- Chamane -
Piémont Italien.
36 000 av. J.C.
Depuis l'intérieur de la grotte, j'aperçois Jaauga, assis devant l'entrée sur une pierre plate. Il se prépare à se battre, sa silhouette noire se découpe sur le ciel du crépuscule et les derniers rayons du soleil lui font comme une couronne dorée au-dessus de la tête. J'y vois le signe que le Prince du Ciel lui sera favorable, mais est-ce que ça suffira ?
Le combat va être terrible, seul le meilleur survivra. Son adversaire est plus fort et plus expérimenté que lui et il a déjà vaincu beaucoup de guerriers...
Jaauga le sait et moi aussi. Pourtant, il faut qu'il gagne !
Parce que les esprits me l'ont dit. Je les ai entendus dans le souffle du vent à travers les branches et le bruit des ruisseaux sur les pierres, dans le grondement du tonnerre et le crépitement des flammes du feu de camp, le chant des oiseaux et le murmure des bêtes.
Ils m'ont dit que nous devons partir, sinon nous périrons tous.
Le gibier commence à se faire rare sur notre territoire, les prédateurs se multiplient et des groupes hostiles venus du sud menacent nos frontières. Si nous voulons survivre, nous devons chercher de nouvelles ressources. La tribu doit migrer vers l'ouest et partir à la conquête des terres inexplorées de l'autre côté des montagnes.
Mais Ixa, notre chef, n'est pas d'accord. Lui, il veut qu'on reste dans cette vallée étroite où on s'est installé il y a maintenant de nombreuses lunes. Il dit que nos guerriers sont braves et que c'est suffisant pour repousser nos ennemis. Moi, je pense qu'il se trompe. Les envahisseurs se montrent de plus en plus hardis, ils sont plus forts et mieux nourris que nous et, surtout, beaucoup plus nombreux. Si la guerre éclate, on se fera tous massacrer.
J'ai voulu prévenir le conseil, mais Ixa a refusé d'entendre mon avis. Il dit que les femelles et les enfants n'ont pas leur mot à dire et c'est ce que je suis à ses yeux : une fille d'à peine douze cycles qui doit rester à sa place.
Les autres n'ont pas protesté, même l'Ancienne est restée silencieuse. Tous ont peur d'Ixa. Même si la vieille chamane m'a désignée pour lui succéder, même s'ils craignent mes pouvoirs, ils redoutent encore plus la colère du chef. Personne n'a osé contester sa décision.
Personne, sauf Jaauga.
Lui n'est pas une brute épaisse et bornée comme Ixa. Il a compris qu'il fallait qu'on parte avant qu'il ne soit trop tard et ne pas attendre bêtement que les étrangers nous submergent. C'est pourquoi il a défié le chef. Tout à l'heure, il va l'affronter dans un combat à mort.
— Je dois gagner, Ayii ! m'a-t-il affirmé. Si je suis victorieux, je prendrai la tête du clan selon nos lois. Je pourrai alors vous guider loin d'ici. Le voyage sera dangereux, sûrement, mais on y arrivera et... toi aussi, tu seras en sécurité.
Il n'en a pas dit plus, mais j'ai bien compris à quoi il pensait. Je serai bientôt mature. Jusqu'à maintenant, aucun mâle de la tribu n'a osé me revendiquer pour sienne, mais ça viendra. Ixa sera le premier. Il fait semblant de me mépriser, mais il convoite mes pouvoirs. Il espère se les approprier en s'accouplant avec moi, ou à tout le moins en doter sa descendance.
C'est aussi pour ça que Jaauga a décidé de se battre. Pour me protéger. S'il remporte la victoire, il pourra faire valoir ses droits sur les femelles du clan et je serai définitivement à l'abri de toutes les convoitises.
Mais pour ça, il faut d'abord qu'il parvienne à vaincre Ixa. Et même s'il est fort et courageux, il aura besoin d'aide.
Assise en tailleur, je contemple la paroi de la grotte où j'ai peint les figures des Grands Esprits. Ce sont eux qui m'ont enseigné tout ce que je sais. Eux qui murmurent dans les branches des grands arbres et m'ont révélé les secrets des herbes qui guérissent et de celles qui provoquent le sommeil. Qui m'ont appris à capturer le feu du ciel en choquant les pierres sacrées, pour que le clan bénéficie de la chaleur et de la protection d'un foyer.
L'Ours puissant, le Loup ombrageux, le Buffle solide, le Grand Aigle des sommets... Et le plus rusé et le plus fier d'entre eux, le Léopard des Neiges à la griffe acérée. C'est lui que j'ai appelé pour qu'il prête sa force à Jaauga. Il m'a répondu dans la transe.
— Ton ami n'est pas chaman, fille des Hommes Sages, m'a-t-il dit, il doit d'abord faire ses preuves. Qu'il vienne et affronte un de mes fils et s'il s'en montre digne, je l'aiderai.
Alors, il y a trois nuits, Jaauga est parti seul dans la montagne. Quand il est revenu, au matin, il n'a rien voulu me dire, mais il m'a rapporté quatre griffes de léopard et m'a demandé d'en faire une arme.
J'ai obéi, j'ai tanné et cousu une peau pour fabriquer un gant solide sur lequel j'ai fixé les griffes avec la résine du grand séquoia. Il s'adapte parfaitement à la main du jeune guerrier et dote son poing d'un prolongement meurtrier. Une arme étrange et inattendue, mais qui, s'il l'utilise bien, pourra infliger de redoutables blessures.
Je rejoins Jaauga à l'extérieur ; maintenant, la nuit est complètement tombée. Il est l'heure. En contrebas, le clan s'est rassemblé autour de l'esplanade dégagée au pied des grottes. Des cairns de pierres ont été dressés et des torches, plantées sur chacun d'entre eux, éclairent l'espace sablonneux d'une lumière tremblante. Des cris d'impatience s'élèvent dans le soir.
Jaauga se lève, il saisit sa courte lance terminée par un biface soigneusement aiguisé, contemple sa main gainée de cuir et fait jouer ses doigts terminés par les griffes effilées du félin. Un instant, il me semble voir luire dans ses yeux bruns le regard doré du Léopard et cela me rassure un peu. Avec détermination, il descend vers la lice.
Ixa s'y trouve déjà, son torse musclé orné de peintures rituelles d'un jaune agressif. D'un geste nonchalant, il balance une lourde massue de bois noueux. Il toise son adversaire avec mépris, convaincu de sa supériorité. Les deux combattants se placent chacun à une extrémité de l'arène. Tout autour, les membres du clan s'assoient dans la poussière et font silence. Je m'installe en retrait, j'ai fait ce que je devais faire, la suite ne m'appartient plus.
L'Ancienne lève le bras, Ixa a à peine attendu le signal indiquant le début du combat. Déjà il charge, sa massue brandie à deux mains. Il est plus lourd et plus puissant que Jaauga, mais celui-ci possède une vitesse et une agilité supérieures. D'un bond souple, il esquive le coup. Le gourdin s'abat dans la poussière sans l'atteindre. Ixa pousse un grognement de frustration. Il repart aussitôt à l'attaque. Il n'a même pas remarqué que la griffe du Léopard a marqué sa cuisse gauche de longs sillons sanglants.
Les assauts se succèdent, Jaauga a parfaitement compris que le poids et la carrure massive du colosse lui donneraient l'avantage dans un affrontement au corps à corps. En revanche, ils ralentissent ses réactions et réduisent considérablement sa mobilité. Aussi s'attache-t-il à fatiguer son adversaire par des courses et des volte-faces incessantes. Chaque fois qu'il le peut, il place un coup de griffe fulgurant qui atteint presque toujours sa cible.
Il suit mes conseils, c'est bien. Ixa se montre de moins en moins véloce. Son corps est à présent marqué de nombreuses zébrures rouges. Ses mouvements deviennent incertains, son regard vague, il secoue la tête de droite à gauche comme s'il peinait soudain à se repérer. Intrigué, Jaauga l'observe tandis qu'il erre au hasard d'un bout à l'autre de l'arène d'un pas chancelant. L'assemblée, figée dans un profond silence, considère ce comportement étrange avec un mélange de surprise et d'incompréhension. Quand il heurte accidentellement l'une des torches et que tout son corps s'enflamme d'un coup, le silence se brise sur une clameur stupéfiée.
Accroupie sur mes talons, je regarde la silhouette incandescente du chef s'effondrer dans la poussière et m'autorise un sourire. Doucement, je me mets à fredonner une mélopée reconnaissante. Un chant de remerciement pour l'Esprit du Léopard qui a offert ses armes à Jaauga.
Et qui m'a dit d'enduire ses griffes avec l'onguent qui fait dormir et de mêler aux peintures de guerre d'Ixa cette poudre jaune qu'on trouve près des sources chaudes, celle qui sent mauvais et s'embrase au contact du feu.
Du soufre, ça s'appelle.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro