Chapitre 23 : Cette pitié que tu détestes
Malgré la fraîcheur de l'extérieur, Senku est sorti de la voiture comme tous ses amis. Après avoir roulé une bonne heure à cause de tous les détours qu'ils ont fait, ils se sont arrêtés sur une aire d'autoroute pour se dégourdir les jambes. Il est sorti, s'est étiré puis s'est mis à marcher. Mais malgré lui ses yeux se posent vers le bicolore qui, après être sorti de la voiture, est parti s'asseoir plus loin. Les genoux ramenés contre lui, le regard dans le vide, il ne parle pas, ne dit rien. Il se contente de rester ainsi sans bouger, laissant ses yeux vagabonder vers le lointain.
Jusqu'à présent Senku n'avait pas vraiment fait attention, mais Gen est très peu couvert. Habillé d'un sweat et d'un jogging, il n'a pas de manteau, pas d'écharpe, ni même de chaussures. Senku s'approche donc de la voiture, attrapant dans le coffre un plaid qui traînait là. Il sait qu'il y en a un car c'est lui qui l'a mis dans le coffre de la voiture. En partant, il avait envisagé l'éventualité d'un départ en catastrophe. Mais à cause de l'adrénaline, il n'a pas réalisé tout de suite que les vêtements de Gen étaient bien trop légers pour la saison.
Doucement, il s'approche de Gen qui, malgré le froid dehors, ne bouge pas. Son corps ne semble même pas ressentir le froid qui, pourtant, secoue les corps de frissons désagréables. Il déplie la couverture avant de la poser doucement sur ses épaules. Ce contact fait sursauter le bicolore qui a un mouvement de recul. Mais quand il croise le regard carmin de Senku, son corps se détend aussitôt.
— C'est moi, se contente-il d'ajouter pour calmer sa peur.
Gen se sent idiot d'avoir réagi comme ça. Une gêne désagréable s'empare de lui, suivie d'une honte qu'il peine à dissimuler. Comme pour fuir, il enfouit son visage dans ses genoux, ne voulant pas affronter ses propres réactions.
Il sent Senku s'asseoir juste à côté de lui. Il ne parle pas, laissant Gen s'habituer à sa présence. Avec ce qu'il vient de vivre, le brusquer serait la pire chose à faire.
Après de longues minutes de silence, le visage de Gen sort enfin de sa cachette. Réchauffé par la couverture, il se sent mieux que tout à l'heure. Et maintenant que le plaid est sur ses épaules, il se rend compte qu'il avait atrocement froid.
Gen a de nombreuses questions qui lui brûlent les lèvres. Il a envie de savoir certaines choses et, en même temps, les réponses à ses questions pourraient bien le briser davantage.
— Comment...
Du coin de l'oeil il voit Senku se tourner vers lui. Gen ne le regarde pas, se contentant de fixer l'horizon face à lui. Il ne veut pas voir ce qu'il y a dans ses yeux.
— Comment vous m'avez retrouvé ?
Sous la couverture, sa main se met à trembler. Une part de lui a déjà la réponse à cette question. Mais une autre part de lui espère que Senku n'a pas vu ce qu'il a cherché à lui cacher depuis tout ce temps.
— J'ai...
Comment formuler sa réponse ? Quoi qu'il dise, il sait que Gen s'effondrera. Et pourtant il ne peut pas lui mentir. Il s'y refuse.
— J'ai dû briser la règle qu'on s'était imposée, reprend-il.
Il laisse quelques secondes s'écouler avant de reprendre. Ses yeux cherchent à capter ceux de Gen, voulant à tout prix y lire ce qui s'y passe, et aussi pour que Gen ne s'échappe pas encore une fois.
— Je suis allé chez toi une semaine après qu'on ait rompu. J'ai trouvé ton appartement ouvert et... ton téléphone sur le canapé.
Les yeux de Gen se ferment, comme si cela allait l'aider à digérer ces informations. Il sent son cœur s'accélérer tandis que le souffle lui manque. Encore une fois, il a l'impression que son monde est en train de s'écrouler.
— C'est comme ça qu'on a remonté la piste jusqu'à Mozu, continue le vert. Et... qu'on a pu trouver son adresse.
Il ne peut pas retenir les larmes qui s'échappent de ses yeux. Senku les voit tout de suite et, par réflexe, il approche sa main pour les essuyer. Mais sitôt ses doigts touchent-ils sa joue que Gen le repousse.
— Tu... tu as vu la vidéo n'est-ce pas ? Tu... tu... je...
— Hé Gen, calme toi.
Cette fois son corps est secoué par ses sanglots. Il ne peut pas croire qu'après tout ce qu'il a sacrifié pour protéger Senku de cette vidéo, ce dernier a pu la voir. Il ne veut pas l'envisager, c'est hors de question.
Pour essayer de le calmer, Senku attrape sa main. Il la serre du plus fort qu'il le peut, juste ce qu'il faut pour le garder sur Terre avec lui.
— Je ne l'ai pas regardée Gen, je n'ai rien vu.
— Ne me mens pas, tu l'as vue... tu l'as forcément vue.
Son regard le fuit, cherchant à s'échapper de ces yeux rouges qui le regardent. Il a honte, il se sent sale, il veut juste disparaître. Son corps commence à se tordre d'inconfort tandis que d'atroces frissons le font trembler. Tout ce qu'il veut à cet instant est de pouvoir sortir de cette peau dégoûtante qui le recouvre.
— Gen, tu n'es pas coupable de ce qu'il y a sur cette vidéo, tu n'as rien fait de mal.
— Cette vidéo reste dégoûtante. Je... je ne voulais pas que tu la vois. Je... je voulais te protéger de ces images.
Sa main tient toujours la sienne. Et tandis qu'il parle, de nouveaux sanglots s'échappent. Son corps est secoué par des larmes qu'il ne contrôle pas et qu'il ne parvient pas à réprimer. Alors, Senku profite de tenir sa main pour l'amener doucement vers lui. Sans le brusquer, il fait glisser son corps jusqu'à lui. Sa tête vient se nicher sous son cou et, lentement, il fait glisser sa main dans ses cheveux. Il le laisse pleurer tout contre lui tandis qu'il s'affaire à calmer ses tremblements. Il a passé plus d'une semaine loin de lui. Il n'imagine pas ce qu'il a dû vivre aux côtés de Mozu durant tout ce temps.
Gen se laisse aller à cette chaude étreinte. Au fond, il a peur de le salir en restant si proche de lui. Mais à cet instant, il n'a pas la force de repousser ses bras. Parce qu'il en a besoin, parce qu'il veut que sa douceur vienne balayer la violence qu'a subi son corps pendant tout ce temps.
— J'en peux plus... laisse-t-il échapper entre deux sanglots.
— C'est fini maintenant, tu n'as plus à t'en faire.
Sans s'en rendre compte, il s'accroche à lui. Sans ça, il a l'impression qu'il pourrait sombrer.
— Je suis désolé... je ne voulais pas te dire toutes ces horreurs. Je... je voulais juste te protéger de Mozu... Je ne voulais pas qu'il te fasse du mal.
En l'entendant parler, ses mains glissent jusqu'à son visage. Là, il le remonte doucement vers lui. Ses iris se plongent dans son regard en voulant lui transmettre un petit peu de douceur. Son pouce vient caresser sa joue, essuyant ses larmes en même temps.
— Je sais, Gen. Je sais.
Dans ses yeux il y voit un profond soulagement. Un poids gigantesque vient de tomber de ses épaules, un poids qu'il n'imaginait pas si lourd.
— Maintenant, laisse-moi prendre le relais.
C'est ça qui lui avait manqué. Durant tout ce temps passé loin de lui, il avait perdu de vue cette douceur dont il avait droit. Il ne voyait plus ses yeux doux qui ne voulaient que l'aimer et le chérir. À la place, il n'y avait qu'une froideur terrifiante et une dureté menaçante.
Lentement, Senku vient coller son front au sien. Cette proximité, il a cru ne plus jamais y goûter. Il sent son souffle tremblant sur son visage, juste sur le bout de son nez. Les doigts de Senku continuent de chatouiller ses joues, effaçant toutes ses larmes qui maquillent sa peau. Mais ils ne s'embrassent pas, parce qu'ils n'en ont pas besoin pour sceller leur proximité. Ce geste est bien plus intime que n'importe quelle caresse ou n'importe quel baiser.
Au loin, Kohaku les regarde parler. Adossée contre un arbre, elle regarde les larmes couler sur les joues du bicolore. Elle voit ses épaules être secouées par des soubresauts incontrôlables tandis que Senku tente vainement de le calmer. Plus elle les regarde, plus son cœur se serre. Malgré ce que Senku lui a dit, elle ne peut s'empêcher de ressentir une puissante culpabilité. Quelque part dans sa tête, elle se dit que c'est uniquement de sa faute si Gen est dans cet état .
— Est-ce que tu veux quelque chose à boire ? demande Senku après de longues secondes de silence.
Calé dans ses bras, il redresse la tête pour plonger ses yeux dans les siens. Maintenant qu'il s'est calmé il se rend compte que tous ses pleurs lui ont asséché la gorge.
— Je veux bien un Coca s'il te plaît.
— Je vais te chercher ça.
Senku se lève du banc, se dirigeant vers la petite supérette mise à disposition sur l'aire d'autoroute. À nouveau, Gen se retrouve seul, néanmoins avec une chaude couverture sur les épaules. Il la resserre contre lui, cherchant à réchauffer son corps qui, sans celui de Senku, est peu à peu paralysé par le froid. Il pourrait retourner dans la voiture pour se réchauffer mais l'air froid lui fait du bien. Alors, il ferme les yeux, savourant la fraîcheur sur sa peau. Durant toute sa détention chez Mozu, il est à peine sorti. Parce que la seule fois où il l'a fait sa colère l'a dissuadé de recommencer.
Puis soudain, il entend quelqu'un s'asseoir à côté de lui. Il rouvre les yeux, persuadé d'y voir Senku. Mais ce n'est pas lui qui vient de s'asseoir. Assise, les mains posées sur son jean, Kohaku ne le regarde pas. Ses cheveux blonds cachant ses yeux bleus, il ne peut pas voir à quoi elle pense.
— Kohaku ?
Il n'a pas pour habitude de voir la blonde dans cet état. Même s'il ne voit pas son visage, il devine une gêne qui s'installe.
— Qu'est-ce qui...
— Je suis vraiment désolée Gen.
Sa voix tremble. Et maintenant qu'il s'en rend compte, ses mains tremblent elles aussi. Derrière ses mèches blondes Gen devine qu'elle doit lutter pour ne pas verser de larmes.
— Mais enfin de quoi tu parles ? Pourquoi est-ce que tu t'excuses ?
Son inquiétude l'alarme. La dernière fois qu'il l'a vue comme ça c'était après leur dispute. Et il n'a pas le souvenir de s'être disputé avec elle.
— C'est... c'est à cause de moi que Mozu t'a retrouvé. C'est... c'est à cause de moi qu'il a réussi à te faire chanter.
Gen ne s'attendait pas à ça. Il ne bouge plus, laissant la blonde continuer. Elle prend le temps de lui expliquer ce qu'elle a déjà dit aux autres. Elle lui parle de la fois où elle a rencontré Mozu, la fois où il lui a volé son téléphone et son manque de vigilance vis-à-vis de celui-ci. Et puis, elle reparle de cette photo de lui qu'elle a publié sur Instagram. Cette photo que Gen lui a demandé de supprimer, la source même de leur dispute. Elle est persuadée que c'est à cause de cette photo si Mozu a réussi à le retrouver. Et en lui débitant tout ça, sa culpabilité se met à l'étouffer. Elle essaye de réprimer ses larmes mais elles coulent toutes seules. Au moins, elle parvient à contrôler ses sanglots. Et maintenant qu'elle lui a tout dit, un poids s'échappe de ses épaules. Maintenant elle devra affronter son courroux car, elle en est persuadée, il ne lui pardonnera pas.
Un long silence s'installe suite à ses paroles. Il faut quelques minutes à Gen pour comprendre tout ce qu'elle lui a dit et pour reconstituer les événements dans sa tête. De longues minutes durant lesquelles Kohaku ne le regarde toujours pas, incapable d'affronter ses iris ébènes. Enfin, après de longues secondes, Gen brise le silence.
— Kohaku, regarde moi s'il te plaît.
Bien que terrifiée la blonde s'exécute. Elle redresse la tête, se tourne vers lui, prête à recevoir sa sentence. Mais au lieu de ça Gen l'attire contre lui.
C'est la première fois qu'il agit de cette manière avec un de ses amis. Mis à part avec Senku il n'est pas du genre tactile. Mais à cet instant, il ne pouvait pas supporter plus longtemps cette lueur dans ses yeux. Parce qu'elle n'est en rien coupable de tout ce qui lui est arrivé.
— Tu n'as rien fait de mal, Kohaku. Dans tous les cas, Mozu aurait trouvé un moyen de me retrouver. Tu es juste tombée dans son piège toi aussi.
Il l'a sentie se tendre contre lui. Puis, à mesure qu'il lui parle, il sent son corps se détendre tout en se débarrassant de toute son angoisse qu'elle garde en elle depuis plusieurs jours.
— Et puis si tu n'avais pas été là tout à l'heure, il s'en serait pris à Senku. Et je ne peux que te remercier pour ça.
Ses paroles suffisent à raviver de nouveaux pleurs. Mais cette fois-ci, ce sont des larmes de soulagement. Elle pensait que Gen ne lui pardonnerait pas son inconscience. Mais au final, c'est tout l'inverse.
Après de longues secondes, la blonde s'écarte des bras de Gen. Elle ne l'imaginait pas, mais ce contact est tout ce dont elle avait besoin. Gen a su trouver les bons mots et les bons gestes pour la rassurer. Elle relève la tête, s'empressant d'effacer les larmes qui coulent encore sur ses joues. Soudain, elle se sent honteuse de s'être emportée ainsi. Ce n'est certainement pas le moment d'imposer ses états d'âmes au bicolore.
— Merci, se contente-elle d'ajouter tandis qu'elle continue de frotter ses joues avec vigueur.
Gen lui offre un léger sourire. À cause de sa blessure à la lèvre, il ne peut pas sourire davantage au risque de rouvrir sa plaie.
— C'est moi qui te remercie. Tu as pris des risques pour venir me chercher, alors merci.
Dans ses yeux, elle peut y voir une profonde reconnaissance mais également une tristesse sans fond. Avant toute cette histoire, Gen arborait toujours un regard nostalgique. Mais aujourd'hui son regard est différent. Désormais, elle ne voit plus la lueur de vie qu'elle voyait dans ses iris. Ils sont vides, arborant un noir profond et sans fond. Tandis qu'elle se rend compte de cela, une nouvelle tristesse l'assaille.
Gen reconnaît ce genre de regard. Et aussitôt son corps se tend. Il déteste ce genre de regard. Bien sûr, ce n'est pas de la faute de Kohaku, c'est même plutôt naturel que de s'imaginer ce qu'a vécu quelqu'un pour essayer de le comprendre. Mais tout ce que cela provoque n'est que de la pitié. Et il déteste que les gens le prennent en pitié. C'est d'ailleurs la principale raison qui l'a poussé à cacher l'existence de Mozu et de ses menaces à tout son entourage.
Au loin, Senku revient, une canette de Coca en main. Mais en voyant la blonde discuter avec Gen il préfère attendre avant de le rejoindre. Il sait que Kohaku a pas mal de choses à dire, alors autant lui laisser le temps.
— Ça va aller tu penses ?
Senku se tourne vers la voix qu'il vient d'entendre. Taiju se tient là, lui aussi en train de regarder la discussion entre Gen et Kohaku.
— Pour Kohaku, je pense que ça ira.
— Et pour Gen ?
Senku ne sait pas quoi répondre. Il vient tout juste de sortir de cette maison qui le gardait prisonnier. Il est trop tôt pour savoir dans quel état il sera une fois que toutes les émotions seront retombées.
— Je ne sais pas, avoue-t-il.
Il n'arrive pas à lire à travers lui. Depuis qu'ils sont sortis de cette maison, son esprit semble avoir dressé une barrière entre lui et le monde.
— Et toi ?
Senku se tourne vers son meilleur ami. Il le voit arquer les sourcils, comme si sa question n'avait aucun sens.
— Quoi et moi ?
— Est-ce que ça va aller pour toi ?
— Pourquoi ça n'irait pas ?
Entre Gen et lui, il n'est pas celui qui a été obligé de vivre avec un homme violent qui voulait faire de lui sa chose personnelle. Et maintenant Gen est à nouveau avec lui, il ne peut qu'aller bien.
Mais Taiju connaît son meilleur ami par cœur. Il sait que derrière ce visage de marbre se cache une souffrance timide et dissimulée. Il voudrait qu'il lui dise ce qu'il a sur le cœur, mais il sait aussi qu'il n'en dira pas un mot.
— Je ne sais pas, répond le brun. On vient tout juste de sortir Gen de la maison d'un taré donc je me dis que... peut-être... ça t'a aussi bouleversé ?
Senku voit très bien où il veut en venir. Mais il va bien, il va même très bien.
— Je vais très bien.
Pourtant, quand ces mots franchissent ses lèvres, ils laissent un goût amer dans sa bouche.
Mais Taiju n'a pas le temps de questionner Senku davantage. Resté en retrait depuis tout à l'heure, Tsukasa s'approche d'eux.
— Senku, je peux te parler ?
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Il le voit ranger son téléphone dans la poche arrière de son pantalon. Puis, ses yeux noisettes se posent sur lui.
— Je viens d'appeler mon père. Il vous a dégoté un appartement pour Gen et toi dans une résidence sécurisée pas loin de la fac.
Il lui faut quelques secondes pour comprendre de quoi il parle. En voyant son expression, Tsukasa reprend.
— Il est hors de question qu'on ramène Gen chez lui et que tu retournes chez toi. Mozu connaît l'adresse de Gen, il a ton numéro donc il doit également connaître ton adresse.
— Attends, le coupe Senku. Tu veux qu'on déménage ?
— Tant que Gen n'aura pas porté plainte contre lui, il ne faut pas qu'il retourne chez lui. Si Mozu a été capable de le kidnapper, il serait capable de recommencer. Et vu ce qu'on a fait il y a de fortes chances pour que ça dégénère. Donc je ne veux pas courir le risque qu'il lui arrive quoique ce soit, ni à toi d'ailleurs.
Senku aimerait protester mais, en y réfléchissant, c'est la meilleure solution. Certes, ils ont réussi à récupérer Gen mais rien n'indique que Mozu ne reviendra pas le chercher. Et puis, l'avoir avec lui, ça lui permettra de dormir sur ses deux oreilles. Après ce qui s'est passé il n'est pas sûr de réussir à dormir en laissant Gen retourner chez lui comme si de rien n'était.
— C'est d'accord.
Puis il s'empresse d'attraper son téléphone. Il retire la carte SIM avant de l'écraser entre ses doigts. Mozu a son numéro, il pourrait savoir où il se trouve en le géolocalisant. Alors autant ne lui laisser aucune chance. Il n'aura qu'à s'en procurer une nouvelle quand ils rentreront. Maintenant, il va devoir annoncer la nouvelle à Gen. Une fois fait, ils pourront enfin reprendre la route. Cette journée a bien assez duré.
Senku se dirige vers Gen qui, depuis tout à l'heure, n'a cessé de parler avec Kohaku. Là, il s'entend respirer profondément. Il devrait être le plus heureux des hommes de le retrouver, de l'avoir à nouveau à ses côtés. Pourtant il sent comme un profond malaise qui ne cesse de grandir depuis qu'ils se sont retrouvés. Les yeux de Gen quittent ceux de Kohaku pour attraper les siens, et c'est là qu'il comprend.
Il n'y aura pas de "comme avant". Après ce qu'ils ont vécu, ils ne pourront plus jamais espérer un "comme avant".
***
Pendant le reste du trajet, Gen s'est laissé emporter par la fatigue. Installé contre l'épaule de Senku, emmitouflé dans le plaid, bercé par le vrombissement de la voiture, il a laissé le sommeil l'envahir. Et quelques temps plus tard ce fut au tour de Senku de piquer du nez. Épuisé, sa tête s'est calée sur celle du bicolore avant de sombrer dans le sommeil. Et aucun des deux n'a rouvert les yeux avant que la voiture ne s'arrête pour de bon.
Quand la voiture s'est arrêtée, Senku s'est aussitôt réveillé. Il a regardé autour de lui, croisant le regard endormi de la blonde qui, comme lui, semblait sortir d'un lourd sommeil.
Il a regardé par la fenêtre, se rendant compte qu'ils sont garés dans un parking souterrain.
— Nous sommes dans la résidence, a simplement ajouté Tsukasa.
Le grand brun est sorti de la voiture, suivi de Taiju. Malgré tout ce bruit, Gen n'a pas bronché, toujours plongé dans le sommeil. Doucement, Senku vient secouer son épaule, cherchant à le faire émerger.
— Gen, réveille-toi.
Ses yeux se sont ouverts timidement, agressés par la lumière ambiante. Ils se posent partout sans réussir à reconnaître l'endroit.
— Où sommes-nous ? demande-t-il d'une voix fatiguée.
— Dans la résidence. On vient juste d'arriver.
Il se redresse, sans toutefois abandonner la couverture sur ses épaules. Ensemble, ils sortent de la voiture, retrouvant leurs trois amis qui les attendent.
Pris par la fatigue, Gen n'a pas vraiment entendu tout ce qu'a dit Tsukasa. Il n'a fait que marcher d'un pas lourd, épuisé par cette journée interminable. Mais petit à petit, son corps s'est réveillé, prenant conscience de ce qui l'entoure.
Tout est grand autour de lui. Il n'ose même pas imaginer le prix du loyer pour vivre dans ce genre d'endroit. Et à voir l'expression de Senku, ce dernier doit se dire la même chose.
— Ça doit coûter une blinde de vivre ici, commente Senku tandis qu'ils atteignent enfin le couloir de leur étage.
Tout est entièrement neuf dans un design qui respire la richesse. Gen a l'impression de se sentir tout petit au milieu d'un tel milieu.
— Vous n'aurez rien à payer, répond Tsukasa. C'est la résidence la mieux sécurisée que possède mon père. Vous serez parfaitement en sécurité ici.
En prononçant cette phrase, les yeux du lutteur se sont posés sur Gen. Il espère que l'information est parvenue jusqu'à lui et que cela suffira un temps soit peu à le rassurer.
Il enclenche la porte de l'appartement, invitant ses amis à y entrer. Sans perdre un instant, ils s'engouffrent dans la pièce, quittant le long couloir où ils se trouvaient.
Les deux garçons sont à nouveau frappés par la taille et le design de l'appartement. L'entrée laisse directement place au salon où un grand canapé les accueille. Dans la même pièce, une table à manger est installée suivie d'une grande cuisine ouverte. Cette disposition n'est pas sans rappeler les appartements à l'américaine, de plus en plus prisés par les japonais de la capitale. Plus loin, ils aperçoivent une grande baie vitrée qui donne sur un balcon.
Senku n'en revient pas. Quand Tsukasa leur a dit qu'il leur avait trouvé un appartement, il ne s'attendait pas à vivre dans un appartement aussi grand.
— Il y a la télé, des affaires de douche et quelques paquets de nouilles dans les placards, reprend Tsukasa. On vous laisse visiter les lieux. Taiju, Kohaku et moi allons chercher quelques affaires chez vous pour vous les ramener.
Senku et Gen ne savent pas quoi répondre. Encore engourdi par le sommeil, Gen ne parvient pas à réfléchir. Ses yeux se posent partout, incapables de savoir quoi regarder. Il entend Senku échanger quelques mots avec leurs amis et, la seconde d'après, la porte se ferme. Aussitôt, un lourd silence s'abat sur la pièce. Dans ce grand appartement, il n'entend rien. Tout est calme, sans un bruit. Il n'y a pas le brouhaha de la télé qui hurle en fond, ni la voix de Mozu qui résonne dans le salon. Contrairement à la petite maison de Mozu, cet appartement est presque vide. Mis à part les meubles, il n'y a rien. Rien, à part eux.
— Gen ? Tu m'entends ?
Il se sent sursauter. Pris par ses pensées, il n'avait pas entendu Senku lui parler. Il se tourne vers lui non sans serrer davantage la couverture autour de lui.
— Je... pardon... je n'ai pas entendu.
— Oh... je disais juste que cet appartement était très grand pour deux personnes.
Gen ne sait pas quoi dire d'autre. Il aimerait parler mais les mots se meurent dans sa gorge. Il aimerait combler le vide qui s'installe dans l'appartement, sans y parvenir. La boule qui se forme dans sa gorge refuse de le laisser parler.
Et puis, alors que les secondes s'étirent, Gen sent une étrange gêne circuler dans tout son corps. Pendant un instant, il se souvient de cette gêne qui le paralysait tout à l'heure. Cette étrange sensation, celle d'avoir l'impression d'être recouvert d'une couche de poussière et de terre. L'impression d'être sale, répugnant.
Comme un sursaut, Gen se met à parler.
— Je vais me laver.
Sans un seul regard en arrière, il s'est précipité vers le couloir. Là, il y voit plusieurs portes. Il lui faut plusieurs essais pour trouver la porte de la salle de bain. Aussitôt, il s'enferme avant de retirer ses vêtements à toute hâte. Il ne veut plus sentir ces vêtements contre sa peau. Pire que ça, il ne veut plus sentir leur odeur.
En quelques secondes, le voilà entièrement nu tandis qu'il se glisse dans la douche. Et ce n'est qu'en sentant le jet d'eau sur son corps qu'il se rend compte qu'il tremblait. L'eau coule sur sa peau, emportant avec elle cette crasse imaginaire qui le souille jusqu'à la moelle. Mais ça ne suffit pas pour lui. Elle ne partira que lorsqu'il aura frotté tout son corps. Sans ça, elle restera là, elle fera partie de lui.
Il attrape une bouteille dans la douche ainsi qu'un gant. Il en verse le contenu sans même faire attention de quoi il s'agit. Puis, il passe ce gant sur sa peau, frottant, encore et encore, autant qu'il peut, partout. Il veut faire disparaître cette saleté, se sentir propre, se débarrasser de l'odeur de son corps sur le sien, de la sensation de ses mains sur son corps. Il veut que tout ça disparaisse.
Resté dans le salon, Senku n'a pu que le regarder partir à toute hâte sans rien ajouter. Après tout, il ne peut que comprendre sa réaction. Lentement, il retrace le chemin qu'il a pris, voulant visiter ce grand appartement dans lequel il vivra à partir d'aujourd'hui. Là, dans le couloir, il trouve la couverture qui recouvrait le corps du bicolore il y a encore quelques instants. Il la ramasse juste avant de poser ses yeux sur la porte de la salle de bain. Il entend l'eau couler sans s'arrêter depuis déjà de très longues minutes. Il aimerait frapper à la porte, lui demander si tout va bien. Mais il ne le fait pas. Après tout ce qui s'est passé, Gen doit avoir besoin d'être seul.
Il s'empresse d'ouvrir les portes pour visiter. Ainsi, il découvre qu'il y a deux chambres. Dans l'une, un lit deux places, sûrement associé à la chambre parentale. Dans la deuxième, un lit deux places plus petit, dans une pièce globalement plus petite. Décorées de manière très rudimentaire, ces chambres paraissent froides au possible. Mais étrangement, Senku se sent soulagé de trouver deux chambres dans cet appartement. Comme ça il pourra laisser du temps à Gen. Il ne sait pas ce qu'il a vécu aux côtés de Mozu, mais il s'imagine le pire. Et si le pire s'est réellement produit, alors Gen voudra sans doute être seul. Retrouver sa solitude, son intimité, son identité.
Un frisson désagréable lui parcourt l'échine. Et puis, brusquement, il sent ses yeux s'écarquiller. Pendant tout ce temps, Gen a dû endurer des choses qu'il ne peut même pas imaginer. Et lui, il est là, en train d'essayer de se reconstituer ce qu'il a pu vivre chez ce monstre. Des images qu'il ne veut pas voir lui viennent en tête et, l'instant d'après, une nausée désagréable lui secoue l'estomac.
Non, ne pense pas à tout ça.
Il se souvient un jour avoir entendu Kohaku parler d'un article qu'elle a pu lire. Une fille qui parlait des abus qu'elle avait subi aux côtés de son petit-ami. Et une phrase l'avait marqué.
Il n'y a rien de pire que d'avoir en face de toi quelqu'un qui cherche à projeter ce que tu as vécu.
Parce qu'on ne pourra jamais imaginer ce que la personne aura vécu. Tenter de se mettre à sa place, c'est lui imposer notre propre vision des choses. Alors il ne doit pas le faire et simplement laisser Gen le lui en parler quand il le voudra.
En attendant, je dois être là pour lui.
Il inspire à nouveau, chassant toutes les pensées nocives de son esprit. Puis, il vagabonde dans l'appartement, ouvrant les placards et les armoires, découvrant le lieu dans lequel ils vivront tous les deux.
Soudain, en ouvrant les armoires de la chambre parentale, il y trouve des serviettes. Sans perdre une seconde, il les prend puis se dirige vers la salle de bain. Là, il frappe à la porte juste avant de s'annoncer.
— Je t'apporte une serviette. Heu... je te la laisse devant la porte.
Il l'a posée sur le sol, juste avant de s'éclipser.
Du côté de Gen, ce dernier n'a pas eu la force de répondre quand il a entendu le vert frapper à la porte. Après avoir frotté tout son corps avec le gant, il a senti une puissante fatigue l'assaillir. Il s'est assis sur le sol, laissant l'eau chaude couler sur sa peau. Assis par terre, il a ramené ses genoux contre lui. Dans cette position il a l'impression de se sentir en sécurité. Depuis qu'il est gamin, cette position l'a toujours rassuré. Parce que comme ça il peut se raccrocher à quelque chose.
Mais cette fois cela ne suffit pas. Malgré lui, il sent une puissante vague de dégoût l'envahir. Il s'est lavé quatre fois, a fait six shampoings mais rien n'y fait. Il a l'impression que son corps empeste encore l'horrible odeur d'humidité ainsi que le tabac froid qui régnait dans la maison.
Sa tête vient se poser sur ses genoux tandis qu'il a senti des larmes rouler sur ses joues. Elles se mélangent avec l'eau qui coule, effaçant les traces de leur passage. Comme ça, il peut pleurer sans s'arrêter. Quand il aura fini, rien n'indiquera qu'il aura laissé les sanglots le posséder.
Après plus d'une heure sous la douche, Gen s'est enfin décidé à sortir. Il a récupéré la serviette au pied de la porte puis, après s'être séché, est sorti de la pièce pour se ruer vers une chambre. Sans perdre un instant, il a refermé la porte, juste avant de se glisser dans les draps. Il a laissé la couverture recouvrir son corps nu, l'enveloppant d'une chaleur qu'il ne veut pas quitter. Il s'est recroquevillé, cherchant à chasser toutes ses peurs qui le dominent. Il a fermé les yeux, souhaitant du plus profond de son âme de quitter ce monde, rien que pour une nuit.
Il n'a pas tardé à s'endormir. Épuisé par cette journée interminable, il n'a pas entendu ses amis revenir, ni même Senku entrer pour déposer un gros sac dans un coin de la chambre. Il n'a pas senti sa main attraper la couverture pour la remonter sur ses épaules, ni même ses doigts repousser sa mèche blanche pour dévoiler son visage. Il n'a pas senti ses lèvres se poser sur son crâne, doucement, juste pour un baiser. Il ne l'a pas entendu revenir vers la porte et se tourner vers lui. Il n'a pas vu ses yeux carmins se poser sur son corps endormi, ni même entendu ses mots.
— Bonne nuit, Gen.
Il n'a pas entendu la porte se refermer. Parce qu'à ce moment, seul un calme limpide régnait dans la chambre. Du moins pour cette nuit.
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Pauvre petit Gen ça me fait trop de peine quand je relis ce chapitre. Mais il n'est pas tout seul, Senku est là pour être avec lui (même si c'est trop triste)
Nouveau chapitre qui annonce la couleur de ce qui se passera la prochaine fois. On entre dans la phase de reconstruction de Gen. Après tout ce qu'il a vécu, il va falloir réapprendre à vivre. Même si ça sera très compliqué.
Je vous dis donc à lundi pour la suite !
Ciao~
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