues, coiffés de casques en acier, volent à ses côtés avec une agilité déconcertante.
— Et merde. Accrochez-vous !
Mon estomac se soulève quand Vez fait plonger le nez du véhicule vers le sol. Je cherche désespérément la boucle de ma ceinture alors qu'elle manœuvre avec expertise entre les rails de tramway suspendu et les constructions vertigineuses de la ville. L'incessant hurlement des sirènes nous poursuit.
— Ils nous rattrapent, accélère !
— Tu veux prendre le volant, gamine ? grince-t-elle.
Elle redresse abruptement le taxi pour s'engager dans un tunnel.
— Je vais vomir, geint Lazarus, la main plaquée contre sa bouche et l'échine courbée.
— T'as pas intérêt.
Les néons défilent à une vitesse vertigineuse en périphérie. D'une main, Vez rassemble sa tignasse et l'attache pour dégager ses yeux. Sa mâchoire de métal est crispée.
— On va les perdre à Métroplex, dit-elle, plus pour elle-même que pour nous.
Le bout du tunnel apparaît devant nous.
Trois skyriders, aussi.
— Ces chiens !
Vez accélère pour forcer le passage, mais l'un des motards braque un fusil de précision dans notre direction.
— Attention ! m'étranglé-je.
La balle frappe le pare-brise et le verre blindé vole en éclat. Le taxi dévie de sa trajectoire et frôle les parois métalliques dans un vacarme assourdissant. Je hurle de terreur alors que le tunnel s'achève et que le vide s'étend à nouveau sous nos yeux.
— Vez ! m'écrié-je en me tenant au plafond et au siège devant moi.
Le véhicule chute et percute des rails suspendus. Le choc nous envoie tournoyer. Le ciel, le sol, les gratte-ciels, tout se mélange. Je ferme les yeux.
L'impact suivant me fait perdre connaissance.
— Circé, réponds-moi ! Elle est en vie ? Est-ce qu'elle est en vie ? Lâchez-moi ! Circé !
La voix de Lazarus m'arrache aux ténèbres.
Je soulève difficilement mes paupières. Une texture visqueuse englue mes cils. Je comprends que c'est du sang. Mon sang.
Je dois rassembler toutes mes forces pour incliner la tête vers lui. Des policiers le tiennent à l'écart de la carcasse du véhicule. Il se débat. Sa combinaison déchirée révèle des blessures béantes sur son corps.
— Aidez-la putain ! vocifère Lazarus.
Quelqu'un détache ma ceinture, puis me soulève. Deux mains m'attrapent pour me tirer à l'extérieur. La douleur irradie dans tout mon corps. Je gémis.
— Circée ! Circée, tu vas bien ?
J'acquiesce faiblement. Le goût âcre du sang envahit mon palais.
La voiture est méconnaissable, tordue et brûlée par l'impact. Des morceaux de carrosserie jonchent le sol, le moteur gît éventré, répandant une traînée d'huile sur le bitume. Un hoquet m'échappe quand mes yeux tombent sur la conductrice. Elle gît sur le capot, les bras pendant devant elle et le visage figé.
— Embarquez ces deux-là, exige un policier.
Les menottes claquent à mes poignets. Deux ambulances nous attendent. Lazarus est poussé dans l'une d'entre elle. Son regard ne se décroche pas un instant de moi. Je voudrais lui parler, lui dire quelque chose. Que tout ira bien. Que ce n'est pas sa faute. Que je ne lui en veux pas.
Mais il a toujours su déceler quand je mentais.
Alors je garde le silence, et la portière se referme sur lui.
🕸🕸🕸
Merci d'avoir lu !
Premier aperçu de nos deux araignées, Lazarus et Circé, déjà en bien mauvaise posture. Qu'est-ce que vous pensez d'eux ?
J'espère que le petit tour (tout en tranquillité) de la ville vous a plu, parce qu'on risque de ne pas en revoir la couleur avant un bon moment, oups... Mais ne vous en faites pas, il y aura de tout aussi beaux décors cyberpunk en prison !
R.I.P Vez, aussitôt apparue aussitôt démembrée. Ca vaut un 2/5 sur cyberUber cette conduite.
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