- Épilogue : Frère n+1 -
République Serbe de Bosnie, Sarajevo.
Juillet 1995
Assis par terre, adossé à la paroi du hangar, j'observe les militaires décharger l'avion. Posé au milieu de la piste, le gros Transall ressemble à une baleine échouée en train de chier une armée de crabes qui s'agitent sous sa queue.
L'air tremble et floute les silhouettes des soldats, la poussière soulevée par leurs piétinements les enveloppe comme du sable arraché par le courant au fond de l'océan. Ils s'extirpent de cette bouillasse brune et viennent vers moi, encombrés de sacs de vivres et de caisses de matériel. Les hommes suent, la transpiration trempe leurs maillots sous leurs treillis trop épais. Le soleil ardent fait briller leurs casques du même bleu que le ciel.
— Reste pas là, p'tit gars ! me lance leur chef en pénétrant dans l'entrepôt.
Je réponds pas, je bouge pas. Où est-ce que je pourrais aller, de toute façon ? Qu'est-ce que je pourrais faire d'autre pour passer le temps ? À part traîner sous les tentes du camp et tendre l'oreille aux bruits d'explosion et aux tirs des snippers que le vent apporte parfois par-dessus les pistes à moitié défoncées de l'aéroport ?
Je préfère encore rester là, à regarder ce cachalot béant dégueuler ses tripes. Dans quelques heures, ce sera mon tour d'être avalé.
Je frissonne, j'ai froid. Malgré la chaleur étouffante qui grille la région depuis le début de l'été et la tôle brûlante du hangar qui me rôtit le dos à travers ma chemise, j'ai froid. D'un froid de vide.
Mon frère est mort.
Sa blessure au dos s'est infectée, le docteur du village n'a rien pu faire. C'est ce que Bojan m'a dit. C'est la guerre, il a ajouté, comme si ça changeait quelque chose.
Moi aussi, j'aurais dû mourir, la guerre aurait dû me prendre. J'aurais préféré. Je serais parti avec mon frère, on serait restés ensemble, comme avant.
Mais ça, Bojan a pas voulu. Il était en rogne contre les gars parce qu'ils avaient déconné dans cette grange en nous tirant dessus. Et contre le vieux toubib alcoolo qu'était pas fichu de soigner les gens, aussi. Il les a tous engueulés en hurlant qu'il nous avait pas recueillis pour qu'on se prenne des balles perdues, des coups de lame ou qu'on crève de la fièvre. C'est pour ça qu'un matin il a décidé que je devais vivre. Que la perte de mon frère, c'était déjà bien assez comme ça. Sans doute qu'il tenait pas à avoir notre mort à tous les deux sur la conscience.
Alors, il a pris le seul camion du coin en état de marche, il m'a collé dedans et on a roulé vers le sud, jusqu'à ce qu'on tombe sur ce convoi d'humanitaires qui descendait vers Sarajevo. Bojan a négocié qu'ils me prennent avec eux. Ils ont accepté, bien sûr. Un gosse...
La tête dans les mains, je plonge à la recherche de mes souvenirs. Je me rappelle plus grand-chose du voyage jusqu'au camp de réfugiés de l'ONU, je crois que j'ai tourné de l'œil bien avant d'arriver à cet hôpital de campagne où je me suis réveillé plus tard. Le médecin de l'armée m'a expliqué que j'étais tiré d'affaire, mais que je garderai une belle balafre. « Blessure de guerre, qu'il a dit, tu verras, les filles adorent ça. » Ça me fait une belle jambe ! Moi, j'aurais voulu qu'il soit là avant, au village, et qu'il sauve aussi mon frère.
La sensation d'une présence me tire d'un coup de mes réflexions. Je relève le nez vers la rouquine plantée devant moi, sa veste de treillis nouée autour des hanches et son casque de travers sur son chignon mal ficelé. Elle me regarde en souriant et je peux pas m'empêcher de lui sourire aussi dès que je la reconnais.
Sioban, elle s'appelle. Un drôle de nom pour une drôle de bonne femme. Pas jeune jeune – je pense qu'elle a l'âge d'être ma mère – mais pas vieille non plus. Sympa, mais du genre qui donne pas vraiment envie de discuter ses ordres. Pourtant, c'est pas une militaire. Elle m'a expliqué qu'elle travaillait pour une organisation irlandaise d'aide aux réfugiés, en mission avec l'ONU. Un truc comme ça... C'est elle qui s'est occupée de moi quand j'ai pu quitter l'hosto. Elle parle serbe, un peu.
— Je te cherchais, elle me dit avec son accent bizarre, ils ont commencé l'enregistrement de ceux qu'on évacue aujourd'hui. Tu devrais y aller.
Avec une grimace, je lui montre l'avion autour duquel s'affairent toujours les casques bleus.
— Ils ont pas fini de décharger, j'ai le temps.
— Pas trop. Faut que tu fasses tamponner ton dossier d'immigration. Et puis, y a pas beaucoup de créneaux de décollage. Faudra être prêt à embarquer quand ils donneront le feu vert. T'as mangé ?
Je fais non de la tête.
— T'aurais dû. Le voyage risque d'être long et je ne sais pas s'ils vous donneront un repas dans l'avion. Tiens, prends ça.
Elle me tend un paquet de biscuits militaires que j'hésite à saisir. J'ai pas faim, vraiment pas faim. Trop de nuages dans la tête. Dans quelques heures, tout sera fini. Je vais quitter mon pays et peut-être que j'y reviendrai jamais. C'est pas ce que je voulais. Moi, j'aurais préféré retourner dans le nord, rejoindre la troupe de Bojan et apprendre à me battre vraiment. Comme mon frère. Prendre sa place et venger les nôtres.
Sioban fronce les sourcils. À voir ma tête, elle doit se douter de ce que je pense et ça l'ennuie. Alors pour pas l'inquiéter, j'attrape les biscuits et je les fourre dans ma besace. Mais ça suffit pas.
— T'as pas l'air heureux de partir, elle remarque.
Pour éviter de répondre, je me concentre sur le contenu de mon sac. J'ai pas grand-chose à emporter. Quelques fringues, le dossier médical qu'on m'a donné après l'opération, la vieille boîte à thé en fer de maman... Mon couteau de chasse, celui avec une lame crénelée que le père m'a offert pour mes dix ans. Mon frère avait reçu le même. D'ailleurs, peut-être que c'est le sien, je sais plus trop... Les larmes me montent aux yeux.
Sioban s'accroupit près de moi et pose sa main sur mon bras.
— Je sais que c'est difficile, elle me dit gentiment, mais c'est le mieux pour toi. Tu vas pouvoir commencer une nouvelle vie, c'est une chance. On t'a dit où tu allais ?
— En France, à ce que j'ai compris... je lâche en m'essuyant le nez d'un revers de manche.
— Ah, c'est un beau pays ! J'aimerais bien le visiter. Un jour, peut-être, quand j'aurais fini mes missions.
— Tu repars bientôt ?
— Dans quelques semaines, je pense.
— Tu vas rentrer chez toi ?
— À Dublin, oui, sûrement. Mais avant, j'irai en Espagne, pour récupérer ma fille.
— T'as une fille ? je m'étonne.
— Oui, je l'ai laissée à Barcelone, chez son père. Il s'en occupe pendant la durée de ma mission. Elle a à peu près ton âge. Tu veux la voir ?
Je grommelle un vague oui. À vrai dire, je m'en fous pas mal, de sa fille, mais je comprends qu'elle essaye de me changer les idées et j'ai pas envie de la vexer. Elle sort son portefeuille et me montre la photo d'une gamine aux cheveux encore plus rouges que les siens. C'est con, mais, malgré moi, son sourire lumineux et ses grands yeux gris vert me mettent du baume au cœur.
— Elle est jolie... j'admets. Comment elle s'appelle ?
— Soledad. Elle a un sacré caractère, aussi. Un peu comme toi.
Un vrombissement l'empêche de préciser ce qu'elle entend par là. On tourne tous les deux la tête vers l'avion. Apparemment, le déchargement du Transall est terminé et il entame ses manœuvres pour quitter la zone de fret et rejoindre celle d'embarquement et les pistes de décollage.
— Faut vraiment que tu y ailles, me presse Sioban.
Je hoche la tête et me résigne à me lever. Elle insiste pour m'accompagner jusqu'au poste de contrôle, comme si elle craignait que je me fasse la malle. À l'entrée de la salle où s'entassent déjà une cinquantaine de candidats à l'exil, elle s'arrête pourtant, vaguement mal à l'aise. Sans doute que les adieux, c'est pas trop son truc.
— Je dois te laisser, s'excuse-t-elle, j'ai encore plusieurs personnes à aller chercher.
— Ouais, je comprends. Pas de souci.
— Tu as bien le document d'enregistrement en tant que réfugié qu'on t'a donné quand tu es arrivé au camp ?
Je la rassure d'un signe de tête et sors la paperasse de ma poche.
— Va le faire viser par le sergent, là-bas. Et surtout ne le perds pas, il te servira pour demander ton titre de séjour quand tu arriveras en France.
J'acquiesce de nouveau.
— Bon ben... salut, alors. Bon voyage et... bonne chance.
— Salut, je m'étrangle, la gorge nouée, et... merci pour tout.
Brusquement, elle me serre dans ses bras et puis, elle tourne les talons. Je veux pas la regarder s'éloigner, pas la voir disparaître. Sans même un regard en arrière, je rentre dans la salle. Quand faut y aller... Je me faufile jusqu'au sergent et lui tends mes papiers. Il y jette un rapide coup d'œil, les sourcils froncés.
— C'est vraiment des bons à rien, à l'immigration, grommelle-t-il, pas fichus de remplir correctement un formulaire ! Il manque la moitié de ton nom... T'as une autre pièce d'identité, gamin ?
Je secoue négativement la tête, un peu paniqué. J'ose à peine le regarder. Je sais pas trop pourquoi, mais il me fait un drôle d'effet, ce gars-là. C'est peut-être à cause de son teint mat qu'est clairement pas d'ici... De son crâne rasé sous le béret bleu et de son visage aussi figé que celui d'une statue, aussi. Tellement lisse que je suis pas capable de lui donner un âge.
À moins que ce soit ses yeux verts brillants qui me fixent sans ciller. Ou l'espèce de cobra tatoué sur son avant bras... On dirait un de ces trucs égyptiens, comme dans cette BD que le père nous avait rapportée de la foire, une fois. Le « Mystère de la Grande Pyramide », je crois que ça s'appelait.
— Bon, c'est pas grave, il reprend. C'est quoi ton nom complet, mon garçon ?
Finalement, il me sourit d'un air bienveillant, il pense sans doute que j'ai peur de pas pouvoir partir. Stylo en main, il attend ma réponse pour compléter le document.
— Alors ?
Je regarde fixement la case vide sur le papier. Vide comme la place de mon frère.
— Miljanic, m'sieur... je réponds. Jannek Miljanic.
- FIN -
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