Jour I
Le lendemain, à sept heures, Hercule Poirot se réveilla...avant de geler aussitôt. Un bras était posé sur son torse et une chevelure dénouée l'enveloppait de parfum. La jeune femme s'était endormie tout contre lui et dormait encore. Ronflant légèrement.
Il restait totalement immobile, ne sachant comment réagir. Devait-il la bousculer ? Essayer de s'enfuir sans la réveiller ? Cela lui semblait impossible.
Heureusement, on frappa à la porte du compartiment. Un steward.
« M. Poirot ! Mlle Grey ! Il est sept heures. »
Poirot ne dit rien mais la belle endormie s'était réveillée. Et manifestement, elle aussi était frappée par leur position compromettante. Lentement, le bras s'éloigna et la chevelure disparut. Poirot en fut un peu désolé mais il lança en riant :
« Papa Poirot est une bonne bouillotte ?
- Une excellente bouillotte, » reconnut doucement la jeune femme.
Avant qu'elle ne s'excuse d'avoir empiété sur le côté du lit appartenant au détective, Poirot ajouta :
« Je ne comprends pas que vous ayez besoin d'une bouillotte. Vous avez pris toutes les couvertures en otage ! »
Cela apaisa la situation et fit rire la jeune femme.
« Notre premier jour de voyage ! Où sommes-nous ?
- On a dépassé Strasbourg cette nuit. On doit être sur la route de Stuttgart.
- Six jours de voyage ! Debout M. Poirot ! Je veux profiter de chaque instant ! »
Et mademoiselle Grey se leva. Poirot se mit à blanchir en apercevant ses chevilles que la chemise de nuit ne couvrait pas.
Il était de la vieille école le vieux Poirot. Il n'avait pas l'habitude de voir des chevilles nues sans être troublé. Il ferma les yeux et reposa sa tête contre son oreiller.
La jeune femme, inconsciente, ouvrit un placard et en sortit une robe, toute neuve, qu'elle avait hâte d'essayer. Puis elle se contorsionna pour entrer dans la petite pièce d'eau afin de se laver et de se préparer. Elle cria seulement à son compagnon :
« Vous fermez les yeux et vous cessez d'écouter ! »
C'était inutile. Poirot le faisait déjà !
Dieu merci ! Cela ne dura pas et bientôt la jeune femme s'approcha du petit Belge, toute pomponnée, joliment coiffée et un beau sourire bien mis en valeur par une légère couche de rouge à lèvre.
« Comment suis-je ?, demanda-t-elle avec une pincée d'anxiété. Il est difficile d'en juger dans une si faible lumière.
- Vous êtes magnifique, répondit sincèrement Poirot.
- Flatteur ! Je vous attends dans le wagon-restaurant ! Ne traînez pas ! »
Et elle disparut, laissant dans son sillage un soupçon de parfum. Du jasmin.
Poirot comprit, dés cet instant, que ce voyage n'était pas du tout une bonne idée. Le détective se leva, se lava et se prépara. Se trouvant tellement vieux.
Dans le wagon-restaurant se tenaient déjà quelques voyageurs et on commençait à faire connaissance.
Mlle Grey était assise seule à une table, mais elle bavardait avec une femme assez âgée installée à la table d'à-côté.
« Voici donc M. Poirot !, lança la femme avec un large sourire. Mlle Grey m'a parlé de vous ! Il m'a semblé vous avoir reconnu hier soir. Votre moustache !
- Madame !, salua galamment le détective.
- Renaud. Ernestine Renaud. Je pars rejoindre mon mari à Istanbul. Il est médecin à l'hôpital français. Il m'a demandée de le rejoindre ! Le cher homme en a soupé d'être seul en terre étrangère. »
La femme souriait, amusée. Poirot s'assit face à Mlle Grey et lui rendit son sourire. Et jouant les nièces dévouées, Mlle Grey servit une tasse de chocolat chaud au détective ainsi que des toasts bien beurrés. Poirot la remercia avec effusion.
« Mlle Grey nous a affirmé que vous étiez en voyage d'affaire ?
- Hercule Poirot est toujours en affaire !
- Dieu merci ! J'espère que non !, » s'exclama un homme, placé à une autre table.
On se tourna vers celui qui avait parlé ainsi. S'immisçant aussi cavalièrement dans leur conversation. Un homme assez grand et gros, doté d'une moustache à la Nicolas II. Un veston couvert de brandebourgs. Une vraie caricature de Russe.
« Plaît-il ?, fit poliment M. Poirot.
- Vous ne pouvez pas être toujours en affaire. On sait quelles sont les affaires que vous traitez M. Poirot et je n'ai aucune envie de voir un crime se dérouler dans notre train.
- Au contraire Cyril, fit un jeune homme, assis à côté de celui qui avait parlé. Cela rendrait le voyage bien plus excitant !
- Wassili ! Tu es incorrigible ! Je n'aime pas le crime ! Et tu le sais !
- Vieux Cyril ! Vivement la Crimée que tu puisses te reposer !
- Vous allez en Crimée ?, demanda Mlle Grey, intéressée par toutes ces personnes hautes en couleur.
- Après la saison à Istanbul, répondit le dénommé Cyril. Wassili a été engagé pour plusieurs concerts à l'opéra.
- Vous êtes un musicien M. Wassili ! Quel bonheur !, jeta joyeusement Mme Renaud. Quel instrument ?
- Le violon, répondit Wassili, distraitement. Comme tous les Russes.
- En effet, répondit Cyril. Mais Wassili est reconnu comme un bon musicien. Il est premier violon à Petrograd et Moscou. Il en est à sa troisième saison à Stanbul. J'essaye de lui avoir Londres pour l'année prochaine !
- Vous êtes son impresario ?, demanda poliment Poirot.
- Son oncle, » répondit sérieusement Cyril.
Et cette réponse fit s'étouffer Poirot dans sa tasse de chocolat.
Le petit-déjeuner fut paisible. On parla du Train Bleu et on fit des comparaisons. Beaucoup de ces voyageurs de luxe l'avaient déjà pris également. On commenta aussi le voyage, le paysage. On traversait les plaines allemandes avant d'arriver dans les montagnes de Bavière. On s'arrêtait ici et là pour quelques minutes d'escales. La chaudière de la locomotive demandait de l'eau, les cuisines de la nourriture fraîche.
Les tables étaient presque toutes desservies lorsqu'une femme entra, en fauteuil roulant, poussée par un homme dans la quarantaine, semblant complètement anémié.
« Mais fais donc attention ! Bougre d'idiot ! Tu me secoues comme ça ! Attention Louis !
- Oui, mère.
- Et avec toutes tes hésitations, nous sommes en retard pour le petit-déjeuner ! Vu le prix que coûte ce voyage, il est hors de question que je le rate ! Va parler au chef de train !
- Mais mère, il est encore temps de...
- VA ! Et ramène-moi du thé ! Citron ! VA !
- Oui, mère. »
L'homme installa donc sa mère du mieux possible près d'une table. Se faisant encore copieusement insulté et réprimandé.
Tout le monde s'était tu dans le wagon-restaurant. On contemplait la scène, atterré, surpris. D'un murmure assez audible, Wassili dit tout haut ce que beaucoup pensait tout bas :
« Voilà la victime rêvée pour vous, M. Poirot.
- Où serait le plaisir de la chasse ?, ajouta Cyril. On connaît déjà le nom du coupable. »
Poirot ne dit rien. Il était consterné. Alors ici aussi ?
Oui, il devait vraiment porter malheur. Car il était évident qu'en effet, un crime pouvait très bien être commis... Et qu'il y aurait un détective pour le régler.
La vieille femme était tellement acariâtre qu'elle fit fuir les voyageurs du wagon-restaurant les uns après les autres. Même Poirot n'en put plus à un moment donné et suivit Mlle Grey en direction de leur compartiment.
La jeune femme s'étendit, un peu déçue de cette retraite, sur la couchette.
« Vous y croyez M. Poirot ?
- A quoi ? »
Poirot contemplait sa compagne de voyage. Il s'assit à ses côtés et prit un des livres traitant des pays traversés par l'Orient-Express. L'Autriche. Il avait placé son pince-nez en or à sa place et s'apprêtait à lire un peu...en attendant que le wagon-restaurant soit libre afin de poursuivre le voyage en compagnie de tout le monde.
« Au crime.
- Je ne vous comprends pas.
- Vous avez tellement d'expérience... Croyez-vous qu'on peut vraiment prédire un crime rien qu'en voyant les gens et leur situation.
- Si seulement. J'ai rarement résolu un meurtre avant son accomplissement même si j'en ai parfois vu les prémisses.
- Les prémisses ?
- Un homme fatigué des récriminations de sa femme, une femme qui n'a plus rien à perdre, un désespéré qui a besoin d'argent coûte que coûte... On peut parfois prévoir un meurtre mais de là à le prédire... Poirot n'a pas ce pouvoir !
- Mais cette femme horrible ?
- Cela fait des années que ce malheureux supporte sa mère. Il la supportera encore des années. Nous ne savons pas tout de leur vie. Peut-être l'aime-t-il malgré tout ? Qu'en savons-nous ? »
Elle le regardait, avec une moue sceptique qui fit rire Poirot. Le détective se pencha vers elle, respirant aussitôt son parfum.
« N'oubliez pas que tout le monde croit que nous sommes ensemble, ma chère nièce. Les gens parlent sans réfléchir et s'amusent à faire des déductions sans avoir le don pour cela.
- Mais vous vous l'avez ? »
Ils étaient si proches. A quel jeu jouaient-ils déjà ? Ha oui ! L'oncle et sa nièce ! Poirot s'éloigna et poursuivit son discours :
« Non, mais j'ai plus l'habitude d'observer les autres et de comprendre leurs motivations.
- J'aimerai parfois comprendre ce qui se cache dans l'esprit d'Hercule Poirot !
- Vous seriez peut-être déçue, ma chère Mlle Grey.
- Vous ne me décevrez jamais M. Poirot. »
Ils rirent, un peu perdus, un peu gênés et Poirot se mit enfin à lire à voix haute les détails pittoresques concernant l'Autriche.
La Bavière, Louis II de Bavière, les châteaux, Sissi l'impératrice...
On passa une heure tranquille ainsi puis Mlle Grey déclara qu'elle partait en franc-tireur faire une reconnaissance du terrain... Si la vieille femme était partie, ils allaient pouvoir rejoindre le compartiment de voyage et les autres voyageurs...
Ce fut le cas ! La femme était partie se coucher dans son compartiment. Elle gardait près d'elle son fils et lui défendait de la quitter.
On commenta la scène du matin et cela prit tout l'après-midi. Mlle Grey, tout comme Mme Renaud et une autre femme parmi les voyageurs, Mme Peguet, cochaient les gares traversées sur la carte. On calculait la vitesse du train et on s'abreuvait de thé. Une bel après-midi. Cyril et Wassili jouèrent aux échecs puis, voyant le regard intéressé du détective, lui proposèrent de jouer avec eux. On s'en fit une joie. D'autres voyageurs jouèrent aux cartes... Ce fut tranquille.
Le soir, on était à Munich lorsque le dîner fut annoncé.
Raymond, le chef de train, fit servir le dîner. Mlle Grey apprit son nom de la bouche des deux Russes. Cyril et Wassili prenaient régulièrement l'Orient-Express, ils connaissaient bien tous ses us et coutumes et tous les membres du personnel.
Le dîner était somptueux : une cassolette d'écrevisses et des vol-au-vents... Un délice !
Wassili et Cyril continuaient à discuter avec le détective et sa nièce. Mme Renaud participait aussi à la conversation. Et d'autres dans le compartiment. On commençait à lier vraiment connaissance.
Bientôt, on poussa Wassili à chercher son violon et à jouer un air enlevé. Le jeune Russe joua la comédie du musicien blasé mais fut content de ces demandes. Il se soumit avec plaisir.
Et alors que Wassili jouait magnifiquement bien une œuvre de Tchaïkovski, la vieille femme handicapée revint avec son fils pour le repas. Elle ne dit rien et se laissa mener jusqu'à sa table.
Mais lorsque Wassili eut terminé, lorsque le violon se tut et que les applaudissements enjoués se tarirent, on entendit distinctement sa voix haut perchée lancer avec mépris :
« Ces Russes ! Toujours en train de jouer les m'as-tu-vu ! Ils n'étaient pas comme ça en 17 ! - Mère !, » glapit son fils, choqué.
Wassili blêmit. Son père était mort dans les tranchées de France. Il fallut la main de Cyril, son oncle, pour le calmer. Mais le jeune Russe répondit grossièrement :
« Il est vraiment mal famé l'Orient-Express cette année, tu ne trouves pas Cyril ? On y trouve même des mégères ! Tu crois qu'elle est apprivoisée celle-là ?
- Wassili !, » rétorqua Cyril, réprobateur.
On essaya d'ignorer le changement d'ambiance qu'apportait la voyageuse désagréable, on décida de passer outre en réclamant d'Hercule Poirot des histoires concernant ses affaires. Poirot se plia gentiment aux demandes et raconta quelques souvenirs. Alors qu'on buvait son café, sa tisane, son cognac...
Il parlait surtout pour les yeux noisette de Mlle Grey. Inconscient à tout si ce n'était à son regard admiratif.
Et alors qu'il concluait une affaire de vol commis dans la haute société londonienne, la vieille femme jeta avec dédain :
« Et maintenant, après le Russe, voici le Français ! Pas mieux non plus ceux-là ! C'est lâche et compagnie !
- Belge, madame, » ne put s'empêcher de rétorquer Poirot.
Ce n'était pas grand chose, mais cela fit tout de même sourire et rire quelques-uns...dont Mlle Grey...
Mais la vieille femme avait de la répartie, elle laissa passer quelques instants avant d'asséner un dernier coup, bien vicieux.
« Alors c'est encore pire ! Des réfugiés ! Même pas capables de défendre leur pays. »
Poirot devint blanc de colère, il allait répondre d'une façon cinglante, lorsque la main de Mlle Grey se posa doucement sur la sienne. Apaisant son cœur en chamade.
Ce fut Cyril qui défendit le Belge et le Russe en lançant d'une voix paisible :
« Les Russes, les Belges, les Français, les Anglais... Nous sommes nés pour nous entendre. Nous avons tous l'âme des artistes, chacun à notre façon. C'est bien pour cela que nous sommes alliés et que nous nous entraidons. D'ailleurs, un jour nous serons tous unis, même avec les Allemands. On ne peut pas être éternellement fâchés avec le pays de Schiller et de Wagner. »
On sourit, on remercia d'un hochement de tête. Cyril avait rattrapé le coup.
Mais c'était trop tard, la soirée était devenue morose et on quitta une fois de plus le wagon-restaurant... Il était encore tôt mais c'était impossible de supporter cette tension.
Bientôt, la même scène que la veille se produisit.
Poirot attendant dans le couloir le bon vouloir de sa nièce. Puis, ce fut son tour d'accéder à la salle d'eau. Il se retrouva, en pyjama, étendu dans la nuit. Et il sentit tout à coup une bouffée de parfum lui parvenir.
« Cette femme est un poison ! Ce qu'elle a osé dire sur les Russes et les Belges est scandaleux !
- Il y a des gens qui pensent ainsi, contra doucement Poirot, essayant de ne pas respirer son parfum de peur de s'y habituer.
- Peut-être mais dans ce cas-là, ils ne le disent pas ! Vous avez été réfugié en temps de guerre ! Ce ne fut pas un acte de lâcheté ! »
Poirot ne répondit pas. Avait-il été lâche ? Non, au regard de sa jambe blessée durant les affrontements. Hercule Poirot, inspecteur de police à la retraite, avait servi comme agent d'information pour les autorités belges. Il avait été blessé au service de son pays. On l'avait expatrié car sa tête avait été mise à prix par les Allemands... Mais, malgré tout, s'enfuir de cette façon avait été une lâcheté... Et Poirot ne se l'était jamais pardonné...
Mlle Grey sentait la tension dans le corps de son compagnon, elle tâtonna dans la nuit et bientôt sa main se retrouva sur le torse du détective, à la recherche de quelque chose.
Poirot était estomaqué mais la main découvrit celle du détective et les doigts fins et délicats de la jeune femme serrèrent les siens.
« Non, M. Poirot ! Vous n'êtes pas lâche ! Je suis sûre que votre fuite en Angleterre était la seule issue qui vous restait pour survivre !
- Peut-être, déglutit Poirot.
- Qu'avez-vous fait durant la Guerre ?
- Renseignement.
- Un espion ?
- En quelque sorte, répondit plus clairement le détective.
- C'est comme ça que votre jambe a été blessée ?
- On m'a repéré un jour, on a tiré sur moi. On a eu ma jambe. J'ai pu m'enfuir et survivre. Je n'ai pas vu d'autre choix que l'Angleterre. On m'y a envoyé.
- J'en suis heureuse ! Sinon, je ne vous aurai jamais rencontré !
- Mlle Grey... »
Les doigts s'entremêlaient. Ce qui avait commencé comme une caresse amicale se transformait lentement en autre chose. Poirot se reprit le premier et relâcha la main de sa compagne.
« Bonne nuit Mlle Grey.
- Bonne nuit, M. Poirot. »
Mais quelque chose d'indéfinissable stagnait dans l'air. Comme un regret...
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