Seine-Saint-Denis, Le Blanc Mesnil,

Institut Andromède.

Mercredi 10 février 2019

Un déclic, le bracelet s'ouvre, Jannek bondit.

Sa main gauche fuse vers le bureau et s'empare de son Sig SP 2022 réglementaire. Un reliquat de sédatif lui brouille fugitivement la vue et ramène un goût amer au bord de ses lèvres. Mais cette fois, il s'est préparé. Il refoule la nausée, assure son équilibre, libère le cran de sûreté de son arme et la braque sur le garde du corps qui s'apprête à lui sauter dessus.

— Dites à votre chien de garde de rester tranquille s'il tient à ses rotules ! ordonne-t-il. Il s'allonge face contre terre et il ne bouge plus !

À peine surprise, Nagamate opine du chef et interrompt d'un coup de menton les velléités belliqueuses du cerbère. Sous l'injonction conjuguée de sa patronne et du canon pointé sur ses genoux, l'homme obtempère sans discuter.

— Et maintenant ? interroge l'Asiatique d'un ton détaché.

— Maintenant, gronde Jannek, on discute !

— N'était-ce pas déjà le cas ? sourit-elle.

Il lui jette un regard torve, son inaltérable sang-froid commence à lui taper sur les nerfs. Il se fend néanmoins d'un rictus sarcastique, reprend place sur le fauteuil et exhibe la fine tige métallique qui lui a permis de crocheter ses menottes. D'un geste fluide, il la replace avec soin dans le logement prévu à cet effet le long de la boucle de son ceinturon.

— Disons que je préfère échanger dans une position plus confortable, grince-t-il en agitant son arme, et de préférence sur un pied d'égalité.

— Je vois. Il semblerait que je vous aie sous-estimé.

— De l'intérêt d'être gaucher, persiffle-t-il. Et droguer et séquestrer un flic n'était sûrement pas une bonne idée, en effet. De quoi m'autoriser à vous arrêter et à vous flanquer en garde à vue, vous et le charmant Monsieur Singh. Au fait, il a ses papiers, celui-là ?

Le nez collé au parquet, le susnommé émet un grognement étouffé. Shiora Nagamate lève au ciel un regard excédé.

— Passeport suisse, rétorque-t-elle d'un ton à surgeler la banquise. Et je n'avais nullement l'intention de vous séquestrer !

— Ah non ? Vous comptiez m'inviter à prendre le thé, sans doute ! Pardonnez-moi, j'avais mal interprété vos intentions.

— Je vous en prie, s'irrite-t-elle, faites-moi grâce de votre ironie ! Je voulais juste que vous m'écoutiez, j'espérais vous convaincre...

— Me convaincre de quoi ? Que le bien de l'Humanité exige que je vous laisse poursuivre vos expériences sur ces gosses ?

— Il ne s'agit pas d'expériences, Commandant, je crois vous l'avoir déjà expliqué ! Les enfants sont beaucoup trop précieux, en aucun cas je ne courrais le risque de leur faire le moindre mal. Et, oui... j'espérais que vous vous rangeriez de mon côté.

— C'est à dire ?

— Je vous l'ai dit, j'ai besoin de temps. Isha a dû s'entraîner pendant des mois pour réussir à provoquer volontairement la connexion avec Itzel et contrôler à peu près leurs échanges, les autres sont loin d'avoir sa maîtrise. Les manifestations de leurs alters sont encore relativement imprévisibles, vous avez pu en juger par vous-même !

— Les textes... réalise Jannek. Et la « prestation » d'Alaïs !

— En effet. De plus, les informations qu'ils échangent restent fragmentaires. Il me faudra encore plusieurs semaines pour lever ces blocages et avoir une chance qu'Arwin tire de son double des connaissances exploitables. Et jusque-là, il est impératif que mes recherches demeurent confidentielles.

— Pourquoi ? Vous avez peur qu'un de vos collègues vous pique la primeur de la révélation ?

— Ne dites pas n'importe quoi ! Il ne saurait être question de gloire personnelle quand l'avenir de notre monde est en jeu et il n'a jamais été dans nos intentions de révéler l'existence des Alternautes !

— Mais...

— Nous ignorons pourquoi et comment ces êtres sont apparus, mais une chose est certaine : depuis les origines, ils manipulent notre destinée. La découverte de leur rôle dans notre évolution provoquerait une véritable déflagration. L'Humanité n'est pas prête à cela !

Jannek acquiesce d'un signe de tête ; Soledad a tenu un discours similaire, il s'en souvient très bien.

— Ça risque de provoquer des remous, en effet, concède-t-il.

— C'est le moins qu'on puisse dire ! Tous les philosophes, religieux, scientifiques ou politiques de la planète viendront donner leur avis, certains y verront de nouveaux dieux à adorer, d'autres des monstres à éradiquer, d'autres encore la source d'un pouvoir dont ils voudront s'emparer. Il y aura des mouvements de panique, des conflits...

— Un joli bordel... Mais au final, n'est-ce pas ce que vous souhaitez vous-même : exploiter ce pouvoir ?

— Voyez-le ainsi si ça vous chante ! Mais sachez que nous le ferons avec discrétion et discernement, en laissant l'Humanité dans l'ignorance de sa source. Quand Arwin nous aura permis d'accéder aux connaissances de son alter, nous les transmettrons à des personnes capables de les exploiter et de les présenter au monde comme le fruit de leurs propres recherches. Monsieur Chandhury et le professeur Omnionis travaillent déjà à réunir un collectif de scientifiques dans ce but.

— Oh, je vois ! Une sorte de confrérie gardienne du secret. Mieux que les Illuminati et les Sages de Sion réunis !

— Ne soyez pas caricatural, voulez-vous ! Mais il est clair que le secret est indispensable pour que ce projet ait une chance d'aboutir.

— Et donc, vous me demandez de fermer les yeux et d'oublier toute cette histoire ?

— Je vous demande de me laisser terminer mon travail sans interférer. Et aussi de faire votre boulot, Commandant. Arrêtez le meurtrier de Gruber !

Jannek ne peut s'empêcher de sursauter au rappel d'une nécessité que les dernières heures lui avaient presque fait oublier. Trouver à cette affaire une résolution qui n'implique pas ses anciens camarades, un coupable crédible auquel il ne doive rien. C'est uniquement pour cette raison qu'il est retourné voir Soledad, qu'il s'est laissé convaincre d'examiner sa théorie farfelue. Et maintenant, cette femme le ramène brutalement à cette réalité. Avec une idée derrière la tête, il est prêt à le parier

— En quoi est-ce que ça vous importe ? demande-t-il, suspicieux. Gruber était des vôtres ? Sa mort est donc bien liée aux Alternautes, c'est ça ?

— Il me semble que c'est évident ! Je ne voudrais pas faire injure à vos talents d'enquêteur, mais franchement... Vous seriez-vous intéressé aux enfants si le tueur ne s'était pas inspiré de leurs écrits pour assassiner ses victimes ?

Il fronce les sourcils, songeur. Même s'il existe d'autres raisons - dont une explosive linguiste rousse n'est pas la moindre - il doit bien admettre qu'elle a raison. Jamais il ne se serait embarqué sur cette piste s'il n'avait pas remarqué les similitudes troublantes entre les meurtres et les textes des gamins.

— Et donc, vous en déduisez...

— Que le tueur cherche délibérément à attirer l'attention sur les Alternautes !

— Et dans quel but, selon vous ?

— Ça, je l'ignore, mais certainement pas pour nous aider, en tout cas ! Une chose est sûre : il vous a conduit jusqu'à nous ; et quel meilleur moyen d'entraver nos projets que de nous coller la police dans les pattes ?

— Ce serait vos travaux qui seraient visés ? Il m'aurait... aiguillé vers vous pour que je vous empêche de les poursuivre ?

— C'est une hypothèse plausible, vous ne croyez pas ?

— Et vous ? Vous ne croyez pas que tuer deux personnes et en agresser une troisième, juste pour me pousser à mettre le nez dans vos affaires, c'est un peu... excessif ?

— Que voulez-vous que je vous dise ? Le monde est plein de gens excessifs. Et parmi les rares personnes qui connaissent l'existence des Alternautes, il y en a peut-être une qui estime notre projet dangereux. Un illuminé, persuadé que changer le futur engendrera le chaos...

De nouveau, il hausse un sourcil perplexe. Idrissa Doucoure a clairement évoqué le danger de jouer avec la trame des possibles. Ses inquiétudes portaient sur les risques d'altérer le passé, mais sans doute jugerait-il tout aussi funeste l'idée de modifier l'avenir. Il aurait pu...

Ça n'a pas de sens ! Le griot, lui aussi, a failli y rester. Et qui, de toute façon, pourrait croire qu'un vieux monsieur chétif soit capable de larder de coups de couteau un homme de la corpulence de Gruber ? Même Geneviève Leclerc aurait pu lui résister !

Pour autant, les motivations que Nagamate prête au tueur restent à envisager. Une nouvelle piste à laquelle il n'avait pas songé, toujours plus séduisante à ses yeux que l'hypothèse de Nadjet.

— Quoi qu'il en soit, reprend la directrice, cet individu se trompe. Notre but n'est pas de transformer la réalité, juste de permettre à l'Humanité d'avancer plus vite. Maintenant la question à laquelle vous devez répondre c'est : est-ce que vous allez nous donner une chance d'y parvenir ?

Jannek relève vers elle un regard lourd. Un instant, il observe en silence ses traits délicats embrumés d'une lassitude qui ne lui ressemble pas. Elle passe une main nerveuse sur son front, paraissant redouter sa réponse. Troublée, pour ne pas dire inquiète.

— Non, Docteur, réplique-t-il, la vraie question est de savoir si vous en êtes capable.

— Capable de quoi ? s'enquiert-elle, surprise.

— Capable de modifier la réalité.