35- D'un carnet bleu et de château en Espagne
Seine-Saint-Denis, Le Blanc Mesnil.
Commissariat.
Vendredi 12 février 2019
D'un geste mécanique, Jannek porte la tasse à ses lèvres et lampe une longue gorgée. L'amertume lui tapisse la bouche, laisse sur sa langue un arrière-goût de caramel grillé dont il savoure les notes torréfiées. L'onde de chaleur dévale sa gorge, gagne sa poitrine, irradie le long de ses nerfs ; il sent son esprit s'éclaircir, son sang pulser plus vite, ses yeux qui le brûlent moins, la fatigue qui reflue. Impression, sans doute. Psychosomatique. Les vertus supposées de la caféine...
D'un trait, il avale le reste de la boisson, ses mains tremblent un peu autour du mug. Il prend soudain conscience d'une présence et relève la tête. Depuis la porte du bureau, Nadjet le considère avec perplexité.
— Pourquoi vous me regardez comme ça ? grogne-t-il. Vous avez un problème ?
— Heu, non, c'est juste que... C'est nouveau, ce goût pour le café ? C'est votre sixième en moins de deux heures, et...
— Et quoi ?
— Ben... Vous avez toujours dit que vous détestiez ça, que vous préfériez le thé.
Ses doigts se crispent sur la porcelaine encore tiède. Son regard interloqué arpente la pièce, s'arrête sur la cafetière qui trône sur la desserte. L'image vague d'un samovar fumant sur le coin d'un vieux poêle flotte un instant dans sa mémoire. Une boîte en fer blanc cabossée, décorée de matriochkas, emplie de fines feuilles craquantes à l'arôme végétal. Nikola l'adorait... Il cligne des paupières, le souvenir s'évapore.
— Est-ce que j'ai une tête à boire du thé, Hachem ? aboie-t-il. Au lieu de perdre votre temps avec mes préférences gustatives, dites-moi plutôt où vous en êtes avec Anagbi !
Son adjointe fronce les sourcils, elle le scrute avec un drôle d'air puis hausse les épaules.
— Toujours au même point, soupire-t-elle, il continue de clamer son innocence. Il répète en boucle qu'il n'a rien fait, qu'il n'a tué personne et qu'il ne comprend pas pourquoi on l'accuse. Le reste du temps, il reste prostré...
— Évidemment ! Il ne va pas avouer si facilement. Mettez-lui davantage la pression, il finira bien par craquer !
— Je... je sais pas. Franchement, il a l'air sincère et... complètement paumé.
— Foutaises, il joue la comédie !
— Mouais... C'est bizarre, quand même, cette histoire. Pourquoi Léni s'est décidé d'un coup à cracher le morceau, d'abord ?
— Parce qu'il n'est pas stupide ! Il a parfaitement compris que vous soupçonniez son frère, il ne pouvait pas garder pour lui une information susceptible de le disculper !
— Ben justement... Il tombe un peu trop bien, ce témoignage, vous ne trouvez pas ? Et si Sami...
— Quoi, Sami ? Idrissa Doucoure a confirmé la visite de son neveu ! Et même s'il essaye encore de le protéger, il a reconnu que son obsession pour les Alternautes était à l'origine de leur dispute. Vous n'allez quand même pas prétendre que lui aussi, il tente de couvrir Sami ?
— Bah...
— L'instituteur est coupable, continuez à le cuisiner. Et magnez-vous un peu, on n'a pas l'éternité, là !
— Ça c'est sûr ! convient-elle. Objectivement, on n'a pas grand-chose contre lui. Juste ce que le môme vous a raconté, le vieux qui admet s'être embrouillé avec lui avant de fumer son chichon et de tout oublier de la suite et vos... déductions. C'est un peu maigre pour l'accuser de deux homicides et d'une tentative de meurtre ! S'il ne passe pas aux aveux avant la fin de sa garde à vue, on sera obligé de...
— Hors de question ! Bordel, il ne sortira pas d'ici sans m'avoir dit ce qu'il a fait de Soledad !
Il assène un coup de poing rageur sur son bureau, faisant voler les objets qui s'y trouvent. Nadjet tressaille, recule d'un pas ; une fois de plus, elle le fixe avec une expression inquiète.
— Heu... Justement, Patron, en ce qui concerne le docteur Del Pozzo...
— Quoi ?
— Vous... vous êtes vraiment sûr qu'elle a été enlevée ? Enfin, je veux dire, elle pourrait...
— Elle pourrait quoi ? Ça fait deux jours qu'elle n'a pas donné signe de vie ! Elle n'a pas repris ses cours à l'université, ses voisins ne l'ont pas vue, elle... elle ne répond pas quand je l'appelle !
La bouche de son adjointe se tord d'une moue dubitative. L'espace d'un instant, l'autorité du chef semblent la faire hésiter puis sa spontanéité naturelle reprend le dessus.
— Elle pourrait aussi s'être barrée en weekend sans prévenir, suggère-t-elle, en vacances, en congrès ou je ne sais quoi. Si j'ai bien compris, elle est un peu spéciale, cette femme, et vous... Vous devriez peut-être envisager qu'elle ne vous répond pas tout simplement parce qu'elle n'en n'a pas envie. Vous m'aviez parlé d'une dispute.
Jannek se raidit, une onde glaciale le pétrifie. Il refuse d'envisager cette hypothèse. Elle ne peut pas avoir disparu comme ça, juste... sortir de sa vie parce qu'il n'a pas su ménager sa susceptibilité ! Ou pire... Il ferme les yeux, sa vision de la veille lui revient en boomerang. De nouveaux détails s'y agrègent. Des chambres ouvertes sur un couloir désert, des lits de fer, une odeur de vieille cire et de maladie... Un hôpital...
L'hôpital Ballanger, c'est ça ! L'instituteur.
— Anagbi est le dernier à l'avoir vue ! Il lui a donné rendez-vous à l'hôpital pour lui montrer un nouveau texte.
— Patron...
— Il l'a enlevée, j'en suis sûr ! Il faut l'interroger à ce sujet !
— C'est déjà fait, mais...
Elle ponctue sa réponse d'un haussement d'épaules dubitatif qui lève en lui une nouvelle vague d'agacement. Est-ce qu'elle le fait exprès ? Est-elle donc incapable de comprendre ? Bien plus que l'arrestation du tueur, ce qui lui importe désormais c'est de retrouver Soledad ! Renoncer à la chercher, ce serait reconnaître qu'il l'a perdue, elle aussi. Il ne peut pas s'y résigner. Accepter la fatalité des Alternautes, admettre qu'il s'est construit des châteaux en Espagne.
— Et alors ? grince-t-il avec impatience.
— Oh, Anagbi reconnaît sans difficulté l'avoir vue à l'hôpital mercredi dernier quand elle venue rendre visite au vieux. Ils ont discuté un moment et il affirme qu'elle est repartie en fin d'après-midi pour rentrer chez elle. Selon lui, elle semblait pressée, elle a même oublié son carnet de notes.
— Son... carnet de notes ! s'étrangle Jannek. Où est-il ?
De nouveau, les yeux de son adjointe s'écarquillent et elle affiche une surprise non dissimulée. Elle se hâte de pointer un carton posé sur le coin de la table.
— Ben... juste là, avec les affaires d'Anagbi qu'on a saisies à l'institut. On l'a trouvé dans son vestiaire, il dit qu'il l'a rapporté de l'hosto dans l'intention de le lui rendre.
Il se fige, les doigts crispés sur le rebord de son bureau.
— Et vous prétendez qu'on n'a aucune preuve ! Vous vous fichez du monde, Lieutenant ? Bon sang, c'est évident ! Il voulait qu'elle traduise le texte pour connaitre les modalités de son prochain crime. Et s'il avait ce carnet en sa possession, ce n'est pas parce qu'elle l'a oublié. Il le lui a pris, c'était bien elle, la victime suivante !
D'un geste impulsif, il renverse le contenu du carton sur son bureau, s'empare du sachet à pièce à conviction et en déchire le plastique d'une main fébrile.
— Commandant ! s'insurge Nadjet.
Sans tenir compte de son indignation, il extrait de sa protection transparente le gros carnet relié de toile bleue. Une feuille de cahier pliée en deux sert de marque-page, il la parcourt hâtivement. Du chinois... Sûrement le dernier texte écrit par l'un des Alternautes, Clémence, probablement. Avec avidité, il examine les pages entre lesquelles il se trouvait, déchiffre les lignes tracées d'une écriture pointue en miroir des blocs de sinogrammes. Ses pupilles se dilatent, ses traits se crispent, il relève vers son adjointe un visage livide. Une évidence, une conviction.
— Il... il l'a enterrée vivante... souffle-t-il d'une voix blanche.
D'un bond, il se lève, le carnet serré sur sa poitrine, et se rue vers la porte.
— Qu'est-ce que vous faites ? s'inquiète Nadjet. Vous allez où ?
— Voir Anagbi ! gronde-t-il. Il va me dire où il l'a enfermée. Je vous jure qu'il va me le dire !
— Attendez ! Vous n'êtes pas en état de...
Campée devant la porte, elle lui barre le passage, tend le bras vers lui dans le but évident de le retenir.
— Poussez-vous ! hurle-t-il. Vous avez peur de quoi ? Que je lui casse la gueule pour le forcer à avouer ? Et alors ?
— Alors, la violence n'est pas une solution ! crie-t-elle plus fort que lui. Mais une chose est sûre, ça vous apportera de gros ennuis ! Reprenez-vous, Patron, ce ne sont pas des méthodes !
Il grince des dents, ces méthodes, ce sont les siennes ! Il en a toujours été ainsi, il a cette violence en lui. Sa main gauche se lève, dérive vers son arme nichée contre ses reins. Elle ne peut pas l'en empêcher. Pas si près du but !
— On va la retrouver, affirme-t-elle d'une voix apaisante, mais pas en maltraitant un suspect. Certainement pas ! Vous ne pouvez pas vous le permettre.
Son bras retombe, sa détermination se brise sur la bienveillance inamovible de son adjointe. La vague reflue. Elle cherche seulement à le protéger, à le garder de ses démons, à dissoudre définitivement cette réalité faite de fureur et de sang. A-t-elle, elle aussi, ce pouvoir ? Il aimerait le croire.
La tension s'apaise, Nadjet lui serre doucement le bras. Chaleur, confiance, compréhension.
— Réfléchissons ! enjoint-elle avec sérieux. Admettons... qu'Anagbi se soit inspiré de ce texte pour s'en prendre au docteur Del Pozzo, peut-être qu'il contient des infos qui pourraient nous aider à la retrouver. Ça raconte quoi ?
Il étouffe un grognement et lui tend le carnet. Rendre les armes, la laisser gérer. Elle y jette un rapide coup d'œil et se gratte le nez avec perplexité.
— Mouais... Toute une tribu, emmurée dans une grotte de montagne submergée par une rivière... Que je sache, y a pas de grotte ni de rivière à Blanc Mesnil. Encore moins de montagne.
Jannek se rassoit, se prend la tête dans les mains, les paupières closes. Les images reviennent, affleurent, s'imposent. Une colonne étroite, dressée dans la nuit. Un espace sombre au plafond voûté, baigné par des relents humides et métalliques. Un corps inconscient, recroquevillé sur un sol poussiéreux.
Et puis une lame qui frappe, tranche et mutile. Un autel de neige, du blanc, du noir, du rouge. Une flaque carmin sur des dalles, un carrelage. Des bougies tremblotantes, une gamelle de terre cuite, une odeur de chair brûlée.
— Il reproduit les textes avec les moyens du bord, murmure-t-il, il met en scène ce qu'il a sous la main pour que ça corresponde. On ne doit pas chercher la conformité exacte, mais quelque chose qui colle d'un point de vue symbolique. Un endroit élevé, avec de l'eau et... un rapport avec l'Asie.
— Avec l'Asie ?
— Oui, c'est évident ! Le texte parle des mongols et de l'Empire du Milieu.
— Ben... On n'a pas grand-chose d'asiatique sur la commune. À part deux ou trois restos chinois et aucun n'est au bord de l'eau ni dans un lieu élevé.
— Eh bien, je ne sais pas ! Un temple bouddhiste, peut-être, ou un musée...
Nadjet secoue la tête d'un air désolé.
— Non plus. Rien de tel à ma connaissance. À moins que... un musée ?
Ses sourcils se froncent, son front se plisse sous l'effet de la concentration. Jannek la scrute, attentif. Il la connaît bien, elle est pleine de ressources, réfléchie, efficace. Elle va trouver, c'est sûr, elle y est presque. Son visage s'éclaire.
— Y a bien cette expo sur l'art chinois... lâche-t-elle. J'ai vu l'affiche hier, quand on est passé devant le forum en revenant des Tilleuls. C'est à la médiathèque et... Juste à côté, y a le château d'eau !
Il exhale un soupir soulagé. Enfin.
— Alors on se magne, Lieutenant ! On y va !
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