Chapitre 12.5 : Fragment de vie : l'été de nos 15 ans
Aujourd'hui est un grand jour et, malgré toute ta bonne volonté, tu n'arrives pas à faire taire le stress qui grandit en toi. C'est la toute première fois que tu vas la rencontrer, et tu as hâte. Pourtant, une part de toi se dit que tu ne devrais pas faire ça, que ta vie se porte très bien et que tu n'as pas besoin de ça. En plus, tu n'as rien dit à personne. Tu as tout fait en secret, sans en parler à qui que ce soit. Tu es la seule personne à être au courant de ce rendez-vous, du moins avec elle.
Tu as une belle vie, une vie que beaucoup t'envierait. Pourtant, malgré cette vie rêvée, il y a quelque chose qui manque dans ta vie. Tes racines sont incomplètes, et malgré les questions que tu poses à ton père, tu ne parviens pas à te satisfaire. Quand tu viens à lui poser des questions, tu fais en sorte de rester évasif, car tu ne veux pas l'importuner. Tu sais que ce sujet est encore fragile pour lui et qu'il n'aime pas en parler. Donc quand il te répond de manière évasive, tu n'insistes pas, même si tu le voudrais.
Nous sommes en été, et tu as quinze ans. Aujourd'hui, tu as fait croire à ton père que tu devais aller chez un ami. Mais au lieu de ça, tu te diriges vers le centre-ville, là où tu lui as donné rendez-vous. Il fait une chaleur écrasante et, avec le stress, tu sens vite des bouffées de chaleur t'envahir. Mais tu ne veux pas céder à cette peur. Ce n'est qu'une réaction normale du corps, rien de plus. Alors tu marches, t'approchant un peu plus de l'endroit du rendez-vous.
Quand tu arrives enfin, tu ne la vois pas. Tu jettes un rapide regard sur ton téléphone pour regarder l'heure. Il est 14h54, tu es en avance de quelques minutes. Alors, tu te poses sous un arbre, profitant de l'ombre pour échapper à cette chaleur étouffante. Tu t'assoies, et tu attends. Le béton est tiède, protégé par la fraîcheur de l'arbre. Autour de toi, les gens circulent sans te regarder, sans faire attention à toi. Malgré toi, tu te surprends à tous les détailler, comme si chacune des personnes passant devant toi pourrait être celle que tu attends. Mais elle n'est pas là, et tu le sens pertinemment.
Les minutes défilent et tu ne vois personne. Tu es toujours assis sous cet arbre planté au milieu d'une place piétonne. Tu commences à avoir mal aux fesses à cause de la dureté du sol. À chaque seconde, tu as l'impression de la voir. Mais non, ce n'est pas elle, elle n'est pas encore arrivée.
Impatient, tu te surprends à taper du bout du pied sur le sol. Tu n'as pas l'habitude d'être stressé alors tu te sens agacé. Cette boule qui prend place dans ta gorge, qui t'empêche de bien respirer, tu es en train de la maudir. Mais tu ne peux pas faire autrement. Et même lorsque tu inspires profondément pour délier tes poumons, tu ne parviens pas à la faire partir. Mais malgré toute la peur qui circule dans tes veines, ton visage ne laisse rien paraître. Parce que tu as toujours été comme ça. Tu ne laisses pas transparaître tes émotions.
Au loin, tu vois un enfant pleurer. Accroché à la jupe de sa mère, il pleure, sans aucune raison apparente. De grosses larmes viennent dévaler ses joues rougies tandis que toute la misère du monde semble s'abattre sur son petit corps. Et malgré toi, tes yeux ne quittent pas ce petit garçon. Tu regardes ses larmes couler et sa mère s'accroupir à côté de lui. Tu vois son sourire, un sourire rassurant tandis que ses mains viennent essuyer ses joues pour le délivrer de ces grosses perles salées. En sentant sa peau entrer en contact avec la main de sa mère, il semble se calmer. Les secondes défilent et, petit à petit, ses larmes se tarissent, ne laissant place qu'à de petits hoquets. Puis, tu vois sa mère lui tendre sa bouteille d'eau. Il boit de longues gorgées, semblant plus assoiffé que jamais. Sa mère lui offre à nouveau un large sourire et le petit garçon, rassuré, lui offre un rire. De là où tu es, tu ne sais pas pourquoi il a pleuré. Peut-être avait-il trop chaud ? Après tout, il fait presque trente degrés dehors et ce petit doit avoir entre quatre et cinq ans. Mais tout ce que tu sais, c'est que sa mère était là pour éponger ces larmes bien trop grosses pour une journée aussi magnifique.
Cet épisode te rappelle que tu as soif, toi aussi. Lascivement, tu attrapes la bouteille d'eau que tu as mise dans ton sac. Toi aussi tu étanches ta soif, savourant la fraîcheur de l'eau traversant ton oesophage. Puis, tu attrapes à nouveau ton téléphone, regardant l'heure qui ne cesse de défiler.
15h26.
Elle est en retard de vingt-six minutes. Et malgré ça, tu n'as pas reçu un seul message pour t'avertir. Tu t'en rends compte, et un léger sentiment de panique commence à te paralyser. Et si elle avait décidé de ne pas venir, finalement ?
Tu ne veux pas penser à cette éventualité. Il fait chaud, nous sommes en plein centre-ville, il y a du monde. Dans ce genre de moments, la vie quotidienne est toujours ralentie. Les transports roulent moins vite et il est plus difficile de bouger. Il y a tout un tas d'explications pouvant justifier un tel retard. Et puis, peut-être qu'elle n'a plus de batterie sur son téléphone.
Tu fourres ton mobile dans ta poche, voulant à tout prix éloigner l'heure de ta conscience. À la place, tu continues de regarder les gens, les décrivant un à un. Tu vois des hommes, des femmes, des enfants, des adolescents, des travailleurs. Tu vois leurs sourires, leurs mines blasées ou inattentives. Tu vois les enfants courir, faisant fi de la chaleur. Plus loin tu vois des gens assis en terrasse, savourant une boisson fraîche pour pallier cette chaleur insupportable. Et toi, tu es toujours assis par terre, sous cet arbre, essayant de te cacher du soleil brûlant. Déjà, tu commences à sentir la sueur ruisseler dans ta nuque.
Tu t'empresses d'attraper un mouchoir pour t'éponger. La dernière chose dont tu as envie, c'est qu'elle ait une mauvaise image de toi. Tu n'es pas du genre à faire attention au physique des gens, tu n'en as même rien à faire. Et d'habitude, tu t'occupes encore moins de ta propre apparence. Tu es plutôt simple, sans extravagance, si ce n'est tes cheveux. Mais ça, tu ne peux rien y faire, alors tu fais avec.
Et puis, soudain, tes yeux se posent sur elle. Tu ne sais pas pourquoi, mais quand tu la vois, tu es persuadé que c'est elle. Tu as déjà vu des photos de son visage, mais elles datent toutes de plus de quinze ans. Mais malgré cela, il n'y a aucun doute, c'est bien elle que tu attends.
Quand tes yeux se posent sur elle, tu te redresses. Tu t'empresses de te relever, quittant la fermeté du sol. Avec ce geste, tu vois son regard se tourner vers toi. Vos yeux se croisent et, après quelques secondes d'hésitations, elle s'approche de toi.
Sa démarche est monotone, ne laissant absolument rien montrer, pas la moindre émotion. Et quand elle est enfin devant toi, tu ne parviens passer à travers son visage. Paré d'une paire de lunettes sombres, tu ne peux pas voir ses yeux, ni ce qu'ils ont à te dire. En la voyant comme ça, elle est te paraît si impressionnante que tu te rends compte que tu es resté complètement muet.
— Salut, excuse moi pour le retard.
Elle ne te dira jamais pourquoi elle est arrivée en retard. Et parce que tu n'es pas à l'aise, tu ne lui as pas demandé. Tu t'es contenté de répondre un simple "ce n'est rien", incapable de trouver autre chose.
Une partie de toi espérait qu'elle serait plus avenante. Mais il n'y a rien dans son attitude. Tout ce que tu sens, c'est une froideur infinie, un mur de béton absolument impossible à faire tomber.
Tu ne sais pas vraiment quoi lui dire, et elle non plus. Mais très vite, elle t'invite à boire un verre dans un café juste à côté.
— Il fait chaud et ça fait un moment que tu m'attends. Je t'invite, se justifie-t-elle.
Tu te contentes de la suivre sans vraiment savoir quoi ajouter. Elle est dos à toi et, discrètement, tu la regardes. Son style est banal, bien que féminin. Malgré son âge mûr, elle est une femme très belle. Mais tu sens aussi toute la froideur qui ressort de sa posture, une froideur qui ne t'invite pas à parler.
Vous vous asseyez en terrasse, à l'ombre. Elle te demande ce que tu veux boire et tu te contentes de commander un thé glacé. Elle, elle commande un café. Les mots que vous échangez sont étranges, dénués de naturel. Mais tu te dis que c'est normal. Cette rencontre doit être aussi spéciale pour elle que pour toi. Vous ne vous êtes jamais vu, et ce malgré les liens qui vous unissent. Il y a encore quelques semaines, tu ne faisais pas partie de sa vie. Et voilà que maintenant, tu es en face d'elle.
La discussion reste très formelle. Elle te demande comment se passent les cours, si tu as des passions, comment va ton père. Tu essayes de te détendre, bien que la sécheresse dans sa voix ne t'invite pas à te détendre devant elle. Tu te contentes de répondre à ses questions, sans toutefois entrer dans les détails. Tu lui dis que l'école se passe bien, que tu as des amis, que tu ne te fais pas embêter. Tu lui dis que ton père va bien, que votre vie à tous les deux se porte à merveille. Elle se contente d'hocher la tête, sans même demander davantage de détails. Le peu d'informations que tu lui donnes semblent la satisfaire.
Tu savoures la fraîcheur de ton thé glacé tout en la regardant boire son café chaud. Tu ne peux t'empêcher de te demander comment elle peut faire pour boire une boisson chaude sous cette chaleur. Puis tu te dis que la froideur de son esprit doit suffir à refroidir son café brûlant.
Vos discussions sont si creuses que tu sens la gêne s'installer entre vous. Pourtant, tu as tout un tas de questions à lui poser. Tu en as tellement que tu ne saurais même pas par quoi commencer. Tu as envie de savoir ce qu'elle fait dans la vie, si elle va bien, si elle est heureuse. Tu as envie de savoir si elle est mariée, si elle a des enfants. Tu as envie de savoir qui elle est derrière ce masque de glace. Parce que tu ne sais d'elle que ce qu'on t'a raconté. Tu as envie d'entendre sa version, d'entendre ces mots sortir de sa bouche. Mais tu ne parviens pas à formuler tes questions, parce qu'elle semble ne pas te permettre de le faire.
Soudain, tes yeux viennent se poser sur ses cheveux. Il sont d'un blond presque blanc, laissant de drôles de reflets verts prendre place sur ses longueurs. Des cheveux parfaitement lisses qui lui arrivent jusqu'au milieu du dos. Plus tu les regardes, et plus tu te rends compte à quel point ils ressemblent aux tiens.
J'ai les mêmes cheveux qu'elle.
Toutefois, il semble que tu n'aies pas hérité de sa chevelure soyeuse. Les tiens sont indomptables, dotés d'une volonté que tu n'as toujours pas réussi à apprivoiser. Peut-être que tu tiens cela de ton père.
Tu aimerais pouvoir voir ses yeux, pour voir si les tiens ressemblent à ce point à ce que ton père t'as décrit. Sur les photos, tu as pu voir son regard. Mais à ce moment-là, tu donnerais n'importe quoi pour qu'elle abandonne cette paire de lunettes noires et qu'elle te regarde dans les yeux.
Elle te propose de commander quelque chose à manger mais tu déclines. Tu es tellement stressé que tu sais que tu ne pourras rien avaler, alors autant ne pas la faire dépenser de l'argent pour rien.
Le temps défile et toi tu te contentes de boire ton thé à petites gorgées. Tu te dis que comme ça, elle restera un peu plus longtemps avec toi et que votre rendez-vous ne s'arrêtera pas. Elle a déjà fini son café depuis un moment, posant son regard teinté de noir sur ton corps. À cause de ses lunettes, tu ne peux pas voir ce qu'elle regarde chez toi. Pourtant, tu sens la lourdeur de ses yeux sur toi. Ça te met mal à l'aise mais tu ne dis rien.
Tu sais qu'elle ne restera pas indéfiniment ici avec toi. Tu sais très bien qu'après ce rendez-vous, peut-être que vous ne vous reverrez plus en face à face. Alors, tu avales ta salive, rassemblant ton courage. Tu dois lui parler, lui poser les questions que tu brûles de lui dire. Tu ne veux pas t'en aller sans avoir réussi à parler correctement avec elle.
— Pourquoi es-tu partie ?
Tu t'attendais à ce que ta question suscite quelque chose chez elle, mais tu ne vois rien. Il n'y a que la froideur sur son visage, une froideur telle qu'un frisson glacé traverse ton dos et ce malgré la chaleur. Son expression n'a pas changé, pas même un rictus.
— Byakuya a déjà dû t'expliquer tout ça.
— Je n'ai que sa version.
Pour calmer ta peur, tu t'accroches à ta chaise. Est-ce qu'elle se rend compte de ce qu'elle te fait ressentir ? Est-ce qu'elle peut voir toute l'angoisse dans tes yeux ?
— Ma version n'est pas différente de la sienne.
La lourdeur sur ton cœur vient descendre jusque dans ton estomac. Tu aurais aimé une autre réponse. Mais au fond, tu n'es pas surpris. Parce qu'elle est comme ça, parce que ça a toujours été sa manière de réagir. Et ça, tu le sais car c'est Byakuya qui t'en a parlé.
— Tu aimerais que je m'excuse de ne pas avoir été là pour toi ?
En entendant cette question, ta tête se met légèrement à tourner. Il te faut quelques secondes pour assimiler sa demande. Il te faut quelques secondes pour comprendre ce qu'elle demande, ainsi que le sens caché de sa question.
— Parce que tu as envie de t'excuser ?
Tu n'aimes pas la tournure que prend votre rendez-vous. Mais tu sais aussi que vous ne pouvez pas continuer à vous parler comme si de rien n'était. Elle ne peut pas faire comme si elle ne te connaissait pas, et tu ne peux pas faire comme si cette femme n'était pas la mère que tu n'as jamais connu.
— Je ne sais pas, finit-elle par dire après quelques instants.
À ce moment, tu as l'impression de déceler du regret dans sa voix. Peut-être est-ce là le seul signe de faiblesse que tu as aperçu depuis le début de votre rendez-vous.
Tu aurais aimé qu'elle continue de parler. Tu aurais aimé que ce simple signe de faiblesse soit la porte d'entrée à tout un flot d'explications de sa part. Mais ça n'a pas été le cas. Aussitôt après avoir parlé, elle s'est renfermée, ne laissant à nouveau plus rien paraître. Et tandis que tu la regardes, tu repenses à ce que t'ont déjà dit tes amis. Un jour, Taiju t'as dit que tu pouvais parfois donner l'impression d'être un garçon très froid quand on ne te connaît pas. Désormais, cette phrase a un sens pour toi. Désormais, tu pourras te dire : "c'est parce que je tiens de ma mère".
Le reste du rendez-vous fut insipide. Tu as compris qu'elle ne parlerait pas alors, tu as fait en sorte de finir rapidement ton verre de thé glacé. Et puis, vous avez chacun prétexté avoir des choses à faire pour mettre fin à cette entrevue. Vous n'avez pas convenu d'un autre rendez-vous, ni même de rester en contact. Après tout, tu te dis que c'est pour le mieux. Du haut de tes quinze ans, tu voulais rencontrer cette mère qui n'a pas voulu de toi. Du haut de tes quinze ans, tu voulais rencontrer cette femme qui n'apparaît qu'en photos, cette femme dont la présence chez toi ne se réusme qu'à des bouts de papiers imprimés et la mémoire de Byakuya. Et maintenant que tu l'as vu, tu te dis que c'est une bonne chose qu'elle ne soit pas dans ta vie.
Byakuya t'as parlé de sa froideur, de son attitude étrange qu'il n'a jamais comprise malgré toutes les années. Il t'a parlé des raisons qui l'ont poussée à ne pas te prendre avec elle, à ne pas t'élever dans son foyer. Est-ce la vérité ? Peut-être, tu n'as pas eu l'occasion d'en savoir davantage. Mais au moins, tu as pu voir son visage, entendre sa voix. Désormais, elle ne résidera plus dans ta tête que simplement à travers les souvenirs d'un autre. Désormais, quand tu penseras à elle, tu entendras sa voix et tu verras la profondeur et la noirceur de ses lunettes de soleil.
***
Nous sommes au mois de juillet. Il y a quelques mois, tu as pris quinze ans. Et malgré ce qu'on t'a dit, rien n'a changé dans ta vie. On te répétait sans cesse que les quinze ans sont un cap, qu'ils signent le début du changement d'une vie. Une étape dans le passage vers l'âge adulte. Lentement, tu progresses dans l'adolescence, tout ça pour t'approcher de l'âge qui fera de toi un adulte.
Aujourd'hui, et comme beaucoup d'autres fois, tu es parti de chez toi. Tu as trouvé refuge dans un parc, celui où tu as pris l'habitude d'aller depuis ton plus jeune âge. Quand tu es arrivé, tu as regardé les balançoires. Puis, tu t'es revu quand tu étais plus jeune, en train de te balancer en riant aux éclats devant les yeux attendris de ta mère. Tu t'es souvenu de l'habitude que tu avais d'appeler sans cesse ta mère pour lui montrer à quel point tu allais haut. À chaque fois, elle te répondait avec un grand sourire, faisant fi de son inquiétude de te voir te blesser. Elle ne voulait pas entraver cette liberté qui prenait possession de toi dans ce genre de moment. Une liberté si rare, une liberté que tu as vite perdue.
Tu es assis dans l'herbe, profitant de l'air rafraîchi que t'offre la nuit. Au-dessus de toi, les étoiles dansent dans une mer sombre et infinie. Fasciné par ce spectacle, tu te laisses aller à t'allonger, laissant tes yeux se perdre dans l'infinité de l'univers.
Au moins, dans ce parc, tu échappes aux cris, tu échappes à ton quotidien.
Pendant de longues minutes, tu restes ainsi, sans bouger d'un pouce. Il n'y a plus rien qui existe mise à part toi et ce ciel qui ne demande qu'à t'engloutir. Que tu aimerais que ce ciel te prenne avec lui. Tu aimerais quitter cette terre trop cruelle pour toi, rejoindre l'infinité au-dessus de ta tête. Et dans cette position, tu as l'impression que ce rêve est tout à fait accessible. Tu finis par tendre la main vers ce ciel qui te nargue, comme si une paume allait finir par rencontrer la tienne pour te tirer vers elle et te sortir de ce quotidien infernal.
— Je ne crois pas que c'est comme ça que tu réussiras à rejoindre les étoiles.
Quand tu entends cette voix, tu sursautes. Rapidement, tu te redresses, posant tes yeux à l'endroit où tu as entendu la voix. Ton cœur bat la chamade. Tu pensais être totalement seul.
— Qui est là ?
Dans la pénombre, tu vois une silhouette perchée sur le toboggan quelques mètres plus loin. Mais tu ne parviens pas à discerner son visage, d'autant plus qu'il est dos à toi.
Tu entends un bruit de glissade venant du toboggan. La seconde d'après, la silhouette se déplie et s'approche de toi, dévoilant un garçon de ton âge.
— Pardon, je ne voulais pas te faire peur.
Il s'approche un peu plus de toi et, enfin, tu peux voir son visage. Des yeux sombres, un visage tiré, une carrure plutôt imposante, des cheveux torsadés en de grosses dread locks. Il fait plus vieux, mais tu sais qu'il a ton âge. Parce que tu sais lire à travers les gens, et tu devines donc tout de suite qu'il est là ce soir pour fuir quelque chose, lui aussi.
— Tu es ?
— Je m'appelle Mozu.
C'est la première fois que tu entends un nom pareil.
— Je m'appelle Gen, tu réponds avant qu'il ne demande.
— Enchanté.
Puis, sans que tu ne lui autorises, il vient s'asseoir à côté de toi. Ses yeux ne se posent pas sur toi, se contentant de regarder le ciel au-dessus de lui.
— Le ciel est beau ce soir.
— Oui, il est très beau.
Les étoiles brillent tellement que tu peux voir à quel point elles sont nombreuses. Une à une, elles parsèment cet océan de noirceur de petites particules de lumières, offrant à vos yeux ébahis un spectacle que vous ne pourrez voir nulle part ailleurs.
Vous restez silencieux, sans même vous regarder. Pourtant, sa présence t'intrigue. Tu as vu dans ses yeux qu'il fuyait quelque chose, lui aussi. Tu sais que la curiosité est un vilain défaut, mais c'est plus fort que toi. Tu as besoin de savoir pourquoi il est dehors à une heure si tardive.
— Qu'est-ce que tu fais ici ? finis-tu par lui demander.
Son visage se tourne vers toi. Ses yeux sont perçants, semblant vouloir lire au plus profond de toi. Malgré toi, ça te déstabilise.
— Je peux te poser la même question.
— C'est vrai.
Après tout, toi aussi tu es dehors à une heure beaucoup trop avancée pour une gamin de quinze ans.
À côté de toi, tu l'entends prendre une profonde inspiration. Puis, il se met à parler.
— Je fuis mon chez-moi.
Ta première impression était donc la bonne. Tout comme toi, ce garçon cherche un refuge pour échapper à sa vie quotidienne qui l'attend dans sa maison.
— Ça nous fait un point commun, tu ajoutes.
Il te jette un nouveau regard. Pendant quelques secondes, vous vous regardez puis, il t'offre un sourire amusé.
Tu n'as pas l'habitude de parler à des inconnus, surtout pas de ta vie. Mais ce soir, tu en avais besoin. Pour la première fois depuis des années, le ciel que tu observes toujours avec envie t'a offert un moyen de faire passer les angoisses que tu vis quotidiennement. Pour la première fois, ce soir, tu peux les partager, qui plus est avec quelqu'un qui, comme toi, rêve de fuir le plus loin possible.
Tu habites en campagne depuis ton plus jeune âge. Là où tu habites, tu n'as pas l'opportunité de t'éloigner de chez toi. Autour de toi, il y a des champs, des vieux, une petite école, un collège tout petit, un lycée pas bien grand. Tu es isolé, comme lui. Et pourtant, ce soir, et ce malgré toutes ces contraintes, vous vous êtes rencontrés. Vous aviez quinze ans tous les deux, et vous étiez tous les deux à la recherche d'un endroit calme pour vivre votre vie d'adolescents fougueux. Et c'est dans ce parc que tu fréquentes depuis tout petit que vous vous êtes rencontrés.
Ce soir, l'été de tes quinze ans, ton cœur est tombé amoureux pour la première fois. Et tandis que ton esprit savourait cette compagnie nouvelle, tu ne t'en es pas rendu compte. Parce qu'à cette époque, tu ne savais pas encore que ton cœur ne batterait que pour des hommes. À cette époque, tu pensais avoir trouvé un ami capable de te comprendre. Parce qu'en réalité, tu n'as pas beaucoup d'amis, en tout cas très peu qui peuvent te comprendre. Il y a Tsukasa, ce garçon de deux ans ton cadet qui vit juste à côté de chez toi. Lui, il sait ce que tu vis, parce qu'il le voit, tous les jours. Mais mise à part lui, il n'y a personne d'autre, jusqu'à ce soir.
Mais toutes ces pensées sont encore loin de toi. Ce soir, tout ce que tu vois, c'est un garçon avec qui parler. Et le ciel, juste au-dessus de vos têtes, vous souffle son présage.
Accepte cette âme que je t'envoie. Tout comme toi, elle ne demande qu'une seule chose : un foyer où se loger.
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Ce n'est qu'un chapitre bonus et pourtant, je crois que c'est un des plus beaux chapitres que j'ai écrit. C'est d'ailleurs la première fois que j'ai écrit à la deuxième personne et c'est très agréable ! Ça crée une proximité différente avec le lecteur et j'aime beaucoup. Ce petit chapitre me permet d'ailleurs d'amorcer un peu plus le passé de nos deux personnages. Patientez encore un petit peu et, enfin, vous aurez la réponse à vos réponses (en partie hé hé).
J'espère en tout cas que ce chapitre vous aura plu !
À la semaine prochaine !
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