8- D'une sentence et de pipi de chien
Seine-Saint-Denis, Le Blanc Mesnil,
Quartier sud.
Mercredi 3 février 2019
Dans la cuisine de son petit pavillon, Geneviève Leclerc achève de mélanger les ingrédients de la salade composée destinée à son dîner. Elle goûte le plat et rectifie l'assaisonnement d'une pointe de sauce soja. La secrétaire du docteur Gruber écarte une mèche de cheveux qui lui tombe devant les yeux et pousse un soupir de lassitude.
Depuis la mort horrible de son patron, le CMP est fermé et elle éprouve une désagréable impression de vide et d'inutilité. Elle, qui depuis des années consacre la majorité de son temps à ce lieu de soins, sent son existence basculer dans une vacuité sans fond. Heureusement, le commandant Miljanic lui a assuré que les consultations pourraient bientôt reprendre.
Elle espère sincèrement que le policier arrêtera très vite l'assassin de ce pauvre docteur. Au moins, est-elle convaincue qu'il y consacrera toute son énergie. Il avait fréquenté le centre, autrefois...
Elle se souvient parfaitement de lui. Elle était toute jeune alors et venait juste d'obtenir ce poste de secrétaire. C'était un garçon sympathique. Un peu perturbé, certes, mais on le serait à moins ! Il était très proche du docteur Gruber, à l'époque. Et il s'est déplacé en personne quand ces petits crétins ont brûlé les poubelles du CMP, en octobre dernier. C'est un homme consciencieux, elle peut lui faire confiance. Il aura à cœur d'appréhender le meurtrier et mettra tout en œuvre pour y parvenir.
C'est pour cette raison qu'elle n'a pas hésité à retourner au CMP cet après-midi, lorsqu'il le lui a demandé. Il voulait examiner les dossiers des patients suivis par le psychiatre.
Normalement, il aurait fallu tout un tas d'autorisations pour les consulter. Ce sont des documents couverts par le secret médical et qui, en outre, concernent des enfants mineurs. Mais le commandant lui a expliqué qu'attendre l'accord des autorités compétentes risquait de lui faire perdre un temps précieux pour son enquête. Aussi lui a-t-elle ouvert les fichiers sans discuter.
Il s'intéressait tout particulièrement aux dossiers contenant des reproductions d'écritures anciennes. Il lui a posé plusieurs questions à ce sujet : qui était au courant au CMP ? Gruber avait-il découvert une explication à cette étrange marotte manifestée par certains de ses patients ? Avait-elle déjà rencontré la linguiste qu'il avait contactée ?
Geneviève connait l'existence de ces textes, évidemment. C'est elle qui classe les dossiers. Elle y a plusieurs fois rangé ces « pages d'écriture » inattendues. Mais, en dehors du docteur, elle n'a jamais entendu personne y faire allusion au sein du CMP. Les parents devaient être au courant... Et sûrement aussi Monsieur Anagbi, l'instituteur des enfants. En revanche, elle ignorait totalement que son patron avait entrepris des recherches à ce sujet et embauché une spécialiste.
Apparemment satisfait de ses réponses, le commandant Miljanic est reparti en fin d'après-midi après avoir fait de nombreuses photos des textes avec son portable. Ensuite, elle en a profité pour remettre un peu d'ordre dans les affaires du psychiatre. C'est en s'acquittant de cette tâche qu'elle a découvert un cahier oublié par Noah. Gruber l'avait rangé avec les imagiers qu'il utilisait pendant les thérapies.
Geneviève fronce les sourcils à ce souvenir. Elle songe tristement à la mère du garçon. Leïla s'acharne toujours à le faire travailler à la maison. Elle ne peut se résoudre à admettre que son fils ne pourra jamais suivre une scolarité ordinaire. Elle reste convaincue qu'en dépit de son trouble, il possède des capacités intellectuelles tout à fait normales.
Bien sûr, il faut reconnaître que Noah manifeste des compétences inattendues. Au moins dans le domaine artistique. La preuve, tous ces jolis symboles égyptiens qu'il dessine un peu partout. Le petit cahier qu'elle a trouvé en était plein. Des pages entières, minutieusement calligraphiées.
Avant de rentrer chez elle, Geneviève a fait un détour par l'école spécialisée de Noah à l'heure de la sortie. Elle savait que Leïla viendrait chercher son fils et qu'elle pourrait lui restituer le cahier. Comme elle s'étonnait de la réelle qualité du travail, la mère du garçon s'est écriée avec fierté :
— Oh, Noah a toujours été très doué en dessin ! Et il a une mémoire visuelle extraordinaire ! Je suis sûre qu'il a pris comme modèle les hiéroglyphes que nous avons pu admirer pendant nos vacances en Égypte, l'été dernier.
Geneviève n'a pas insisté, tant l'illusion que nourrit Leïla à l'égard des capacités de son fils semble vitale pour son équilibre. La mine embarrassée de l'instituteur l'a d'ailleurs confortée dans cette opinion.
Elle fronce les sourcils. On peut dire ce qu'on veut, ce gamin ne sera jamais tout à fait comme les autres. Il y avait autre chose dans ce fameux cahier. Une phrase dans la marge, à côté de ses derniers dessins de hiéroglyphes. Écrite au feutre rouge, en lettres maladroites.
« Redoute les ombres »
Voilà bien une drôle de formule ! Enfin... drôle, ce n'est peut-être pas le terme exact. Où est-ce que Noah a bien pu aller pêcher ça ? On dirait une espèce de prophétie maléfique ou la réplique culte du grand méchant dans l'une de ces séries fantastiques dont se goinfrent les ados d'aujourd'hui. Mais ça l'étonnerait beaucoup que Leïla laisse son fils regarder ce genre de programme.
Elle hausse les épaules avec fatalisme et s'apprête à disposer son assiette sur un plateau, lorsqu'un jappement sonore la rappelle à l'ordre. À ses pieds, le scottish terrier noir sautille frénétiquement. Geneviève jette un regard par la fenêtre de la cuisine. De gros nuages boursouflés encombrent le ciel et se découpent dans la lumière de la lune. Quelques flocons passent mollement devant la vitre.
— Il se remet à neiger, remarque-t-elle avec ennui. Tu as raison, Billy, on devrait sortir maintenant avant que ça ne tombe davantage ! Je dînerai après.
Elle passe dans le vestibule, attrape son manteau et ses clefs et fixe la laisse au harnais du chien.
Sa petite maison n'a pas de jardin et donne directement sur le trottoir au fond d'une impasse. C'est un quartier pavillonnaire dans le sud du Blanc Mesnil. Il est encore assez tranquille, malgré l'ombre en arrière-plan de cités à la réputation sulfureuse.
Les voisins immédiats de Geneviève sont chez eux, comme en témoigne la lumière filtrant par les fenêtres. Un peu plus haut dans l'impasse, les pavillons les plus vastes abritent désormais plusieurs familles tamoules. Ce sont des gens discrets qui ne trainent guère dehors une fois leur journée de travail terminée. À l'heure du dîner, la rue est déserte.
L'unique lampadaire, planté à l'entrée de l'impasse, diffuse une lumière fumeuse. Celle-ci dépasse à peine les premières habitations et n'atteint pas la porte de Geneviève. Habituellement, cela ne la dérange pas. Elle connait par cœur le moindre pavé disjoint. Mais, avec l'offensive du verglas, elle craint de se rompre le cou en sortant son chien dans l'obscurité.
Billy tire sur sa laisse avec impatience, pressé de satisfaire ses besoins naturels. Elle descend les quelques marches de son perron et commence prudemment à remonter la rue. Le froid est de nouveau très vif. Elle frissonne. Ses mains sont glacées et elle regrette de ne pas avoir pensé à enfiler ses gants.
Mais il n'y a pas que ça. Elle se sent mal à l'aise, angoissée. Sans doute le contrecoup des évènements des jours précédents. Le meurtre du docteur Gruber, la fouille du CMP par la police. Et cette phrase dans le cahier de Noah...
Redoute les ombres.
L'injonction écarlate tournoie dans son esprit. Pourquoi le garçon a-t-il écrit cela ? Ça l'a tracassée toute la soirée. Elle a même failli appeler le commandant Miljanic pour lui en parler, mais il a sûrement autre chose à faire qu'apaiser son anxiété. Et puis... Elle l'a senti tendu lors de sa visite, cet après-midi. Fatigué, aussi. Il ne se souvenait pas qu'ils s'étaient rencontrés à l'époque où il venait au CMP. Le surmenage, sans doute. Et la pression de l'affaire Gruber. Ce n'est vraiment pas le moment de l'importuner avec des bêtises.
Au pire, elle pourra toujours appeler le commissariat demain et parler à son adjointe. Une idée qui la rassure un peu sans pourtant l'apaiser tout à fait. Elle éprouve encore un vague sentiment d'insécurité. La nuit et le froid, probablement.
— Dépêche-toi, Billy ! intime-t-elle en tirant sur la laisse.
Le chien lève consciencieusement la patte contre le portail du voisin. Il prend tout son temps pour se soulager, avant de revenir enfin vers elle. Soudain, il se fige brusquement, dresse l'oreille et émet un bref grondement. Un craquement sec a retenti tout près, sur la gauche. Geneviève a également sursauté et scrute l'obscurité de la rue devant elle. Il lui semble vaguement distinguer une ombre qui glisse le long de la haie de la propriété voisine.
Sûrement un chat... suppose-t-elle pour se rassurer.
— Allez viens, Billy ! On rentre !
Tirant vigoureusement sur la laisse, elle tourne les talons pour regagner son domicile. Le chien résiste, grognant toujours.
— Ça suffit ! insiste-t-elle d'un ton pressant. C'est un chat !
Mais Billy continue de regimber et émet un jappement étouffé. Agacée, elle jette un bref regard par-dessus son épaule et se fige. Une silhouette sombre et massive se profile à quelques mètres derrière elle, semblant jaillir du néant. Son cœur s'emballe. Un brusque afflux de sang lui brûle les oreilles. Une bouffée d'angoisse lui serre la gorge, irradie dans ses mâchoires et tétanise ses muscles.
— Bonsoir, Madame Leclerc ! lâche une voix familière. Salut, Billy ! Faites attention, ça glisse un max !
— Bon...bonsoir... bafouille Geneviève. Oui, merci... Je suis prudente !
Elle expulse l'air de ses poumons contractés dans un grand soupir de soulagement. Est-elle stupide ? Qu'a-t-elle imaginé ? Ce n'est que son voisin, emmitouflé dans une grosse doudoune, qui rentre chez lui ! Il lui adresse un signe amical de la main en poussant le portillon avant de disparaitre dans son jardin.
— Allez, Billy, on y va ! s'exclame-t-elle en entrainant le chien. Assez d'émotions pour ce soir !
Geneviève brandit sa clef pour ouvrir sa porte d'entrée. Elle perçoit un bruit léger de course derrière elle, le chien aboie. Elle n'a pas le temps de se retourner avant de sentir à hauteur de son cou comme une étrange caresse. Elle porte la main à sa gorge, écarquillant des yeux incrédules devant l'épais liquide sombre qui lui dégouline le long des doigts.
La lune, un instant libérée de sa chape de nuages, allume un bref scintillement sur la longue lame crénelée qui semble générée par les ténèbres elles-mêmes. Elle glisse mollement sur le sol, la joue appuyée à la lourde porte de chêne. Ses doigts se desserrent, lâchent la laisse. Billy s'échappe en jappant le long de la ruelle.
Redoute les ombres.
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