3- D'une embrouille et d'antiquité
Seine-Saint-Denis, Le Blanc Mesnil,
Commissariat.
Lundi 1er février 2019
— Non, Monsieur, pas encore. Le meurtre du docteur Gruber n'a été découvert qu'il y a deux jours, il nous reste de nombreux éléments à vérifier.
— Oui, bien sûr, je comprends. Je voulais juste savoir si vous aviez un début de piste. Un éventuel suspect...
La voix sirupeuse suinte du haut-parleur avec la viscosité d'une sauce grasse. Nadjet Hachem lève des yeux blasés de l'ordinateur portable posé sur ses genoux juste à temps pour voir Jannek Miljanic hausser les siens au ciel avec une mine excédée. Elle devine la réplique acerbe qu'il réprime in extremis.
Rien d'étonnant. Le type au téléphone a beau être l'adjoint au maire, s'il tenait déjà un suspect, il ne le lui dirait pas. Même si ses méthodes sont parfois borderline, son patron n'a pas pour habitude de s'assoir sur le secret de l'enquête. Et certainement pas pour satisfaire les intérêts des politiques.
— Les investigations suivent leur cours, lâche-t-il, laconique.
— Certainement, Commandant ! assure l'autre. Je sais bien que vous faites votre travail. Mais... Ce qu'on a fait subir à ce pauvre homme est vraiment effroyable !
Il marque une pause puis reprend d'un ton compassé :
— Le docteur Gruber était très apprécié, cette agression barbare suscite beaucoup d'émotion et... d'inquiétude. J'ai déjà reçu les appels de plusieurs de nos concitoyens qui s'alarment à l'idée qu'un tueur sanguinaire rôde dans leur quartier. Je voudrais pouvoir les rassurer.
— Nous faisons le maximum pour identifier le meurtrier au plus vite.
— Je n'en doute pas ! Je connais votre rigueur et je sais que vous résoudrez cette affaire avec votre efficacité habituelle.
De nouveau, il s'interrompt et Nadjet sent l'agacement de son supérieur grimper d'un cran. Dans l'avalanche de compliments et le ton mielleux de l'édile, elle pressent ce qui va suivre et, inévitablement, lui hérisser le poil.
— Monsieur le Maire vous fait toute confiance pour débusquer ce monstre où qu'il se cache ! Et pour l'appréhender sans... dommages collatéraux. Vous connaissez... l'éruptivité de certaines de nos populations, Miljanic.
Et voilà ! Elle aurait dû parier. Le maire craint l'implication de la petite délinquance Blanc-Mesniloise dans l'assassinat du psychiatre et, plus encore, les réactions violentes des jeunes des quartiers en cas d'arrestation de l'un des leurs. Une grimace exaspérée tord les traits du commandant.
— Nous prendrons les précautions nécessaires, grogne-t-il.
— J'en suis convaincu, je connais votre professionnalisme. Eh bien, je vous laisse travailler, Commandant. Surtout, tenez-moi au courant de l'avancée de votre enquête.
— Compte là-dessus, connard ! explose Jannek en raccrochant d'un geste sec.
— Allons, Chef, un peu de diplomatie ! pouffe Nadjet.
Il lui jette un regard noir, ce mot ne fait pas partie de son vocabulaire, elle le sait très bien. Elle se mord les lèvres, faussement honteuse.
— Je n'ai pas l'habitude de perdre mon temps en ronds de jambe, grince-t-il, je ne vais pas commencer parce que la clique municipale s'affole des retombées potentielles du meurtre de Gruber ! « Il faut rassurer nos administrés, Miljanic ! Et surtout, ne faites pas de vagues dans les cités ! » Est-ce que cet abruti pense m'apprendre mon boulot ? La prochaine fois qu'il appelle, je vous laisse vous débrouiller avec lui.
— Haha, ça m'étonnerait qu'il se contente de parler à une simple subalterne ! objecte-t-elle avec une moue dubitative. Après, rien d'étonnant à ce que la mairie monte au créneau. On a essayé d'être discret sur les circonstances du meurtre, mais la rumeur s'est quand même propagée. Tout Blanc Mesnil est au courant et les gens fantasment. Les politiques ont horreur de ce genre de situation.
Jannek acquiesce d'un air morose. Comme elle, il a pu constater qu'en effet, les pires spéculations circulent déjà dans la commune. Crime rituel, psychopathe en liberté... Au commissariat aussi, le téléphone ne cesse de sonner, charriant toutes les angoisses d'une population qui vit au quotidien dans une terreur larvée. Sans compter les innombrables illuminés qui revendiquent le meurtre à coup d'arguments tous plus fantaisistes les uns que les autres, mais qu'il faut néanmoins vérifier.
Une corvée qui tient occupée une partie de l'équipe et a contraint le Serbe à mener seul les auditions des collègues de Gruber. Cette perte de temps l'excède, c'est flagrant. Il lorgne vers elle, confortablement installée sur le vieux canapé de cuir avachi qui occupe un coin de son bureau, et fronce les sourcils.
— Qu'est-ce que vous foutez vautrée sur mon divan, Hachem ? gronde-t-il. Je croyais que vous deviez interroger les proches et les voisins de Gruber !
— Déjà fait, Patron, répond-elle avec un clin d'œil. J'y suis allée hier, pendant que vous vous occupiez du personnel du CMP.
Eh oui, comme toujours, elle s'est acquittée de sa mission avec célérité. Il devrait plutôt l'en féliciter, son emportement n'a pas lieu d'être et son air un peu honteux en témoigne. Il ravale sa rogne.
— Très bien, se rattrape-t-il, et alors, vous avez trouvé quelque chose ?
— Rien d'extraordinaire. Il n'avait pas d'enfant et vivait seul depuis son divorce, il y a trois ans. C'était un homme discret et sans histoire. Il travaillait beaucoup, entretenait de bonnes relations avec ses voisins, mais s'étendait peu sur sa vie privée. Et de votre côté ? Qu'avez-vous tiré de ses collègues ?
— Même son de cloche. Il ne leur avait jamais fait part d'inquiétudes ou de problèmes particuliers et tout le monde l'appréciait. Il lui arrivait parfois d'avoir des mots avec certaines familles, qui contestaient ses diagnostics ou n'adhéraient pas aux soins qu'il proposait, mais ça n'a jamais été très loin. En substance, il n'avait pas d'ennemi.
— Mouais... Y a quand même eu cet accrochage avec des jeunes. J'ai recherché dans nos fichiers si Gruber n'avait pas, à un moment donné, signalé une quelconque menace. Eh bien, il avait justement déposé une main courante fin octobre.
Le commandant fronce à nouveau les sourcils, son visage se rembrunit d'une expression ennuyée, vite remplacée par un masque d'indifférence.
— Ah ouais ?
— Ben oui... Des gosses qui essayaient de squatter le jardin du CMP. Gruber les avait mis dehors et, deux nuits plus tard, quelqu'un a tagué la façade du pavillon et mis le feu aux poubelles. Vous vous rappelez pas ? C'est pourtant vous qui avez rédigé le PV.
— Oui, je me souviens, réplique-t-il d'un ton rogue. Personne n'était dispo ce jour-là, j'ai pris sa plainte. Il n'y a pas eu de suites, les faits étaient mineurs et rien n'indiquait que la sécurité de Gruber ou celle du CMP soient menacées.
— Ah... Est-ce qu'on a quand même identifié les responsables ?
— Pas eu le temps ! C'était le début des blocages de ronds-points par les Gilets Jaunes. Vous vous rappelez qu'on avait pas mal d'autres choses à faire ?
— Oui, je comprends. Mais... il faudrait peut-être revérifier. Et si la mort de Gruber avait un lien avec cet évènement ?
Jannek s'accorde un instant de réflexion avant de répondre. Il n'a pas l'air convaincu et elle n'en est guère surprise. Il n'aime pas trop quand des gosses sont impliqués dans des embrouilles. Surtout ceux des cités. Il a toujours fait preuve d'une grande bienveillance à leur égard, ce sont un peu ses protégés. C'est peut-être pour ça qu'il s'est occupé lui-même de l'affaire du CMP au lieu de la refiler à un de ces subordonnés. Pour ça, aussi, qu'il a omis de lui parler de l'épisode...
Et puis, la piste est mince, elle doit bien l'avouer. Ils connaissent l'un et l'autre le terrain et les jeunes des quartiers. Quand elle s'exprime, leur violence est brute de décoffrage et peut en effet atteindre des extrêmes. Sauf qu'en général, elle est impulsive et immédiate.
— Ça m'étonnerait, confirme-t-il. Si ces gamins avaient voulu se venger, ils auraient pu tabasser Gruber à mort, mais je les imagine mal attendre trois mois pour le faire. Surtout pour une simple altercation. De plus, ça ne cadre pas avec le rapport d'autopsie.
Il tend la main vers son bureau et s'empare d'une liasse de papiers qu'il parcourt d'un rapide coup d'œil.
— D'après le légiste, l'arme qui a tué Gruber n'est pas un couteau ordinaire. La lame a laissé des marques inhabituelles sur la plaie à la gorge et les lacérations. Elle semble d'une longueur peu commune, courbe avec des bords crénelés. Genre un poignard ancien ou une sorte de dague... Rien à voir avec les crans d'arrêt que trimballent les voyous du coin.
— Ni avec les couteaux de cuisine qu'on trouve en grande surface, admet Nadjet, perplexe. C'est pas banal, pourquoi le meurtrier se serait servi d'une arme ancienne pour tuer Gruber ? Je me demande...
Songeuse, elle tapote l'ordinateur toujours posé sur ses cuisses.
— On a réussi à craquer le mot de passe de l'ordi de Gruber au CMP, j'ai un peu fouiné dans son historique Internet et sa messagerie. Ces derniers temps, il a fait de nombreuses recherches sur l'Égypte des pharaons et la Chine antique... Et il a aussi échangé plusieurs mails avec un certain docteur Del Pozzo, une sorte d'historienne, je crois. Il lui envoyait régulièrement des textes bizarres, écrits en hiéroglyphes ou des trucs du genre.
— Il devait s'intéresser à l'Histoire de l'Antiquité, et alors ?
— Sur son temps de travail ? Pas trop son style, je dirais... Et puis, c'est aussi une époque où les dagues et les poignards étaient plutôt répandus, non ? C'est curieux comme coïncidence.
— Mouais... Sauf si sa passion pour l'Histoire incluait le trafic d'armes anciennes, je ne suis pas vraiment convaincu qu'il y ait un rapport avec sa mort.
Il se renverse dans son fauteuil pour étirer sa nuque endolorie par la tension des dernières heures. Les yeux clos, il se masse les tempes du bout des doigts et exhale un soupir désabusé. Nadjet l'observe, indécise. Il semble en proie à une préoccupation inhabituelle et en même temps absent. Avec au coin des lèvres cette expression à la fois nostalgique et fâchée qu'on a en constatant que le vieux pull effiloché et distendu qu'on aimait tant est définitivement immettable.
Comme si cette mort le touchait davantage que les autres. Comme s'il éprouvait... de la tristesse.
Mais c'est vrai, y a de quoi être troublé. Cette affaire n'est pas ordinaire. La personnalité de la victime déjà. Ce docteur Gruber était un homme bon qui ne méritait sûrement pas son sort. Un genre de grand-père dévoué qui avait consacré sa vie à aider les autres. Peut-être qu'il lui rappelle le sien, ou quelqu'un qu'il a connu autrefois, là-bas, en Serbie... Et puis la manière horrible dont on l'a tué. Oui, sûrement, la vision macabre de son cadavre mutilé pourrait secouer n'importe qui.
Pourquoi avoir assassiné cet homme dont les compétences et la bienveillance faisaient l'unanimité ? Pourquoi s'être acharné sur son corps ?
On attend de lui qu'il trouve les réponses. Ou au moins un début de piste. La hiérarchie va le harceler – surtout si le maire s'en mêle – et elle connaît sa rigueur et sa conscience professionnelle. De quoi filer la pression au plus zen des enquêteurs. Et zen n'est pas le premier qualificatif qui lui vienne à l'esprit pour définir le commandant Miljanic.
Sans crier gare, il extirpe son mètre quatre-vingt-cinq de son fauteuil, s'empare de son blouson et se dirige vers la porte sous son regard interrogateur.
— Je monte aux Tilleuls, Nadjet ! l'informe-t-il. Je doute que les bandes des quartiers aient quoi que ce soit à voir avec ce meurtre, mais ça ne coûte rien de vérifier. De votre côté, tâchez de me loger cette Del Pozzo, qu'on sache un peu ce que Gruber fabriquait exactement avec elle.
Elle hoche la tête et replonge le nez vers son écran. Pas la peine de discuter, encore moins de lui proposer de l'accompagner. La cité des Tilleuls, c'est sa chasse gardée, de toute façon.
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