33- D'Alternautes et d'alternatives
Seine-Saint-Denis, Le Blanc Mesnil,
Institut Andromède.
Jeudi 11 février 2019
— Qu'est-ce qu'ils font ?
D'un regard soupçonneux, Jannek lorgne les fauteuils de relaxation disposés en arc de cercle face à l'aquarium, chacun occupé par un gamin en apparence endormi.
— Ils sont en phase de suspension cognitive, explique Shiora Nagamate avec une pointe de lassitude, un stade de relaxation profonde propice à l'ouverture des flux de communication avec leurs alters.
— Ça va durer longtemps ?
— Le temps qu'il faudra. À la base, la connexion est aléatoire, je vous l'ai déjà expliqué. Les enfants doivent s'entraîner pour la provoquer volontairement.
— Et quand espérez-vous obtenir un résultat ?
— Je n'en sais rien ! Isha a mis presque six mois avant d'y parvenir et elle est particulièrement réceptive. J'ai depuis élaboré des protocoles plus performants, mais il faudra sans doute plusieurs semaines pour...
— Des semaines ? Vous plaisantez !
— Ai-je l'air de plaisanter ?
— Nous avions un accord, grogne Jannek.
Le visage lisse du médecin demeure imperturbable, mais une lueur agacée fulgure brièvement dans ses prunelles sombres et une discrète crispation raidit ses mâchoires.
— Un... accord qui ne faisait pas mention d'un quelconque délai ! réplique-t-elle, les lèvres pincées. Vous m'avez demandé d'étudier la possibilité de modifier le passé de votre frère et je vous ai promis de le faire quand j'aurais mené mon projet à bien. Mais je ne vous ai jamais caché qu'il s'agit là d'un travail de longue haleine. Nous n'en sommes qu'au début du processus.
— Et vous ne pouvez pas... l'accélérer ?
— Non, je ne peux pas ! Les Alternautes ne sont pas des machines, Commandant, aussi il est inutile de... Oui, Monsieur Singh, qu'y a-t-il ?
Jannek sursaute et se retourne d'un bond, ses poings se serrent. Une fois de plus, il n'a pas repéré l'approche du garde du corps. Trop de stress, de tension. Une inattention impardonnable. Ou la capacité désagréable à surgir du néant de cet olibrius qui lui rappelle le serviteur bezendjas de Blake et Mortimer.
L'enturbanné marmonne quelques mots dans sa langue parmi lesquels il parvient à saisir le nom de Chandhury. Les fins sourcils de Nagamate se froncent. Éclair fugace dans ses yeux noirs. Ennui, irritation. Inquiétude ?
— Un appel téléphonique urgent, s'excuse-t-elle, Monsieur Singh va vous rac...
— Je vous attends ici ! tranche-t-il fermement.
Elle hausse les épaules d'un air résigné et tourne les talons.
— À votre guise, mais ne dérangez pas les enfants.
Jannek la regarde disparaître dans le sillage du cerbère, happée par l'obscurité. Si elle croit qu'il va la lâcher si facilement ! Elle lui a promis... Ses yeux dérivent vers les gamins, lovés dans le cocon des fauteuils. Aucun n'a bougé ; leurs visages aux cils clos, plongés dans un sommeil paisible, conservent une expression immuable de statue. Lointains, absents... Inaccessibles.
Sa détermination vacille. Ces mômes ont-ils vraiment le pouvoir d'annihiler ses démons, de lui rendre Nikola ? Représentent-ils son ultime chance ? Le doute s'installe, il est peut-être déjà trop tard. Trop d'années de mensonge, de folie à effacer... Trop de sang et de larmes. Trop d'efforts et de lutte.
Il observe le mur liquide de l'aquarium et contemple un instant le balai erratique des poissons tropicaux. Les voiles colorées de leurs nageoires dessinent des arabesques fantasques dans la mouvance bleutée de l'eau. Auras fantomatiques, traînées de lumière jaillies des abysses. Vaisseaux d'apaisement et d'oubli.
Il se laisse guider par leur danse hypnotique, la déferlante d'une vague l'emporte vers une rive lointaine, l'abandonne aux frontières d'un ailleurs incertain. Un murmure l'environne, bourdonnement monocorde et lancinant, tel le vrombissement sourd d'un essaim d'abeilles.
Il glisse au pied de l'aquarium, ses paupières pèsent une tonne, la fatigue l'écrase. D'un revers de manche, il frotte ses yeux irrités. Son dos lui fait mal, il étire ses jambes raides. La pénombre bleue l'enveloppe comme un cocon ouaté. Des images dérivent sur son écran mental. Le film avance et recule, les scènes déferlent et refluent au rythme des resets, se mélangent, se brouillent...
Un froid de tempête, des rafales, le blizzard. Une chevelure rousse baignée de lune, un visage pâle terrifié... Un corps qui s'effondre, anesthésié par un puissant sédatif. Des arbres noirs décharnés, la nuit, l'obscurité, une route, des bâtiments. Un portail surmonté d'un grand H bleu et blanc.
Un hôpital.
Nikola ?
Soledad !
Non !
L'image s'efface, une autre la remplace.
Elle a le pouvoir de l'arracher à ses démons, sa planche de salut, son ancre dans la tempête, sa rédemption. Une sorcière capable de conjurer les mauvais sorts. Il la tient par la main, elle est belle et lumineuse dans sa robe fleurie... Ils marchent tous les deux le long d'un chemin creux sous un printemps radieux, en direction d'une belle ferme. Un jeune homme souriant vient à leur rencontre. « Sol, je te présente mon frère... »
— Ce n'est pas possible.
La voix supplante le silence, elle tonne comme un décret, murmure comme une confidence. Voix de petite fille, voix de femme, voix sans âge. Emplie d'insouciance et de sagesse millénaire. Fraîche comme un matin de printemps et usée comme les collines. Elle atteint sa conscience, déchire le voile et brise le miroir en milliers de reflets, en d'innombrables échos. Jannek ouvre des yeux hagards. Debout devant lui, la fillette blonde le contemple, impassible.
— Alaïs ? Qu'est-ce que...
Les lèvres roses de l'enfant s'étirent d'un sourire, son regard reflète une maturité et un entendement aussi vieux que le monde, capable en un battement de cœur de percevoir la moindre de ses pensées. Elle s'accroupit près de lui et pose sa petite main sur sa joue. Elle ponctue son geste d'un rire enfantin, puis son visage poupin s'empreint soudain de gravité.
— Ce que tu souhaites, ce n'est pas possible. Nous ne pouvons pas te rendre ton frère, ni t'offrir cette vie où vous seriez ensemble tous les trois.
— Mais pourquoi ? Vous avez le pouvoir de changer la réalité ! C'est votre rôle !
— Non, notre rôle est de maintenir l'équilibre au sein de la réalité. Mais celle-ci n'existe que par les êtres et les choses qui la composent. Ce sont les êtres et les choses qui font la réalité et eux, ils sont soumis au cycle immuable du début et de la fin.
— Je ne comprends pas.
— C'est pourtant simple ! Ils viennent au monde et cessent d'exister à l'heure qui leur a été fixée. Nous ne décidons pas de ces échéances et nous n'avons pas le pouvoir de les modifier.
Jannek se crispe, accroche son regard candide. Se moque-t-elle de lui ?
— Tu oses dire ça ? s'insurge-t-il. Alors que ton avatar a tué ce chef de clan ?
Les paupières d'Alaïs se plissent, ses sourcils se froncent dans une brève réflexion, puis son visage recouvre son expression impassible.
— Tu te trompes, nuance-t-elle, Ixa a survécu au combat, son heure n'était pas venue. Ayii n'y a rien changé, elle n'en a ni le pouvoir ni le droit. Aucun de nous ne l'a. Elle a seulement permis qu'il soit vaincu pour que, selon les lois du clan, un autre prenne la tête de la tribu et accomplisse ce qui devait être.
— Tu prétends qu'il vous est interdit de provoquer la mort ?
— Ou de l'empêcher, c'est ce que j'ai dit, oui. Les bornes d'une existence, ce n'est pas nous qui les fixons. Nous pouvons seulement orienter les possibles entre le début et la fin de ce qui existe, afin que chaque réalité évolue comme elle le doit. Nous ne pouvons supprimer ce qui doit vivre, ni faire revenir ce qui n'est plus, ni créer ce qui n'a jamais existé.
Jannek ouvre la bouche, il voudrait hurler. Son désespoir, son déni. Le cri se bloque dans le fond de sa gorge, il se redresse, mâchoires crispées, sa colère prête à se déverser. Encore. Ses épaules s'affaissent devant le visage lisse de l'enfant. À quoi bon ? Pourquoi le nier ? Elle dit vrai, il n'en est que trop conscient.
— Nagamate m'a menti, crache-t-il, elle s'est bien fichue de moi !
— Le docteur Nagamate suit son propre chemin, mais ce qu'elle croit possible n'est pas nécessairement ce qui doit advenir. Il en est de même pour toi.
Agenouillée devant lui, Alaïs le contemple avec cette même innocence naïve. Par-dessus sa tête blonde, il aperçoit les autres enfants qui le fixent eux aussi dans un guet silencieux. Intuitivement, il comprend qu'il lui faut dire les choses. Mais les mots sont comme une bile amère, les laisser s'écouler lui brûle les lèvres. Une douleur qu'il lui coûte d'éprouver, pourtant il sait qu'à cet instant précis il n'a pas d'autre choix.
— Alors, mon frère ne reviendra pas.
La fillette penche la tête de côté, elle attend.
— Ni Soledad, se résigne-t-il à formuler.
— Non, affirme-t-elle avec douceur. Pas plus que tes parents, le docteur Gruber, Geneviève Leclerc... Ou tous ceux qui arrivent à leur terme et doivent un jour disparaître.
— Je refuse ! Cette réalité-là, je n'en veux pas !
Les iris lavande de la gamine s'allument d'une lueur de compassion. Derrière elle, les autres enfants, bien réveillés, l'observent avec une vigilance tranquille.
— Je comprends, admet-elle, mais c'est la tienne, celle qui t'a été assignée. Tu ne peux pas en changer, rien ni personne ne le peut. Chacun doit faire avec la réalité à laquelle il appartient et s'accommoder de ses exigences.
Une chape de plomb s'abat sur les épaules de Jannek, il se renverse en arrière, son crâne heurte la paroi de l'aquarium avec un bruit mat. Une porte qui se ferme.
— S'accommoder ? souffle-t-il. Plutôt subir ! Si tout est déjà écrit, il n'y a aucun choix.
— Pas tout à fait... Certaines choses sont immuables, pour autant leurs causes et leurs conséquences recèlent une infinité de possibles. Beaucoup de routes mènent à ce qui doit être. Les Alternautes montrent le chemin le plus sûr, mais chacun reste libre de l'emprunter ou d'en suivre un autre plus ardu tant que perdure l'équilibre. Ce choix-là t'appartient. Mais choisir, c'est aussi renoncer.
La gamine s'écarte, esquisse un pas de danse avant de retourner se nicher dans son fauteuil. Sa sentence s'estompe dans un fredonnement de comptine. Le vrombissement tenace de son portable arrache Jannek au brouillard hypnotique de sa voix. Il jette un regard machinal à l'écran sur lequel s'affiche un SMS incendiaire de Nadjet.
« Faut que vous veniez au commissariat, Patron ! Y a Léni Belladj qui vient de se pointer. Il prétend qu'il a des choses à dire sur l'agression du vieux, mais il ne veut parler qu'à vous ! »
Réalité.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro