- Prêtresse -
Cité maya d'Uxmal, Yucatán.
Décembre 1521
L'aube teinte l'horizon d'un gris mauve cotonneux. Depuis le plus haut degré du temple, j'observe ses doigts rosés qui soulèvent avec délicatesse la courtepointe d'obscurité étendue sur le grand corps assoupi de la jungle. J'écoute s'éveiller la rumeur du jour, s'étouffer peu à peu les sons de la nuit. Les railleries des aras et le caquet des singes remplacent le chant des grenouilles et le grondement sourd du jaguar en chasse.
Palmes qui bruissent, eau qui dégoutte, glissement furtif du serpent sur sa branche, craquements des derniers tisons dans l'âtre bientôt froid, murmure des pierres. Vies qui éclosent et disparaissent sous les frondaisons, souffle léger des âmes encore endormies. Pour moi le monde n'est jamais silencieux, il vibre en permanence d'innombrables échos.
Kuxtal dit que c'est normal, que je suis née pour entendre. Et pour voir, et pour sentir. Il dit que c'est un cadeau précieux que m'a accordé Kukulcán. Le don de percevoir le monde tel qu'il l'a voulu et de le décrire aux hommes pour qu'ils le façonnent ainsi qu'il doit être.
Cadeau, don... Sait-il, Kuxtal, de quel prix se paye cette prétendue bénédiction ? Mesure-t-il la blessure qu'infligent à mes yeux les couleurs vibrantes des plumes et des étoffes ? Suffoque-t-il comme moi, les narines saturées du parfum des fleurs et des épices, des effluves des hommes et des bêtes ? Sent-il sa peau s'enflammer à chaque contact ? Affronte-t-il la cacophonie incessante de la vie qui crisse et discute ? Celle qui ne se tait jamais, ne laisse aucun répit, pas même dans le sommeil.
Il le sait. Sans doute. Kuxtal est sage, de cette sagesse de saint homme qu'octroie le Grand Serpent à ses serviteurs et qu'il tente de m'enseigner depuis qu'il m'a prise avec lui. Kuxtal est bon. C'est pour cela qu'il m'a offert l'abri du temple. De ses murs épais et de ses salles obscures où je peux me réfugier loin du monde bouillonnant qui agresse mes sens.
Kuxtal sait beaucoup de choses. Il sait d'où vient la voix qui me parle, pourquoi elle le fait et pourquoi je l'entends. Il sait qu'il est important d'écouter ce qu'elle a à dire. Il a mis un nom sur ce que je suis.
Passeuse.
Sans lui, sans ce nom, mon peuple m'aurait depuis longtemps menée au sacrifice sur l'autel d'Ah Cizin et ma propre mère aurait tenu le couteau, convaincue d'avoir enfanté un monstre. Je n'aurais jamais vu le matin de mes seize ans...
Mais Kuxtal a nommé ma différence et fait de moi une prêtresse. La voix de Kukulcán.
Du bout des doigts, j'effleure dans mon dos la vieille muraille du temple - encore fraîche, déjà chaude - réticente à quitter son ombre protectrice, à offrir ma peau aux premiers rayons du soleil. J'observe leur progression qui révèle peu à peu le moutonnement de la canopée dans un miroitement doré. Bientôt, ils atteindront mon refuge.
À pas lents, je me contrains à gagner le bord de la plate-forme. En ce jour il m'est interdit de rester recluse, en ce jour Uxmal célèbre le solstice d'hiver. Il me faudra marcher en pleine lumière, parée d'or et de plumes, depuis le temple jusqu'à la Pyramide du Devin. Gravir ses neuf degrés aux côtés de Kuxtal sous les vivats et les psalmodies. Assumer ma nature et offrir au peuple ce qu'il attend de moi : les bribes d'une parole divine.
Mais il n'est pas encore temps d'affronter la foule, il me reste quelques heures de répit...
Mon regard plonge vers le cocon d'obscurité paisible qui enveloppe la cité. J'aime la contempler dans l'aube naissante, quand les dernières ombres de la nuit assourdissent encore ses couleurs trop ardentes sous le bleu gris des feuillages. Ce matin, pourtant, je mesure soudain l'omniprésence des lianes. La jungle gagne du terrain. Elle efface les traces des hommes, étouffe le reflet cendreux des pierres. Les escaliers s'effritent, les murs pâlissent comme les os d'un vieux squelette décapé par le vent et la pluie.
Notre histoire touche à sa fin.
Malgré la moiteur tropicale, je sens ma peau se glacer. Un froid d'oubli. Le reflet d'un vide immense, définitif, où ne dérivent plus que des images de ruines. Les taches vives des fleurs tressées en guirlandes autour des fontaines et les étendards chamarrés suspendus aux frontons en prévision des réjouissances... ne sont que les éclats pâlissants d'un monde qui s'éteindra bientôt.
Ce jour est parmi les derniers.
— Itzel ?
Je me retourne avec un sursaut. Kuxtal se tient juste derrière moi, pieds nus, un simple pagne autour des hanches, un bandeau de toile blanche au front. Il me fixe, surpris de ma surprise. En temps normal, je l'aurais accueilli bien avant qu'il m'appelle, j'aurais perçu son approche, le glissement furtif de ses pas sur les dalles, le bruissement léger de son souffle.
— Quelque chose te trouble, Itzel.
Son regard d'aigle me scrute, ce n'est pas une question. Kuxtal sait toujours ce que je ressens. Il le lit sur mon visage, dans le pli de ma bouche et le battement de mes cils. Il le devine à la position de mes épaules, au rythme de ma respiration. J'ignore comment il fait ça, moi j'en suis incapable. Mais c'est son don à lui ; une des raisons, sans doute, pour lesquelles il est Grand Prêtre. Je ne cherche pas à nier, ce serait inutile.
— Nous allons disparaître.
— Elle te l'a dit ?
— Elle me l'a montré. J'ai vu les ruines d'Uxmal, les lianes et la mousse dévorer nos terres...
Kuxtal s'avance à mes côtés ; un long moment, il sonde le foisonnement bruissant de la jungle. Un soupir s'échappe de ses lèvres, il hoche doucement la tête.
— Toutes les choses doivent s'effacer un jour pour qu'en naissent de nouvelles, il en va ainsi de l'alternance des cycles. Cela ne doit pas t'inquiéter.
Je ferme les yeux très fort et les rouvre précipitamment.
— Mais ces nouvelles choses ne sont pas bonnes, Kuxtal ! Je n'aime pas ce qui est dans mon esprit. Des étrangers qui creusent nos rues et les murs de nos maisons, des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants à la peau pâle gravissant les marches de nos temples avec des tablettes d'obsidienne...
— Si telle est la volonté de Kukulcán...
— Kukulcán ne peut vouloir ça ! Dans ce monde, nous n'existons plus !
— Nous existerons toujours. Dans la mémoire de ceux qui nous suivront.
— Cette mémoire ne porte que le souvenir de vaincus ! Et les traces d'une immense souffrance. Je... L'Autre connaît la nature de ce qui nous menace, elle peut me l'apprendre. Nous pouvons peut-être encore éviter...
— Non !
Kuxtal fait volte-face, les poings serrés, le souffle court. Pour la première fois de ma courte vie, je parviens à déchiffrer l'expression de son visage. De la colère... de la peur.
— Elle ne te dira rien ! assène-t-il d'une voix dure. Elle n'en a pas le droit ! En aucun cas, tu ne dois tenter de l'y forcer. Ce serait terrible !
Pour la première fois aussi, je ne détourne pas les yeux, j'affronte son regard brûlant.
— Mais pourquoi ? Tu dis que je suis une Passeuse, que j'ai le don de voir des choses pour le bien de notre peuple. Il n'y a pas de plus grand bien que de vouloir le protéger !
Aussi vite qu'il l'avait revêtu, Kuxtal abandonne son masque sombre. Ses traits s'adoucissent, ses iris chocolat s'éclairent à nouveau de bienveillance. Il tend la main vers moi, interrompt son geste à l'instant d'effleurer ma joue, comme s'il se rappelait soudain combien tout contact physique m'est pénible.
— Certes, concède-t-il, mais nous protéger est le rôle des guerriers, non celui des Passeurs. Les images que l'Autre t'a montrées appartiennent à sa réalité et celle-ci résulte directement de ce qu'il adviendra de la nôtre. Ni elle ni toi n'avez le droit de changer cela car l'existence même du monde dépend de ce qui est.
— Si je ne peux rien y changer, je réplique, les mâchoires crispées, alors, je ne sers à rien !
— Bien sûr que si ! Tu es une Passeuse, ton don permet de consolider les fils qui empêchent la trame des réalités de se déchirer. Tu maintiens l'équilibre subtil entre ce qui est et ce qui doit être. C'est une tâche ardue, parfois ingrate et frustrante, mais tu as su l'accomplir jusqu'ici et tu continueras de le faire pour le temps qui est le tien.
Kuxtal redresse ses épaules cuivrées, croise ses mains derrière son dos dans cette attitude de maître qu'il adoptait, aux premiers jours de ma formation, quand il m'enseignait les rituels. Le nez levé et les paupières plissées, il salue le disque incandescent du soleil qui bondit au-dessus de la jungle et inonde à présent la plate-forme de sa chaleur bienfaisante.
— Aujourd'hui est un jour de fête ! déclame-t-il avec une gaité qui me paraît un peu forcée. Il est temps de nous préparer et de prier les dieux. Le peuple attend ta parole, Itzel. Allons lui dire que Kukulcán est content.
Il tourne les talons et regagne l'intérieur. J'entends le claquement de ses pieds nus décroître dans les profondeurs du temple. Debout au bord du vide, je reste immobile face à la jungle désormais hostile. Je sens la menace ramper dans son ombre et la colère gronder en moi.
Je suis une Passeuse, je marche entre les Mondes. Ailleurs, je porte un autre nom ; ailleurs, je peux agir.
J'adresse ma prière au vent, Kukulcán attendra.
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