9- D'un psychopathe et d'un plat à gratin
Seine-Saint-Denis, Le Blanc Mesnil,
Quartier sud.
Jeudi 4 février 2019
Deux heures du matin. La petite rue où habitait la secrétaire a des allures de fête foraine dans le scintillement des gyrophares massés devant le modeste pavillon. Avec avidité, les riverains observent la scène penchés à leurs fenêtres. Au portail de la maison voisine, Nadjet Hachem achève d'interroger un trentenaire sri lankais au visage grisâtre d'effroi. C'est lui qui a découvert le drame et donné l'alerte.
Jannek Miljanic observe, la mine fermée, les agents de la force publique qui emportent sur un brancard le corps sans vie de Geneviève Leclerc. Son adjointe revient vers lui, épaules basses et visage crispé, et lui résume la déposition du témoin principal.
Un peu après minuit, lassé d'entendre le chien qui hurlait à la mort au fond de l'impasse en empêchant tout le monde de dormir, il s'était résolu à aller demander poliment à sa maîtresse de bien vouloir le faire taire.
Il avait trouvé la porte du pavillon entrouverte et remarqué sur le seuil une large flaque de liquide sombre qui ressemblait à du sang. Personne n'avait répondu à son coup de sonnette. De crainte que la propriétaire n'ait eu un accident, il s'était prudemment aventuré dans le vestibule obscur. Une vague lueur et les aboiements du chien l'avaient guidé vers la cuisine.
La scène d'horreur avait failli le faire vomir. Entouré de bougies tremblotantes, le corps dénudé de Geneviève Leclerc reposait sur la table, la gorge fendue d'une large entaille béante et le bas-ventre ouvert. Du sang avait dégouliné tout autour, maculant le sol et la toile cirée. Posée à ses pieds, dans un récipient en terre cuite, une chose à moitié carbonisée fumait encore, exhalant une épouvantable odeur de viande brûlée. Le museau levé vers sa maîtresse, le scottish terrier continuait à hululer sans interruption. Terrorisé, le pauvre homme s'était rué à l'extérieur et avait aussitôt appelé la police.
— Il est encore sous le choc, conclut Nadjet, les pompiers vont le conduire aux urgences pour qu'il voit un psy.
Jannek approuve d'un signe de tête, les yeux dans le vague. Gyrophares, cadavre, neige. Rapport circonstancié de Nadjet, scène de crime, témoin effondré, victime éventrée, neige... Écho.
— Est-ce qu'il a vu autre chose ? demande-t-il. Des allées et venues anormales dans la soirée ? Des individus suspects ? A-t-il croisé quelqu'un quand il est allé chez Geneviève Leclerc ?
Sa propre froideur, ses poings serrés dans les poches de son blouson, sa mâchoire crispée. Échos.
Passé.
Il l'a reconnue, bien sûr. Il la voyait régulièrement lorsqu'il accompagnait Nikola au CMP où elle venait tout juste de prendre ses fonctions. Agréable, enthousiaste, toujours prête à discuter. Elle lui tenait compagnie pendant qu'il attendait son frère. Bien souvent, elle l'avait aidé à remonter son moral vacillant.
Curieuse.
Nadjet lui répond, inconsciente de ses réminiscences :
— A priori, non. À part le chien qui gueulait comme un putois, il n'a rien remarqué de particulier. Ou alors, il ne s'en souvient pas. Il est sacrément secoué.
— Oui, sans doute... Il faudra l'interroger de nouveau quand il aura repris ses esprits.
Distance.
— Ça peut prendre du temps, objecte Nadjet, ce qu'il a vu l'a traumatisé.
— Il finira bien par s'en remettre...
Elle le fixe, le sourcil levé. Perplexe. Une pointe d'étonnement, un soupçon de réprobation. Est-ce que son absence d'empathie la surprend ? Elle le connaît, pourtant. L'étalage des sentiments n'a jamais été son fort.
— On peut le comprendre, quand même ! proteste-t-elle. Vous avez vu ce qu'on a fait à Geneviève Leclerc ? Le légiste dit, qu'à première vue, le tueur lui a retiré l'utérus avant de le brûler dans un plat à gratin !
Sa voix s'étouffe, bien loin de son volume sonore habituel. Le visage de Jannek se renferme un peu plus. Oui, il a vu. Évidemment.
Du sang, des mutilations.
— Égorgée et éventrée, souffle Nadjet, comme le docteur Gruber...
Comme Gruber. Jannek lui glisse un regard en biais ; pour elle, il semble déjà acquis qu'il s'agit du même assassin.
— Pour moi, c'est un dingue ! affirme la jeune femme.
Inspiration. L'air glacé lui brûle les poumons. L'odeur de neige boueuse se mêle aux relents de fumée âcre, au parfum écœurant de cire molle des bougies qu'il a inhalés dans la cuisine de Geneviève Leclerc et lui tapissent encore la bouche. La nuit sent la mort. De ces nuits opaques qui révèlent au lever du jour toutes les atrocités qu'elles ont couvertes de leur ombre et laissent sur la langue un goût de sang et de cendre.
Il hésite. C'est le moment ou jamais ; soit ça passe, soit ça casse.
Il raconte la visite de Soledad Del Pozzo. Les textes étranges produits par les patients de Gruber, le rituel égyptien, les similitudes avec le meurtre du psychiatre... Nadjet le dévisage, les yeux écarquillés.
— Le docteur aurait été... sacrifié selon un rite divinatoire vieux de plusieurs millénaires ? Patron, vous êtes sérieux ?
Il perçoit son incrédulité, la même que celle de la linguiste. Plus intense encore, peut-être, car son adjointe le connaît. Elle sait qu'il est carré, rationnel. Ce qui l'étonne le plus n'est sans doute pas la possibilité d'un lien entre le texte égyptien et la mort de Gruber mais que lui puisse sérieusement envisager cette éventualité.
— Je n'ai pas dit qu'il a été sacrifié, nuance-t-il, juste qu'il existe certaines analogies. Et maintenant, on a un deuxième meurtre avec une mise en scène macabre qui, cette fois, n'est sûrement pas une coïncidence.
— Je vous l'ai dit, c'est un cinglé !
— Un cinglé, possible... Mais qui pourrait s'être inspiré des textes écrits par ces enfants.
Nadjet conserve un instant le silence. Il lui laisse le temps de réfléchir. Il devine, à ses sourcils froncés, à son visage concentré, qu'elle passe sa proposition au crible de son sens critique. Ne pas la brusquer.
— Donc, après Gruber, ce malade aurait reproduit ce rituel sur sa secrétaire... expose-t-elle d'un air à demi convaincu. Dans le texte que vous a montré cette Del Pozzo, il était question de faire brûler des utérus ?
— Pas que je sache, mais peut-être que ça faisait partie des pratiques divinatoires égyptiennes. Il faudrait poser la question au docteur Del Pozzo.
— Admettons, mais pourquoi ? Pourquoi Gruber et, maintenant, Geneviève Leclerc ? Ce serait quoi, le mobile ?
— Si c'est un déséquilibré, il n'a pas forcément besoin d'un mobile spécifique pour justifier un passage à l'acte. Mais d'après la linguiste, Gruber enquêtait sur le comportement bizarre de ses patients. Quant à Geneviève...
Il marque une pause, son visage se rembrunit, il secoue la tête avec une expression désolée.
— Si ça se trouve, elle savait quelque chose qui a poussé l'assassin à la supprimer. J'ai été négligent...
Nadjet lui adresse un regard interloqué.
— Comment ça ? On ne pouvait pas deviner ! Elle ne nous a jamais parlé de cette histoire de textes quand nous avons pris sa déposition.
— Mais elle était au courant de leur existence ! Je... je suis retourné au CMP cet après-midi pour l'interroger à ce sujet. Mais apparemment, je n'ai pas posé les bonnes questions.
Les traits de Nadjet s'adoucissent, empreints de compassion. Elle ne s'arrête pas sur sa démarche dont il a omis de l'informer et pose sur son avant-bras une main apaisante.
— Vous n'avez rien à vous reprocher, Patron ! Si elle avait su un truc chelou à propos de ces textes ou du meurtrier, elle vous en aurait parlé. Et puis, elle ne se sentait pas menacée. Son voisin dit qu'il l'a croisée en rentrant chez lui vers vingt-deux heures, elle était sortie faire pisser son chien. Elle ne serait sûrement pas allée se balader toute seule en pleine nuit si elle avait craint quelque chose !
— Elle n'avait sans doute pas conscience du danger, ni même peut-être de détenir des informations importantes...
— Ouais, ben alors, elle risquait pas de vous en parler ! En tout cas, une chose est sûre : c'est la deuxième personne du CMP qui se fait massacrer. Vous ne pensez pas qu'on devrait mettre toute l'équipe de Gruber sous protection ?
Jannek se détend légèrement. Il n'est pas dupe de sa tentative pour le déculpabiliser en lui suggérant un moyen de reprendre l'initiative. Il esquisse un pâle sourire.
— Ça va être compliqué, objecte-t-il. On n'a pas assez d'effectif pour mettre un agent derrière chaque personnel du CMP.
Petite pause. Il la gratifie d'un haussement d'épaules désabusé.
— Mais vous avez raison. Les deux victimes ont été agressées alors qu'elles se trouvaient seules, le soir, dans un endroit désert. Ils doivent déjà éviter de se placer dans une situation similaire. Il faut les prévenir et le plus tôt sera le mieux !
Le lieutenant Hachem affiche une mine déconfite. Ça signifie évidemment qu'ils vont devoir contacter tous les collaborateurs de Gruber et leur enjoindre de se tenir sur leurs gardes. Et le plus tôt, ça veut dire tout de suite ! Adieu l'espoir de retourner tranquillement se lover sous sa couette. Elle doit se dire qu'elle aurait mieux fait de se taire. Jannek poursuit, donnant ses ordres avec sa distance et sa rigueur habituelles.
— Procédure standard en ce qui concerne la scène de crime. Relevé d'empreintes et tutti quanti. Pour le reste... J'essayerai de joindre le docteur Del Pozzo, tout à l'heure. Juste pour savoir si les mutilations qu'on a infligées à Geneviève Leclerc lui évoquent quelque chose.
— OK, chef ! acquiesce son adjointe avec résignation. Et sinon... Qu'est-ce qu'on fait du chien ?
— Quel chien ?
— Celui de Geneviève Leclerc, on ne peut pas le laisser dehors ! Il va continuer à ameuter tout le quartier avec ses hurlements.
Jannek considère l'animal qu'un agent a récupéré. Il est allongé en travers de la porte et persiste à gémir sur un ton lancinant. Il s'approche, le terrier redresse la tête et montre les crocs.
— Il a peur, constate Nadjet, lui aussi est traumatisé.
— On l'emmène ! décide-t-il. Après tout, c'est probablement le seul qui ait vu l'assassin...
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