36- De renoncement et d'un tombeau vide
Seine-Saint-Denis, Le Blanc Mesnil.
Château d'Eau.
Vendredi 12 février 2019
Le château d'eau.
La voiture fonce, le gyrophare flamboie d'une nécessité impérieuse, le deux-ton hurle l'ordre de dégager le chemin. Les feux rouges grillés et les imprécations des piétons outrés se perdent dans l'urgence. Il s'en fout. Comme des exhortations à la prudence d'une adjointe aux fesses serrées, arrimée des deux mains au rebord de son siège.
Le château d'eau.
Il pile au pied du grand champignon de béton grisâtre qui étire son ombre bulbeuse sur le parvis du forum, abandonne sans vergogne le véhicule mal garé, se précipite à l'intérieur et alpague le gardien. Au bout d'à peine cinq minutes, le bonhomme lui tape déjà sur les nerfs et il éprouve une furieuse envie de l'étrangler.
Selon lui, l'édifice a depuis longtemps perdu sa fonction primitive - ce qu'il savait déjà - et la majeure partie de la structure a été reconvertie pour accueillir salles de conférence et ateliers interactifs. Ça fait belle lurette que le château d'eau ne contient plus une goutte d'eau, il n'y a aucun endroit où se dissimuler et, de toute façon, lui seul a les clefs et personne n'aurait pu tromper sa vigilance et s'introduire dans le bâtiment à son insu. Il faut toute la patience et la diplomatie de Nadjet pour lui faire reconnaître qu'il n'inspecte quasiment jamais la vaste cuve qui surmonte la tour.
Jannek bouillonne tandis qu'il grimpe l'escalier extérieur sous les rafales d'une bise froide, hanté par des remous de tempête et des visions obscures. Une silhouette qui se hisse marche après marche, courbée sous le poids d'un fardeau inconscient, qui s'acharne sur une porte métallique nimbée d'aiguillons de glace.
Il la dégage d'un coup de botte, s'engouffre dans une bulle de noirceur aux effluves de caverne, aux relents de tombeau. Se penche, fébrile, par-dessus le garde-corps rouillé.
— Attendez ! avertit dans son dos la voix du gardien. Normalement, y a de la lumière.
Il l'entend fourrager derrière lui, tâtonner dans le noir. Le claquement sec d'un disjoncteur. La lueur fumeuse d'une guirlande d'ampoules qui ballotent au bout de fils électriques torsadés, qui repousse les ténèbres, dévoile l'espace en contrebas...
Vide.
La cuve est vide.
Jannek étouffe un cri, dévale la mince échelle de fer, foule le sol recouvert de fins débris de béton pulvérulent. Comme un lièvre pris dans les phares, il court d'un bout à l'autre, fouille les ombres à la recherche d'une cachette, d'un passage, d'un corps endormi, de traces. D'une étincelle de lumière rousse.
Il se fige, contemple les empreintes laissées par ses bottes dans la poussière, les seules depuis une éternité. Il secoue la tête, elle devrait être là, au centre de cette arène prévue pour accueillir le dernier acte. Elle devrait être là, s'éveiller contre son torse, ouvrir sur lui ses iris gris vert emplis de crainte et de soulagement. Elle devrait...
Elle n'est pas là.
Ses épaules s'affaissent sous le poids de l'évidence. Ses mains se glacent, il les glisse dans ses poches pour tenter d'en juguler le tremblement. Ses doigts rencontrent la rugosité d'un papier plié en deux. Machinalement, il le sort et y jette un coup d'œil.
Le dessin que Noah lui a donné ce matin. Barré d'une phrase au feutre rouge.
Redoute les ombres.
Son jugement, sa sentence.
La douleur lui vrille les reins, écho de celle de son frère. Rouge et ferreuse, furieuse et acérée. Elle hurle en rafale comme le crépitement des armes automatiques. Les cris de fureur, les lamentations se noient dans un bourdonnement de rucher. Il sent la vie s'enfuir avec le sang qui s'écoule. Le sang, l'odeur du sang... Il lutte pour garder les yeux ouverts. Sur ce visage à quelques centimètres du sien, ce front, cette joue lisse dont les couleurs s'effacent peu à peu sous un voile neigeux. Des mains le soulèvent, des ordres claquent. Sa vue se brouille.
Ses paupières se rouvrent, la fièvre le brûle, sa langue desséchée colle à son palais, ses lèvres craquelées articulent une question.
— Mon frère ?
Penché au-dessus de lui, Bojan secoue lentement sa face broussailleuse. Peine, compassion. Culpabilité. La douleur revient, explose, écrase son cœur.
Un autre visage barbu remplace celui du milicien, empreint d'une tristesse différente. Que fait-il là ?
Il se souvient. Gruber lui a demandé de passer au CMP entre deux patients, il voulait lui parler des trafics aux Tilleuls. Des preuves qu'il tente de rassembler contre Sami Belladj. Sami... son frère d'adoption, celui qu'il s'est juré de protéger comme il aurait dû protéger Nikola. Nikola...
La voix grave du psychiatre égrène des paroles qu'il refuse d'entendre.
— Nikola n'est pas pensionnaire à Ville Evrard, mon garçon, il ne l'a jamais été, il n'est pas venu en France avec toi. Ton frère est mort, Jannek. En Serbie, il y a plus de vingt ans.
Il fixe le docteur Gruber, les mains crispées sur ses genoux. Ses dents grincent, sa bouche se tord, les mots de dénégation affluent, se bousculent, se heurtent au bord de ses lèvres. Ce n'est pas vrai ! Nikola est toujours là. Amputé d'une part de lui-même, sans doute. Flottant entre deux mondes, sûrement. À demi présent, mais vivant !
Il n'est pas tombé dans cette grange, victime collatérale de son incapacité à faire ce que la guerre exigeait de lui.
Les vannes se rompent, il hurle à la face du psychiatre, écho à sa souffrance de gosse. Gruber continue à le dévisager, impassible. Dans ses yeux, la tristesse se mue en inquiétude, il hoche la tête. Silence. Il semble lui aussi chercher ses mots. Des mots douloureux.
— Tout cela n'est qu'une construction de ton esprit, Jannek. Je redoute les ombres qui te hantent, elles finiront par te détruire. Fais-moi confiance, je peux t'aider.
Mensonge.
— Il faut que tu te soignes, tu ne peux pas vivre éternellement avec un fantôme. Et moi, je n'ai pas le droit de te laisser continuer ainsi. C'est trop dangereux. Pour toi, pour les autres.
Menace.
Il fuit, se rue hors du bureau. Deux gamins s'amusent dans l'escalier, il sent leurs regards perçants rivés sur sa nuque tandis qu'il dévale les marches. Occupés à discuter dans la salle d'attente, leurs parents ne le remarquent même pas lorsqu'il quitte les lieux.
Le jardin, la nuit. Il attend, tapi dans l'ombre. Gruber sort du CMP, la tempête fait rage, malmène ses cheveux bouclés et ses vêtements. Il bataille un instant avec la serrure récalcitrante. La neige accroche ses flocons aux verres de ses lunettes, il ne voit rien. Il est aveugle, il refuse de voir. Il refuse de croire.
Les doigts de Jannek caressent le manche de son couteau de chasse. Ce couteau particulier avec une lame crénelée. Celui que son père lui a offert le jour de ses dix ans.
Il bondit. Le vent hurle à ses oreilles, un tumulte de guerre et d'effroi. La barbe hirsute d'un milicien envahit la figure paternelle de Gruber. Nikola est mort, Bojan l'a tué d'une balle perdue. La lame vole et tranche.
Il crie. Sa vérité, sa colère. Nikola est vivant. Il est fou, vous n'avez pas su le guérir ! La lame frappe encore. Et encore. Froide, acharnée, rancunière.
Il s'effondre auprès du cadavre mutilé, les genoux dans la neige.
— Non !
Terrassé, Jannek serre les poings contre ses tempes en fusion, essaye de faire taire les souvenirs, mais derrière ses paupières closes se déroule un film implacable.
Il a tué Gruber. Dans un accès de rage meurtrière tel qu'il n'en avait plus connu depuis ce jour funeste où Bojan lui a annoncé la mort de Nikola.
Il n'a pas supporté la confrontation avec une vérité qu'il n'a jamais voulu admettre. Alors, il l'a fait taire. Pour préserver l'illusion. Pour continuer à vivre avec le fantôme de son frère. Et ensuite...
Occulter sa culpabilité, cacher sa folie, se protéger. User de sa position pour orienter l'enquête, offrir à la société un autre coupable.
Travestir le réel, le manipuler. Les textes des enfants... Celui de Noah évoquait vaguement les mutilations infligées à Gruber. Hasard, sans doute. Bienvenu, inespéré. Mais c'était facile. Il lui suffisait de s'en inspirer, tuer à nouveau pour conforter les similitudes. Jeter sur l'affaire un voile de surnaturel, accréditer la thèse d'un fou investi d'une mission.
Détourner les témoignages, falsifier les preuves. Léni suivait l'atelier conte de Jocelyn Anagbi aux Tilleuls. Plusieurs fois, le gamin l'avait entendu discuter avec son oncle des élucubrations de ses élèves, tenter de le convaincre de les utiliser dans ses récits. Le vieux avait refusé, accréditant l'idée d'un secret à protéger. L'instituteur faisait un assassin crédible.
Et puis, faire d'une pierre deux coups. Éliminer ceux qui risquaient de le percer à jour. Geneviève, Idrissa... L'une connaissait son passé, l'autre sa part de noirceur.
Soledad.
Une femme qu'il aurait pu aimer. Elle lui a échappé, n'a pas suivi le chemin qu'il espérait. Trop fantasque, trop curieuse. Quand elle a compris, pour Nikola, il n'a pas eu le choix.
Il baisse les yeux ; à ses pieds, dans la poussière, se dessinent les contours d'un corps immobile. Un visage blême, nimbé d'une auréole de cheveux rouges. Des lèvres pâles, dont aucun souffle ne s'échappe. Une gorge frêle, bleuie par des marques de strangulation. Froide.
— Non ! Ce n'est pas vrai, ce n'est pas la réalité !
— C'en est une parmi d'autres.
La voix chuchote à sa conscience, infiltre son venin, dispense l'incontournable vérité.
— Celle que tu as tissée en refusant ce qui était. Cette version de l'histoire ne peut s'achever autrement.
Cette version...
Des larmes perlent à ses paupières, ruissèlent sur ses joues mal rasées. À travers leur mouvance liquide, de nouvelles images dérivent.
Un autre possible.
Jocelyn Anagbi anime un atelier conte à la maison de quartier des Tilleuls. Les auditeurs se régalent des histoires du passé tout droit sorties de l'imaginaire de ses élèves.
Dans l'assemblée, un jeune caïd au profil d'aigle écoute avec attention, élabore un plan pour se débarrasser d'un psychiatre trop curieux. Une mise en scène tellement énorme que personne n'irait le soupçonner d'en être l'auteur.
Personne, sauf une policière tenace au bon sens inaltérable.
Elle fouine, interroge une historienne amie de Gruber. L'universitaire entre deux âges, sanglée dans un strict tailleur, atteste que les textes écrits par les enfants ne sont que les copies de vestiges archéologiques bien connus. Reproduits compulsivement, sans doute, sous l'influence de leurs troubles autistiques.
Il n'y a pas d'Alternautes, pas de linguiste extravagante aux cheveux écarlates.
Au pied d'une barre d'immeubles, une fillette blonde joue à la marelle. Sa voix chantante récite les paroles d'une comptine :
« Il existe une infinité de possibles,
Beaucoup de routes mènent à ce qui doit être.
Il existe une infinité de possibles,
Un seul maintient l'équilibre.
On ne peut pas faire revenir
Ce qui a cessé d'exister.
On ne peut pas créer
Ce qui n'a pas existé. »
Dans le tombeau vide, une brume diaphane dessine les silhouettes éthérées d'un garçon aux cheveux ébouriffés et d'une jeune femme rousse. Ils lui sourient puis lui tournent le dos et s'éloignent main dans la main.
Il hurle.
— Ne partez pas !
Il tend la main vers les fantômes qui s'estompent et déjà s'effacent. Dans son crâne, la chanson d'Alaïs résonne, martelant l'évidence.
Nier la mort de son frère, c'est devenir un meurtrier, l'artisan de son propre malheur. Admettre sa disparition, c'est accepter un possible où Sami est coupable et dont Soledad est absente.
La réalité est ce qu'elle doit être. Quelle que soit la route, elle conduit toujours au même épilogue. Pour lui, elle ne mène qu'à la perte et au vide. Seul lui est accordé le choix du chemin. Un choix de dupe. Choisir, c'est renoncer.
Lutter, encore... Il voudrait, il ne peut plus.
Il aurait dû mourir là-bas, en Serbie. Dans sa tête comme dans son cœur, il l'a toujours su.
Un autre choix.
Il tombe à genoux, ses doigts se referment sur la crosse de son arme, familière, fidèle, tangible.
Rétablir lui-même l'équilibre. Un pied de nez aux Alternautes, un doigt d'honneur au destin.
Sa main se lève, amène le canon contre sa tempe.
Derrière lui, il perçoit vaguement la course étouffée sur le gravier. Il entend le cri horrifié de Nadjet.
— Patron, non !
Son poignet le brûle, il presse la détente.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro