5- De cheveux rouges et de calligraphie
Seine-Saint-Denis, Le Blanc Mesnil,
Commissariat.
Mercredi 3 février 2019
— Commandant, y a une... dame à l'accueil qui dit que le lieutenant Hachem l'a convoquée. Mais Nadjet est pas là, elle vient juste de partir sur une opé urgente.
Campée devant le guichet, Soledad Del Pozzo gratifie la préposée d'un regard noir. Son hésitation à prononcer le mot dame ne lui a pas échappé. Pas plus que l'expression de suspicion réprobatrice avec laquelle elle l'a scrutée des pieds à la tête.
Sûr qu'à ses yeux sa tignasse écarlate, ses cuissardes à talons aiguilles et sa houppelande de fourrure hirsute aux longs poils d'un vert moiré ne la classent pas dans la catégorie des femmes respectables. Pour autant son look déjanté, couplé à un ton péremptoire et une ou deux œillades assassines, instillent en général auprès des gens comme il faut une pointe de méfiance craintive. Des fois qu'elle serait dangereuse...
La blondasse revêche ne fait pas exception à la règle. En bonne subalterne, elle s'est dépêchée de refiler à son chef le soin de gérer un potentiel esclandre. Un chef qui n'a pas l'air ultra commode. À travers le téléphone, que l'agente tient avec prudence loin de son oreille, Soledad perçoit les aboiements d'une voix masculine.
— Ouais, et alors ? Dites à cette personne de l'attendre ! Ou de repasser plus tard.
— C'est ce que j'ai fait, mais elle insiste ! plaide la fonctionnaire d'un ton geignard. Elle dit qu'elle est venue exprès de Paris et qu'elle a autre chose à fou... enfin, qu'elle est très occupée. Et... elle prétend que c'est au sujet du docteur Gruber.
Le silence s'étire à l'autre bout du fil. Soledad ne parvient pas à capter la réponse de l'homme. Au bout de quelques secondes, cependant, la policière raccroche et désigne d'un coup de menton l'escalier au fond du hall.
— Le commandant va vous recevoir, indique-t-elle, visiblement soulagée de se débarrasser de l'intruse. Premier étage, le bureau au fond du couloir.
Soledad enquille les marches étroites et grinçantes quatre à quatre, bien décidée à expédier le plus vite possible les formalités assommantes de cette convocation. Elle a déjà perdu assez de temps à trouver ce commissariat paumé de banlieue. Tout ça pour venir s'expliquer sur ses relations avec un psychiatre du coin qui avait sollicité son expertise quelques mois plus tôt.
Des informations qu'elle aurait fort bien pu donner par téléphone. Mais le flic qui l'a contactée la veille ne semblait pas de cet avis. Apparemment, le médecin a eu la malchance de passer l'arme à gauche. Et pas de manière naturelle, il s'agit d'une enquête pour meurtre.
En haut de l'escalier, elle débouche dans un long couloir sous la lumière fuligineuse de plafonniers essoufflés. Des plantes vertes souffreteuses et quelques affiches fanées tentent vainement d'égayer les lieux, des chaises dépareillées s'alignent le long des murs. Elle fronce le nez. Le vague effort pour moderniser l'endroit semble se limiter à l'accueil du rez-de-chaussée. On se croirait dans un roman de Simenon, il ne manque que le crépitement des machines à écrire et l'odeur de la clope.
Un homme émerge d'une pièce à l'autre extrémité du corridor et lui fait signe d'approcher. Sans doute le maître des lieux dont elle a entendu tout à l'heure le timbre mélodieux. Soledad se dirige vers lui avec la détermination du chasseur qui s'apprête à affronter un ours. Ses talons claquent sur le parquet usé. Focus sur l'adversaire.
Des cheveux blonds en bataille, un T-shirt gris à manches courtes tout simple tendu par des épaules larges, un jean délavé, des grosses bottes en croûte de cuir râpées. Des biceps noueux et pas un poil de graisse. L'homme entretient sa forme physique, mais se fiche clairement de son allure vestimentaire. Il parait à peine plus âgé qu'elle, dans les trente-cinq, elle dirait. Un peu plus, peut être... Mais son visage aux angles rudes trahit une certaine lassitude et la fatigue accumulée du type qui dort peu et mal.
Elle sent qu'il la jauge, lui aussi. Elle s'arrête à un mètre et le toise ; dans son regard gris bleu, elle décèle une brève lueur d'étonnement mêlée d'intérêt. L'un des coins de sa bouche se relève d'un sourire.
— Jannek Miljanic, se présente-t-il, commandant de la brigade du Blanc Mesnil. Madame ?
— Docteur Soledad Del Pozzo, maître de conférence à l'Université Paris Descartes.
Elle lui tend avec grâce sa main gainée d'un long gant de cuir fauve à crispin qu'il hésite une seconde à serrer. Eh bien ? Croit-il qu'elle s'attend à un baisemain ? Elle s'empresse de le détromper et achève son geste élégant par un solide écrasement de phalanges.
— Entrez.
Injonction lapidaire et sans fioritures. Pas même un petit « Je vous en prie ». Ni son titre ni sa poigne énergique ne semblent l'impressionner. Il la précède vers son antre, marque un infime arrêt sur le seuil comme s'il songeait soudain à lui céder le passage, n'en fait rien. Il s'installe derrière le rempart protecteur de son bureau réglementaire et d'un signe de tête l'invite à s'asseoir.
Soledad s'exécute, prend le temps d'ôter ses gants et de se mettre à l'aise. Du coin de l'œil, telle une chatte à l'affût, elle en profite pour détailler la tanière du fauve.
Des dossiers tirés au cordeau dans des bannettes soigneusement étiquetées – la pile « à classer » nettement plus haute que celle « à traiter » – un agenda ouvert à la page du jour à côté du téléphone, un bloc note et un stylo prêts à l'emploi à gauche de l'ordinateur. Quelques ouvrages juridiques bien rangés sur une vieille étagère.
Pas d'arme de service en vue. Elle est prête à parier qu'il la conserve dans un tiroir, à portée de sa main, mais pas de celle des visiteurs.
Efficace, organisé. Prudent.
Elle songe au capharnaüm de son propre bureau, à sa bibliothèque débordant de revues et de livres anciens abondamment post'ités, au nombre incalculable de feuilles volantes qui s'entassent sur sa table de travail. Aux preuves de vie, aussi, qu'elle abandonne un peu partout. Tasses à café, collants de rechange, tickets de caisse...
Il y a très peu d'éléments personnels dans le bureau de Jannek Miljanik. Pas de photos de famille, juste un canapé avachi sur lequel il lui arrive sans doute de passer la nuit. Et dans un coin, un petit samovar, un mug et une boîte en fer au décor slave. Pas de sucre, il doit aimer son thé dans toute son âpreté originelle.
— Madame Del Pozzo, vous connaissiez le Docteur Gruber. À quand remonte votre dernière rencontre ?
Droit au but, pas de préambule. Le ton est froid, inquisiteur. De ceux qui font inconsciemment se sentir coupable. Une technique éprouvée pour installer un rapport de force et déstabiliser l'interlocuteur. Ou peut-être, simplement, le besoin d'afficher une certaine rigueur, de lui signifier que la fantaisie et l'excentricité n'ont pas leur place ici.
Par jeu, Soledad éprouve aussitôt la furieuse envie de bousculer sa rigidité. De semer un peu la pagaille dans sa procédure bien huilée.
— Donc, il est bien mort ? s'enquiert-elle au lieu de répondre.
— Oui, hélas...
— Hélas ? Vous en êtes personnellement affecté.
Ce n'est pas une question, c'est un constat. Il a lâché le mot spontanément, sans réfléchir. Mais cette pointe de tristesse dans la voix, cette infime crispation des mâchoires... Il relève les yeux, la fixe et élude sèchement :
— Je suis toujours affecté quand un de mes concitoyens perd la vie. Revenons à vous. Quand avez-vous vu le Docteur Gruber pour la dernière fois ? Et quelle était la nature de vos relations ?
Coriace. Soledad se cale dans son siège, croise tranquillement les jambes. Changement de stratégie.
— Je ne l'ai jamais rencontré physiquement, expose-t-elle, nous échangions par mail ou par téléphone. Quand à nos rapports, ils étaient strictement professionnels. Le docteur avait besoin de mes compétences.
— Vos compétences ? En quoi l'intéressaient-elles ? Je vous croyais historienne...
— Paléo linguiste, rectifie-t-elle, je suis spécialiste des langages anciens. Gruber m'a contactée il y a un peu plus de trois mois, il détenait des textes rédigés dans plusieurs écritures en usage dans l'antiquité et souhaitait mon avis à leur sujet.
— Ah, vous êtes une sorte d'expert, alors.
— En effet. J'enseigne la paléo linguistique à l'université et j'étudie régulièrement des documents et des vestiges archéologiques, le plus souvent à la demande de musées. Il m'arrive aussi de travailler pour des propriétaires de collections privées.
— Gruber en faisait partie ? Il collectionnait les vieux parchemins ?
Elle ne peut retenir un léger rire.
— Non, pas vraiment ! Les siens étaient beaucoup plus... récents. C'est d'ailleurs ce qui a piqué ma curiosité.
— C'est à dire ?
— Il prétendait que certains de ses jeunes patients s'étaient mis tout à coup à reproduire des calligraphies anciennes. Égyptiennes, cunéiformes, asiatiques... Il voulait savoir si leurs gribouillis avaient un sens.
— Et c'était le cas ?
— Oui, c'est bien ce qui m'a intriguée. Au début, la plupart de ces écrits retranscrivaient des textes anciens connus. Des séquences de hiéroglyphes issues des tombeaux de la Vallée des Rois, des extraits de bas-reliefs indonésiens, des traités de philosophie chinoise du XIIIe siècle...
— Ah ouais... Mais en quoi est-ce surprenant ? Si ces textes sont connus, les gamins ont dû les recopier quelque part. Il existe sûrement des reproductions.
— Possible, mais improbable.
— Pourquoi ?
— Parce qu'il s'agit de systèmes graphiques complexes. Ils exigent une certaine pratique et beaucoup de concentration pour les transcrire sans erreur. Ce n'est pas a priori à la portée de jeunes enfants, surtout s'ils souffrent de troubles psychiques ou cognitifs. De plus, Gruber affirmait qu'ils les avaient produits spontanément et sans modèle.
— Curieux... Mais je suppose qu'il doit y avoir une explication rationnelle. La plus simple serait que quelqu'un d'autre les ait rédigés.
— Une supercherie ? Je me suis posé la question, en effet. Mais le docteur avait l'air d'un homme honnête et... Certaines personnes avec autisme, comme les Asperger par exemple, peuvent développer des capacités surprenantes. J'ai pensé que c'était peut-être le cas de ses patients. Mais... j'ai recommencé à m'interroger quand la nature des textes a changé
— Comment ça, changé ?
— Eh bien, ce n'était plus des transcriptions d'écrits répertoriés. Plutôt... des sortes de chroniques, comme des témoignages de personnes ayant vécu à ces époques reculées. Et, à ma connaissance, totalement inédits !
Le commandant émet soudain un bref ricanement. Il arrête de griffonner sur son bloc note, repose son stylo et lâche avec une pointe d'ironie :
— Donc, ces mômes inventent des histoires sur la vie quotidienne au temps des pharaons. Et alors ? Ils doivent juste avoir une imagination débordante.
— Ils n'inventent pas ! réplique Soledad, un peu vexée. D'un point de vue historique, leurs récits sont tout à fait crédibles. Certains détails témoignent même d'une connaissance approfondie de périodes et de civilisations diverses. De plus leur maitrise des langues de l'époque est vraiment étonnante.
— Admettons...
Il ne semble pas convaincu et elle n'apprécie guère sa petite grimace de commisération, cet air de penser qu'elle perd son temps avec des élucubrations enfantines. Elle extrait son portable de son sac, examine à toute vitesse le contenu de sa boîte mail et affiche un PDF qu'elle lui fourre sous le nez.
— Tenez, constatez vous-même !
Perplexe, le policier considère l'écran sur lequel se déroule toute une sarabande de chouettes, d'ibis, de barques et de disques radiés.
— C'est très joli, admet-il, mais... la lecture des hiéroglyphes ne fait pas encore partie de mes compétences. Ça raconte quoi ?
— Il s'agit du récit d'un rituel divinatoire pratiqué par un jeune prêtre égyptien de la IIIe Dynastie, afin de prédire le destin du fils nouveau-né du pharaon Djezer. Cliquez sur l'autre pièce jointe, vous trouverez la traduction que j'ai envoyée à Gruber.
Avec une moue narquoise, elle ne peut s'empêcher d'ajouter :
— Vu que vous m'avez identifiée en épluchant sa messagerie, je pensais que vous l'aviez déjà lue.
— C'est mon adjointe qui s'est chargée de ça, réplique-t-il d'un ton pincé.
Soledad se retient de glousser. Susceptible, on dirait. Le genre qui peine à déléguer et déteste reconnaître qu'il ne peut pas s'occuper de tout. Elle l'observe tandis qu'il parcourt le texte et s'étonne bientôt de le voir blêmir. Serait-il finalement plus sensible qu'elle ne le pensait ?
— Ce n'est pas très ragoûtant, je sais, admet-elle un peu gênée d'avoir provoqué cette réaction. Égorgements, éventrations, thorax ouverts et tripes à l'air... Les devins de l'époque ne faisaient pas dans la demi-mesure quand ils lisaient l'avenir dans les entrailles pour le compte de leur roi.
Le commandant Miljanic déglutit et inspire un grand coup. Il relève la tête de l'écran et darde sur elle un regard aussi froid qu'un hiver au Svalbard.
— Où étiez-vous dans la nuit de vendredi à samedi, Madame Del Pozzo ? demande-t-il d'une voix glaciale.
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