- Gardienne -
Mont Burkhan Khaldun, Mongolie.
Mars 1227
Contre mes mollets, je perçois la chaleur moite du grand cheval de guerre. Le parfum animal qui monte de son encolure m'enveloppe, mêlé à l'odeur de cuir de son harnais et à celle, âcre, de la sueur du général Ganbulga.
Je sens la cuirasse de bronze du vieux guerrier me meurtrir le dos à travers ma pelisse de loup. Et, sur mon ventre, la pression de sa grosse main calleuse qui me serre très fort pour me maintenir à califourchon devant lui, en équilibre sur le pommeau de sa selle.
Je n'aime pas ça. Je voudrais qu'il me lâche, qu'il me laisse descendre et courir le long du sentier pour rejoindre les miens.
Mais Bilgüün lui a dit de me garder et, à moi, de rester avec lui. Alors, tous les deux, on obéit au chaman. Alors, pour la dernière fois, je regarde le soleil se lever sur la terre de mon peuple.
L'aube froide farde de rose pâle les remparts de pierre sombre de la montagne. Ici, dans le nord, l'hiver s'attarde toujours sur la vaste steppe. Encore vif et piquant, l'air descend des cimes du Burkhan Khaldun dans un souffle cristallin qui vitrifie le paysage. La rivière Onon est partiellement gelée, pourtant sous la pellicule de glace se devinent les noirs bouillonnements annonciateurs du prochain dégel. Et à travers la couverture neigeuse percent déjà çà et là des touffes d'herbe rêche qui offriront bientôt aux troupeaux leur première pâture.
Je ne guiderai plus les bêtes sur la plaine infinie à la sortie de l'hiver. Je ne les conduirai plus vers les creux protégés se gaver de pousses neuves. Ni moi, ni aucun des bergers de la tribu. Nos chiens iront courir sans nous. Ce soir, les Qyats ne seront plus.
Murés dans les entrailles de la terre, ils attendent la mort qui vient.
Ils l'ont su à l'instant où la troupe du général Ganbulga s'est avancée sur la steppe, aux limites de notre territoire. Trente cavaliers et un chariot tout simple, bâché de cuir et de fourrures. Les guetteurs ont donné l'alerte dès qu'ils les ont aperçus depuis les crêtes où ils montent la garde.
Moi, je le savais déjà. Dans la fumée de mes visions, j'ai vu le grand Gengis tomber sur le champ de bataille. J'ai entendu les cris et les lamentations de ses guerriers, j'ai senti l'odeur de résine des torches et vu le cortège funèbre se mettre en route sous la lune. Je savais qu'ils viendraient. Je les attendais.
Bilgüün aussi. Quand le général Ganbulga a mis pied à terre devant les anciens du clan, le vieux chaman a hoché gravement la tête. Il a levé sa main osseuse et proclamé l'inévitable. Gengis Khan n'est plus, l'heure est maintenant venue pour le peuple qui l'a vu naître de l'accompagner dans son dernier voyage. Personne n'a protesté. Nous le savons depuis toujours, le destin des Qyats est lié à celui du premier d'entre nous et viendra à son terme au jour même de sa mort.
Depuis mon perchoir, je regarde la gorge étroite qui s'enfonce comme une lame dans le flanc de la montagne. Le sol est tapissé d'une multitude de petits galets ronds et les parois, lissées sur une hauteur de plusieurs mètres, témoignent de l'inlassable polissage des eaux. Pour l'heure, ce n'est qu'un ru étroit qui serpente entre les murs de roche. Durant des jours, nos hommes ont creusé la montagne pour y aménager la sépulture. Ils ont arrêté le cours de l'Onon, roulé les pierres énormes pour édifier le barrage destiné à retenir ses eaux. Mais lorsqu'il sera levé, la puissante rivière reprendra son cours tumultueux.
Bientôt.
Hier soir, au coucher du soleil, on a porté le cercueil au cœur du mausolée souterrain. Sous la conduite du chaman tout le clan a suivi dans la tombe la dépouille du Khagan*. Les hommes, les femmes, les enfants, les vieillards sont descendus avec lui dans la nuit éternelle du tombeau. L'accès a été scellé. La montagne a étouffé les chants et la musique lancinante du morin khuur**, le battement des tambourins et les notes graves des surnai***. Ils vont tous mourir là, assemblés dans la chambre funéraire autour de leur gloire défunte, conservant à jamais le secret de son emplacement.
Tous, sauf moi.
Avant que la procession ne l'emporte, Bilgüün m'a menée auprès du guerrier.
— Kè Léi doit vivre, lui a-t-il dit. Elle a reçu la Touche de l'Esprit. Les augures ont parlé : elle est celle qui guidera la postérité du Khagan et d'elle dépendra la renommée de sa lignée. Prends-la avec toi, Général, conduis-la dans le palais du jeune roi, veille sur elle jusqu'à ce que la volonté du Seigneur du Ciel s'accomplisse.
Le vieillard n'a rien dit de plus, mais pas un instant, Ganbulga n'a imaginé refuser. Il ne comprend pas vraiment comment une fille mongole d'à peine quinze ans pourrait présider aux destinées de la Maison Impériale. Moi-même je l'ignore, mais je sais que les esprits me parlent et qu'ils me guideront, le moment venu. Le général, lui, respecte trop profondément les anciennes croyances pour qu'il songe seulement à contester la prédiction.
Des coups sourds résonnent au-dessus de nous, un grondement puissant retentit dans les sommets. Les hommes de guerre ont allumé les mèches des tonneaux emplis de poudre noire qu'ils ont apportés avec eux, le barrage a sauté. Charriant des tonnes de roches et de blocs de glace, les eaux libérées se ruent dans l'étroite ravine, noyant pour l'éternité l'accès au tombeau. Ganbulga lève discrètement sa main gantée de cuir.
C'est le signal. Postés sur les hauteurs, les sept fidèles qu'il a soigneusement choisis - ceux qui ont accepté de se trancher la langue pour taire à jamais le secret - bandent leurs lourds arcs de fer. Une grêle de flèches s'abat en sifflant sur le reste de sa troupe. Un à un tombent les guerriers qui ont accompagné Gengis jusqu'à son ultime demeure. Puis, leurs dépouilles sont abandonnées à la froide rivière, qui emporte ainsi toute connaissance du lieu où repose le seigneur des Mongols.
Une fois leur tâche accomplie, les sept cavaliers enfourchent leurs montures et se rassemblent autour de leur chef. Immobile, les mains jointes sur ma poitrine dans un ultime hommage, je salue le dernier corps qui s'éloigne en tournoyant, avalé par les eaux sombres. C'est fini.
Alors, Ganbulga tourne bride et éperonne son cheval.
Galopant la steppe en tempête, le vieux général et sa garde muette m'emportent vers le sud, loin du pays qyat et de la montagne où dorment désormais les miens. La bouche grande ouverte, je respire une dernière fois la terre de mes ancêtres. L'air froid laisse sur ma langue un goût de cendre.
La porte est close, les morts la gardent.
*Khagan : « Khan des khans », titre porté par l'empereur mongol Gengis Khan
**Morin khuur : instrument de musique traditionnel mongol, sorte de vielle
***Surnai : instrument de musique mongol apparenté au hautbois
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