Chapitre III
Le hall est pratiquement vide. L’éclairage est encore faible, mais largement suffisant. L’endroit tourne sans arrêt, il y a toujours de la vie chez Parker Publication, qu’importe l’heure ou le jour. J’arrive pendant le changement d’équipe, des jeunes femmes prennent place derrière le grand comptoir de l’accueil, pendant que les agents de sécurité se font un rapide débriefing. Je montre ma carte à l’élégante dame blonde qui me souhaite la bienvenue. Je file au portique de contrôle, présente mon badge à l’agent et pose mon sac sur le tapis prévu à cet effet pour enfin accéder aux étages.
L’ascenseur s’ouvre immédiatement après que j’appuie sur le bouton. Les portes sont presque refermées quand un mocassin Berluti vient se coincer entre. Je reconnais la marque, nous en faisons leur pub dans notre magazine, on est en pleine renégociation en ce moment.
L’homme à qui appartient la chaussure pénètre à mes côtés et l’air de la cabine redevient comme la première fois que je l’ai vu, irrespirable. Vêtu d’un costume noir et d’une chemise blanche, il a ce même regard bleu glacial limite banquise qui accentue sa chevelure ébène.
Il ne prononce pas le moindre mot, me fait à peine un signe de la tête pour me saluer, que je lui rends brièvement.
Il scrute l’étage que j’ai demandé, il me semble apercevoir un demi-sourire narquois sur son visage aux traits si parfait. C’est l’effet que je fais à chaque personne à qui je parle de mon travail. Je dénote avec l’environnement, j’en suis consciente et je m’en moque.
— Alors, cette histoire de spiritisme, vous vous en êtes sortie ?
Sa voix est moins sévère que la dernière fois, mais toujours aussi grave. Je ne lui adresse pas le moindre regard et je contrôle mon humeur pour lui répondre :
— On peut dire ça.
— Bien, à croire que celui qui vous a réaffectée savait ce qu’il faisait finalement.
Je bous intérieurement, cet homme me tape sur les nerfs. Non, mais de quoi je me mêle ? Il engage la causette à toutes les filles qu’il croise dans un ascenseur ?
— Je ne pense pas qu’un petit con prétentieux et fils à papa sache quoi que ce soit, lui craché-je.
Je prends le temps d’observer mon interlocuteur et reste surprise du large sourire qu’il m’adresse. Merde, peut-être qu’il sait de qui je parle. Je vais finir par avoir des problèmes si je ne me contrôle pas.
— Oh, c’est un fils à papa qui vous dicte ce que vous devez faire ? Intéressant. Sûrement un connard de bourgeois qui croit tout savoir et qui pense que tout s’achète, j’imagine.
Je le fixe interloquée, sans pouvoir lui répondre quoi que ce soit. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent enfin et me libèrent de mon supplice. Alors que je pénètre le couloir en manque d’éclairage, il me lance de la cabine :
— À plus, Ugly Betty.
Je me retourne pour lui faire face, trop tard, il a déjà disparu.
J’explose de rire. Normalement, cette remarque aurait dû me blesser, me choquer ou m’énerver même, mais pas du tout. J’adore cette série, c’est ce qui m’a donné envie d’avoir un magazine à moi. Le fait qu’il me compare à Betty Suarez est plutôt un compliment, malgré son physique ingrat. J’adore son personnage et le parallèle me fait sourire.
C’est la première fois que je ris depuis ce fameux jour. Je ne me suis ni forcé ni fais semblant. Cela me déstabilise et me vaut de culpabiliser un peu. Je regagne mon espace de travail en n’oubliant pas de pointer au passage. Il ne manquerait plus que mes heures ne soient pas comptabilisées. La lumière s’allume, le service de nettoyage s’active avant que les fourmis envahissent la fourmilière. Je pose mon café sur le bureau, démarre mon ordinateur et branche mes écouteurs pour me balancer du Eminem. La chanson « 3 am » à fond dans mes tympans pour couvrir le son de l’aspirateur, je retape au propre mon article.
Je sens que cela s’agite autour de moi, peu à peu l’étage se remplit. Je mets enfin un point final à mon texte et l’envoie à Romain, mon rédac chef, quand une main qui me tapote l’épaule me surprend.
— Oh, c’est toi !
J’enlève mes écouteurs pour entendre les derniers ragots de Mathieu.
— T’es déjà là ?
Mathieu est l’assistant de la directrice artistique. Jeune homme très exubérant. Grand, très svelte, châtain aux yeux noisette, au visage très fin et à la peau parfaite, c’est le meilleur ami du styliste stagiaire Marc.
Ensemble, ils s’adonnent à leur vaste passion : la médisance. Il peut avoir un comportement très agaçant, toujours avec sa gestuelle très efféminée qu’il accentue exprès pour qu’on le remarque. Il lui arrive même d’être assez mesquin et méchant, mais je sais qu’au fond, c’est un amour alors, je ne lui en tiens pas rigueur.
— Ouais, je suis venue plus tôt.
Je consulte mes mails sans lui prêter plus que ça attention alors qu’il pose une de ses fesses sur l’angle de mon bureau.
— Tu as une tête épouvantable, ma pauvre.
Je lève les yeux au ciel pour seule réponse. Je reconnais que lui au moins ne prend pas de pincette avec moi et a le mérite d’être honnête. Contrairement aux autres qui chuchotent à mon approche ou se lancent des regards complices dès qu’ils me croisent. Quand j’ai commencé à travailler ici, j’étais la petite nouvelle incompétente qui a réussi à avoir son poste grâce à son mec. Aujourd’hui, je suis la pauvre fille en deuil et déprimée.
— Enfin, bref, ça tombe bien que tu sois là, tu ne devineras jamais la dernière.
Ses yeux pétillent lorsqu’il se rapproche pour me parler à l’oreille.
— Il paraît que la vipère a jeté son dévolu sur Parker junior.
Je secoue la tête, désespérée. La vipère, c’est Claudia Balleur, sa boss, la directrice artistique. Elle fait la pluie et le beau temps au sein du magazine, redoutable serpent qui lui a d’ailleurs valu son surnom de vipère. Tout le monde sait à quel point elle peut être impitoyable, prête à tout pour sa carrière.
— Tu sais que si elle t’entend bavasser sur elle, tu es fini.
Mathieu est parfaitement au courant, mais l’envie de répandre des ragots est bien trop forte et excitante.
— Oui, je sais.
Il s’arrête net et regarde autour de lui pour être sûr qu’elle n’est pas dans les parages. Il m’arrache un sourire, j’ai toujours l’impression qu’il est en représentation théâtrale. Je le vois mimer un frisson d’horreur à l’idée qu’elle aurait pu l’entendre.
— Donc, comme je te disais, des bruits courent qu’elle lui a mis le grappin dessus.
— Le pauvre ! En même temps, il a pris ses fonctions depuis deux mois et on ne l’a jamais vu, comment peut-elle en faire sa proie ?
— Oui, bien, ça va changer, ça. Il est arrivé depuis la semaine dernière et, à ce qu’on raconte, il prévoit une grosse réunion de présentation.
J’arque un sourcil pour l’encourager à poursuivre, là ça m’intéresse plus que les futures histoires de coucheries.
— Il était en Amérique jusqu’à présent. Maintenant, il est ici et il compte bien montrer au patriarche qu’il peut gérer la société.
Ouais, enfin, ça n’explique pas pourquoi il est venu se mêler de mon article, intériorisé-je mitigée.
— Mathieu ?
La voix aigüe et crispante de Claudia résonne, figeant chaque personne susceptible de l’entendre.
— Où est mon bon à rien d’assistant ?
Un masque de panique immobilise son visage et, sans rien ajouter, Mathieu part en courant. Je dois lui reconnaître qu’il a vraiment du courage pour la supporter.
J’ai détesté cette femme dès le début. Sa remarque cinglante pour mon premier jour m’avait peinée et déstabilisée : « On recrute des traîne-savates vêtus de serpillière maintenant ? » Aujourd’hui, je me contrefous de cette vieille harpie. Plus aucune de ses piques ne me fait le moindre effet, faut dire qu’il y a bien longtemps que je n’accorde plus grande importnace.
Je me renferme dans ma bulle en remettant mes écouteurs pour entendre l’unique rappeur qui m’apaise un peu. C’est le seul moment où je ressens une infime émotion. Marshall Mathers est un être particulier qui me plaît particulièrement.
Je jette un œil à mes mails. Mathieu avait de bonnes infos. Parker Junior nous a envoyé une convocation groupée pour une réunion de présentation qui aura lieu dans deux jours. Présence obligatoire et bla,bla,bla.
Fais chier ! J’arrête ma musique, je n’ai pas eu ma dose de caféine journalière. L’ascenseur est ouvert quand j’arrive et une mannequin splendide en sort, lançant un clin d’œil à l’occupant resté à l’intérieur. J’hésite à rentrer, c’est une blague.
— Décidément, vous squattez notre ascenseur, ne puis-je m’empêcher de souligner.
Son regard bleu azuréen se lève et retombe aussitôt dans ses notes qu’il tient à la main. À la hauteur de la considération qu’il m’a adressée, l’atmosphère devient glaciale. Je me pince les lèvres, quel gros con franchement.
— Vous vous plaisez ici ? Je veux dire, vous aimez votre travail ?
Les yeux grands ouverts, je fixe l’homme, décontenancée. Il est bizarre, ce type, il souffre peut-être d’un quelconque mal psychotique. Et puis, qu’est-ce que ça peut lui foutre, que j’aime mon boulot ou non ? Mais je ne me démonte pas.
— Bien sûr que j’aime mon travail. Ce que j’aime moins, ce sont les gens prétentieux et narcissiques qui gravitent autour.
Ma remarque lui est en partie adressée, j’espère qu’il a compris le message. En tout cas il reste de marbre et ne m’accorde toujours pas la moindre attention. Quelle impolitesse !
— Alors que faites-vous ici ? N’est-il pas égoïste de prendre la place de quelqu’un d’autre ? Privée d’une occasion unique, un possible employé talentueux et prometteur ? Des milliers de personnes rêveraient de travailler pour cette entreprise. Finalement, vous êtes sans doute à votre place, vient-il rompre de sa voix grave les quelques secondes de silence pesantes.
Il daigne me porter attention me défiant de toute sa carrure givrée.
— Et vous ? Que faites-vous ici ? Vous êtes quoi, un pervers fétichiste qui accoste les jeunes femmes dans les ascenseurs ?
La surprise se lit sur son visage et peut-être même de l’amusement. Les portes enfin ouvertes sur le rez-de-chaussée, nous sortons sans ajouter le moindre mot.
Quel con, ce mec ! Je me tiens à l’écart pour regagner la rue au plus vite. Toutes les femmes se tournent sur son passage et les chuchotements se font encore plus intenses qu'à l'acoutumé. Je me presse de rejoindre l’extérieur et quitter l’atmosphère irrespirable de cette tour.
L’air frais pénètre mes poumons, j’arrive à hauteur de mon vendeur de boissons et, pour ne rien arranger à mon humeur, Sonia est là avec son groupe de hyènes qui gravitent toujours dans son secteur.
— Tiens, voilà miss voyance. J’espère que tu n’es pas trop déçue ?
Sa voix cristalline appuie chaque syllabe et son corps se dandine. La joie qu’elle éprouve de m’avoir volé l’article sur les déguisements transpire par tous les pores de sa peau. Je commande mon café sans lui offrir le privilège de lui répondre.
— Oh, ne t’inquiète pas, je suis certaine que tu vas assurer. Enfin, il vaudrait mieux pour toi. Cela serait dommage que Julian se rende compte que tu es incompétente aussi vite.
Je récupère mon breuvage et regagne bon gré mal gré l’immense tour. J’ai juste le temps d’entendre sa dernière remarque : « c’est ça ! Ne me réponds pas, pauvre fille ». Normalement, je lui aurai dit d’aller se faire foutre, mais cela me passe au-dessus. Je suis plus en colère contre Parker fils qui débarque et se mêle de mon boulot que de cette garce carriériste qui croit pouvoir réussir en écrasant les autres. Le reste de ma journée se déroule de la même manière, insipide et fade.
***
Quand je regagne enfin mon appartement, le même sentiment de vide m’accompagne. Personne ne m’attend et je n’attends personne. J’ai juste survécu à cette journée. Elle s’achève, n’emportant pas avec elle mon âme esseulée. Des pensées noires m’obsèdent et me tiennent compagnie, comme chaque fois que le tapis sombre et, brillant de mille feux, s’installe. Moi, qui auparavant aimais tant la nuit, je la trouve terne, lisse et sans plus aucun éclat désormais. Depuis toi, le monde n’a plus rien de magique, il est juste tel qu’il est.
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