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37- De folie et d'équilibre


Seine-Saint-Denis, Aulnay-sous-Bois,

Hôpital Robert Ballanger, service de psychiatrie.

Lundi 15 février 2019


— Comment va-t-il, Docteur ?

— Physiquement, aussi bien que possible avec un poignet cassé et une commotion cérébrale. Votre prise de Krav-maga manquait de délicatesse, Lieutenant.

Assise de l'autre côté du bureau, Nadjet rougit jusqu'aux oreilles. Quand elle a vu Jannek Miljanic se coller le canon de son arme contre la tempe et compris ce qu'il s'apprêtait à faire, elle a cessé de réfléchir. Elle s'est ruée sur lui en pilote automatique ; l'expérience, l'entraînement et sa pratique régulière des arts martiaux ont fait le reste.

— Pour autant, reprend le médecin avec un sourire bienveillant, vous lui avez clairement sauvé la vie. Si vous n'aviez pas dévié le tir, la balle aurait fait plus que lui érafler le crâne. Il gardera sans doute une belle balafre, mais de ça, il se remettra. Pour le reste...

— Il délire toujours ?

— Oui, malheureusement. Pour le moment, les médicaments permettent tout juste de contenir son agitation et de prévenir un nouveau passage à l'acte, mais sa perception de la réalité reste profondément distordue.

Nadjet se rembrunit ; distordue, c'est le moins qu'on puisse dire. Complètement barrée, oui ! Une réalité dans laquelle un instituteur parfaitement inoffensif aurait assassiné le docteur Gruber et son assistante selon des rituels d'un autre âge, pour reproduire les élucubrations des jeunes patients du psychiatre.

Lesquels seraient en fait - d'après un vieux sorcier africain, gardien d'un secret ancestral - des créatures surnaturelles capables de transformer le cours de l'Histoire.

Révélations cautionnées par une soi-disant linguiste supposée prisonnière dans le château d'eau du Blanc Mesnil, mais au demeurant introuvable.

Le tout sur fond de complot orchestré en mode savant fou par un rajah indien milliardaire et une directrice d'IME persuadés de pouvoir modifier le futur !

N'importe quoi !

— J'y crois pas ! souffle-t-elle. Pourquoi s'entête-t-il à raconter cette histoire sans queue ni tête ?

— Sans doute parce que lui y croit...

— Mais... c'est dingue ! Gruber a été tué par un petit dealer des Tilleuls dont il s'était mis en tête de perturber le business. Et pour faire bonne mesure, le gars s'en est pris aussi à la secrétaire qui risquait de témoigner contre lui. C'est ça la réalité ! Une affaire ordinaire, simple et claire, comme on en traite une demi-douzaine par an. Y a rien de surnaturel là-dedans ! Je connais le commandant, c'est un homme sensé, il ne peut pas...

— C'est un homme fragile, Lieutenant.

— Pardon ? Qu'est-ce qui vous permet de dire ça ?

— Moi aussi, je connais Jannek. Et depuis plus longtemps que vous.

Face à elle, le chef du pôle psychiatrie adulte de l'hôpital Robert Ballanger hausse ses maigres épaules sous sa blouse blanche impeccable. Il repousse sur son nez épaté ses petites lunettes rondes cerclées de titane et laisse échapper un soupir. Nadjet lui glisse un regard en biais, teinté de suspicion. Sans qu'elle puisse l'expliquer, ses paroles éveillent en elle une vague sensation de malaise.

— Parce que vous aussi, vous habitez les Tilleuls, suppose-t-elle d'une voix incertaine, c'est ça ?

— Oui, mais pas seulement...

Il s'interrompt, semble hésiter, la scrute entre ses paupières fripées.

— Je suis tenu au secret professionnel, Lieutenant, reprend- il avec une pointe d'embarras, mais... Après l'arrestation des Belladj, vous restez sans doute l'une des rares personnes sur lesquelles Jannek puisse compter, alors...

Nouvelle pause, raclement de gorge. 

— J'ai longtemps été son thérapeute, expose-t-il, c'est moi qui ai pris le relais quand le docteur Gruber a dû arrêter de le suivre. Il était trop âgé pour relever de la pédopsychiatrie, mais Philippe estimait qu'il avait encore besoin de soins. Il m'a demandé de continuer à assurer sa prise en charge.

— Vous... vous êtes en train de me dire que le commandant a été suivi en psychiatrie ? s'étouffe-t-elle, les yeux écarquillés d'incrédulité.

— En effet. Quand il est arrivé en France après avoir fui son pays, il souffrait clairement de psycho traumatisme. La guerre, le massacre de sa famille, tout ce qu'il avait vu, subi, accompli... Je pensais que vous étiez au courant.

Nadjet émet un grognement. Oui bien sûr, elle connaît les origines de son patron, de vagues histoires à propos de son passé dans les milices serbes. Mais à bien y réfléchir, elle n'en sait guère plus. Juste des bruits de couloirs, des rumeurs de cité. Lui-même n'en parle jamais et elle n'a pas osé lui poser de questions.

— C'était un adolescent perturbé, reprend le psychiatre, hanté par le spectre de son passé, à la limite de la dissociation... Il alternait des crises de violence extrême et des phases de sévère dépression qui lui ont valu plusieurs séjours dans le service pédopsy de l'hôpital Ville Evrard.

— Mais enfin, c'est impossible ! Ça fait trois ans que je travaille avec lui, c'est pas un homme facile, mais il s'est toujours montré équilibré et parfaitement maître de lui-même. Et puis... il n'aurait jamais pu entrer dans la police s'il avait été dérangé à ce point !

— Certainement. Livré à lui-même, ses ténèbres intérieures auraient fini par l'engloutir. Mais il a bénéficié d'une double chance : il est tombé dans une famille d'accueil bienveillante qui ne l'a pas rejeté et, lors d'un de ses internements, il a rencontré le docteur Gruber. Peu à peu, ils l'ont aidé à se reconstruire.

— Vous voulez dire qu'il a guéri ?

— Disons qu'il est parvenu à apaiser ses démons. Lorsque j'ai repris son suivi, le travail thérapeutique payait déjà. Gruber avait fait du bon boulot. Jannek ne faisait plus de crises. Le deuil des siens était encore incomplet, en particulier celui de son frère, mais sa famille d'adoption et la communauté des Tilleuls lui avaient offert un nouvel ancrage. Dans ce cadre rassurant, il s'était mis à bosser, il a obtenu son bac et quand il a exprimé son intention d'intégrer la police...

Le médecin se renverse dans son fauteuil, la pointe de ses doigts noueux caresse machinalement le mince collier de barbe qui souligne son visage brun d'un feston de neige. Son regard se voile de nostalgie.

— J'ai compris que ce projet était important pour lui, un nouveau pas vers la résilience. Il était stable, j'ai estimé qu'on pouvait tenter le coup et j'ai accepté de lui signer le certificat attestant de son aptitude. Il faut croire que je me suis trompé...

— Non, vous aviez raison ! proteste Nadjet avec force. C'est un bon flic, le meilleur que je connaisse ! Il est fait pour ça.

— Peut-être... Sans doute. Je l'ai cru, en tout cas. Après son admission à l'école de police, il allait de mieux en mieux. Il restait renfermé et solitaire, mais il avait trouvé une forme d'équilibre. Progressivement, les séances de thérapie se sont espacées, puis j'ai jugé qu'il n'en avait plus besoin. Je suivais sa carrière de loin, je constatais qu'il semblait s'épanouir dans cette nouvelle vie et je me suis convaincu qu'il était tiré d'affaire. C'était une erreur.

Le vieil homme hoche la tête pour lui-même, il passe une main lasse dans ses cheveux crépus grisonnants et lâche un nouveau soupir.

— Le traumatisme initial était toujours là, refoulé au plus profond de son inconscient. La blessure n'a jamais guéri, ces fameux démons étaient seulement endormis. Durant toutes ses années, il n'a fait que leur tenir la bride. La mort de Gruber les a de nouveau libérés.

— La mort de Gruber ? Mais...

— Philippe avait tenu une place essentielle dans sa vie, à la période charnière de l'adolescence. Même s'ils ne se voyaient plus, il représentait encore pour lui une sorte de point de repère, un substitut de figure paternelle sur laquelle il se reposait inconsciemment. Sa disparition a dû le bouleverser.

Nadjet tique aussitôt, ses sourcils se froncent.

— Ils s'étaient revus à l'automne, se rappelle-t-elle, c'est lui qui a pris sa plainte quand le CMP a été dégradé. Il s'est chargé lui-même de l'enquête, d'ailleurs. C'est bizarre, ce genre d'affaire banale, il aurait dû la refiler à un subordonné, mais à l'époque il n'en a parlé à personne. 

— Oui, il se sentait redevable envers Gruber et il tenait sans doute à s'assurer que justice lui serait rendue. Pour autant, il ne voulait pas qu'on découvre leur lien, il a dû craindre que son passé psychiatrique ne resurgisse et nuise à sa carrière. Reste que leurs retrouvailles ont probablement constitué la première fissure dans un édifice fragile.

— Que voulez-vous dire ?

— Que Philippe lui avait certainement parlé de ses intentions au sujet des enfants des Tilleuls, peut-être lui avait-il demandé de l'aider à contrer l'influence des dealers. Ça a sans doute provoqué chez lui un conflit de loyauté...

— Un conflit de quoi ?

— De loyauté. Jannek s'est retrouvé déchiré entre deux injonctions contradictoires : aider Gruber et protéger sa famille.

— Sa famille ? Mais je croyais qu'ils étaient tous morts !

— Je parle de sa famille d'adoption, Lieutenant. Celle qui l'a accueilli et pris soin de lui pendant les années les plus difficiles de sa vie. Je parle de la famille Belladj.

Nadjet ouvre des yeux et une bouche à la mesure de sa stupéfaction. Qu'est-ce qui la sidère le plus ? Réaliser à quel point elle ignore presque tout de son patron ou découvrir soudain que l'homme intègre avec lequel elle travaille depuis des années entretient des liens affectifs avec des trafiquants notoires.

— Les Belladj ! s'exclame-t-elle, atterrée. C'est chez eux qu'il a été placé ?

— Oui, à l'époque, ils n'avaient pas encore plongé dans la délinquance. Et comme je vous l'ai dit, il leur doit beaucoup. Presque autant qu'à Gruber. À leur manière, ils ont constitué l'une des pierres angulaires de sa reconstruction. Mettre Sami Belladj sur la sellette, c'était trahir une partie de lui-même.

Une ombre de tristesse chavire brièvement les traits du psychiatre, il se masse les tempes, déglutit, prend une longue inspiration et poursuit d'une voix tendue :

— Il n'a pas pu s'y résoudre et, malheureusement, Sami a réglé le problème à sa manière. La mort de Gruber a rompu la dernière digue qui protégeait Jannek de ses démons. La culpabilité l'a de nouveau submergé.

— Quelle culpabilité ? Il ne peut quand même pas se reprocher de...

— Vous ne comprenez pas. La culpabilité, c'est ça, le mal qui le ronge. Je vous ai dit qu'il n'avait pas complètement accepté la disparition de son frère. Il n'est jamais parvenu à se débarrasser de la conviction qu'il est mort par sa faute, parce qu'il n'a pas su le protéger... Au point de reporter sur Sami Belladj ce devoir de protection. Il savait à quoi s'exposait Gruber en s'entêtant à mettre son nez dans ses affaires, mais il n'a pas réussi à l'en dissuader, ni à empêcher Sami de commettre l'irréparable. À ses yeux, il est le seul coupable. Coupable de n'avoir pu sauver son frère de cœur de sa dérive criminelle, comme il n'avait pu sauver son frère de sang des ravages de la guerre.

— Et ça a suffi à le faire disjoncter ? s'effare Nadjet. Au point de se mettre à croire à cette histoire rocambolesque ?

Le psychiatre relève sur elle un regard éteint et opine sobrement.

— Pour quelqu'un avec de telles fragilités, oui, c'était largement suffisant. Dans le cas de patients border line comme lui, la réactivation brutale d'un traumatisme ancien peut avoir des conséquences dramatiques. Rejeter la réalité, s'en créer une autre plus supportable, c'est un mécanisme naturel de défense pour affronter la souffrance psychique.

— Tout de même ! Des meurtres rituels, des mômes avec des pouvoirs, des réalités parallèles... Inventer des trucs pareils, c'est...

— Un phénomène assez banal en psychiatrie. Ce type d'affabulation comporte souvent une composante onirique, mais repose à la base sur des éléments du réel que l'esprit du patient déforme pour construire son délire.

— Comme... les textes écrits par les enfants ?

— Entre autres. Même si Philippe avait fini par conclure qu'il s'agissait seulement d'une manifestation de leurs troubles somme toute assez banale.

— Le docteur Nagamate, Jocelyn Anagbi et... vous.

— Oui, nous sommes tous devenus les personnages de son roman intérieur, dans lequel nous jouons les rôles qu'il nous a attribués. Vous y compris, Lieutenant, même si dans sa version de l'histoire vous êtes restée vous-même.

Nadjet frissonne, elle ne sait pas si elle doit s'en réjouir ou s'en inquiéter. Elle se hâte de changer de sujet.

— Et cette soi-disant linguiste, cette Soledad Del Pozzo ?

— Elle, ça reste un mystère, avoue le médecin, je ne connais aucune Soledad dans l'entourage de Jannek. C'est peut-être quelqu'un qu'il a connu en Serbie... mais le plus probable c'est qu'elle n'ait jamais existé. Il s'agit sans doute d'un pur produit de son imagination, une sorte de reflet inversé de lui-même, convoqué pour mener l'enquête à sa place. Pour cautionner son délire. Ou une vision de la femme idéale, je ne sais pas...

— Une amoureuse fantôme, soupire-t-elle avec une grimace contrainte, il ne manquait plus que ça ! En même temps, quand on voit ce qu'il a inventé à votre sujet... Mais vous, au moins, vous n'êtes pas un griot !

— Ahah, non ! confirme le vieillard, une lueur d'espièglerie au fond des yeux. Notez que j'aurais pu, j'en compte plusieurs parmi mes ancêtres et ces croyances font partie de mon héritage. Mais je suis médecin, pas sorcier. J'ai choisi.

Nadjet se raidit légèrement ; muré dans son délire, Jannek Miljanic hurlait lui aussi qu'il fallait choisir. Les épaules lourdes et le cœur assombri, elle se lève et se dirige vers la porte.

— Ben, pas sûre que vous ayez fait le bon choix, Docteur Doucoure, grommelle-t-elle au moment de franchir le seuil, si vous n'aviez pas été un collègue de Gruber, vous n'auriez pas soutenu son projet aux Tilleuls et Sami Belladj n'aurait sans doute pas tenté de vous tuer.  

— Peut-être... concède Idrissa en frottant d'un geste machinal son avant-bras couturé de cicatrices. Il existe tellement de possibles. Mais vous savez, l'équilibre exige que l'on choisisse. Heureusement, il y a toujours un guide pour montrer le bon chemin.

Avec un rire forcé, Nadjet se décide à passer la porte.

— Je suis pas sûre d'aimer ce que vous dites, grince-t-elle sans se retourner, on dirait presque que vous parlez comme ces Alternautes... Mais nous savons tous les deux qu'ils n'existent pas. 

— Non... souffle le vieil homme d'une voix à peine audible. Non, ils n'existent pas.


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