21- De balnéothérapie et de portes qui claquent (2/2)
— Mais où a-t-elle fourré ces fichus dossiers ? Ils devraient être là !
Les poings sur les hanches, Soledad toise le classeur métallique et les tiroirs ouverts d'un air mauvais, comme si les meubles étaient personnellement responsables de leur contenu. Campé près de la porte entrouverte du bureau, Jocelyn Anagbi abandonne brièvement la surveillance du couloir pour lui glisser un coup d'œil anxieux.
— Qu'y a-t-il ? s'enquiert-il. Un problème ?
— Et comment ! Il n'y a pas le moindre dossier médical ici. Ce n'est pas normal !
— Vous êtes sûre ?
— Absolument, j'ai regardé partout !
— Bah... peut-être qu'il n'en existe pas...
— C'est impossible, je vous dis ! Shiora Nagamate est médecin et vous m'avez dit qu'elle menait des recherches sur les enfants neuro-divergents. Elle doit suivre de très près les progrès de vos élèves. Elle a forcément consigné ses observations quelque part !
— Je... je n'en sais rien, bredouille l'instituteur, troublé. Elle les a peut-être rangés ailleurs.
— Je m'en doute, mais où ?
— La bibliothèque, suggère-t-il avec un geste en direction des étagères chargées d'épais volumes.
— Y a que des bouquins de médecine, j'ai vérifié.
— On ferait mieux de laisser tomber...
Toujours posté en sentinelle sur le seuil de la pièce, l'enseignant triture nerveusement son portable dans une expectative anxieuse. Soledad se renfrogne un peu plus, il ne lui est pas d'une grande utilité. Pour autant, sa raison lui souffle qu'il n'a pas tort. Qu'a-t-elle besoin de se mêler de cette affaire ? Elle n'est pas concernée, elle n'appartient pas à la police, ce n'est pas à elle de mener l'enquête.
Mais la curiosité... Mais le sentiment de tenir un truc extraordinaire, d'avoir seulement effleuré les contours d'un mystère qu'elle doit absolument élucider. La mine morose, elle parcourt la pièce d'un regard dépité. Si seulement elle pouvait...
L'extinction soudaine du plafonnier l'empêche d'achever sa réflexion, Jocelyn Anagbi bondit vers elle, sa main brune étouffe sur ses lèvres son cri indigné. En une fraction de seconde, la panique remplace la stupeur. Son cerveau bouillonne. Dans son esprit, les pensées se heurtent à pleine vitesse, convergent vers une terrible conclusion. Elle s'est trompée ! Finalement, elle a mal jugé le jeune homme. Il est coupable, seul ou complice avec Nagamate. Il a décidé de l'éliminer !
Elle suffoque, tente de se débattre, d'échapper aux bras solides qui l'enserrent.
— Ne bougez pas, chuchote -t-il à son oreille, taisez-vous. Il... il y a quelqu'un dans le couloir.
Soledad écarquille les yeux, la voix est plus implorante qu'injonctive. L'information se fraye un chemin jusqu'à sa conscience. Quelqu'un ?
Dit-il vrai ? Est-ce juste une nouvelle manœuvre pour endormir sa méfiance ? Lui revient en mémoire la fugitive vision de la silhouette imprécise qu'elle a cru apercevoir tout à l'heure au premier étage. Elle tente de retrouver son calme, de chasser les images de meurtre et de fin prochaine, se contraint à l'immobilité, hoche la tête en signe d'assentiment. La pression de la main sur sa bouche se relâche.
— Que...
— Chhhttt ! Écoutez...
Elle se tait aussitôt. Faire abstraction du martèlement sourd de son sang contre ses tempes, tendre l'oreille à l'affût du moindre bruit.
Il lui semble en effet percevoir le souffle ténu d'une respiration, un discret trottinement, le frottement léger de sandales qui passe devant la porte entrouverte et s'éloigne, laisse dans son sillage le fredonnement d'une voix enfantine qui égraine une comptine. Soledad échange avec l'enseignant un regard incrédule.
— On dirait un gosse... murmure-t-elle.
Jocelyn acquiesce, en apparence aussi étonné qu'elle. Son étreinte se desserre, elle en profite pour se glisser silencieusement jusqu'à la porte. Il ne cherche pas à la retenir et lui emboîte docilement le pas. Ils jettent de conserve un coup d'œil prudent dans le couloir. Gauche, droite.
Le corridor longe l'aile ouest de la bâtisse, la lueur de la lune y pénètre par trois hautes fenêtres, rayant le parquet d'éclats bleu-gris. La silhouette fluette d'une adolescente y joue à la marelle, saute de l'un à l'autre dans le frou-frou soyeux d'un sari vaporeux. Un halo ondulant de cheveux noirs drape l'apparition d'un capuchon de nuit.
— Eh, mais c'est la gamine qui était avec Nagamate ce matin, chuchote Soledad.
À ses côtés, l'instituteur s'étouffe. Tandis qu'elle esquisse un pas vers la jeune fille, il lui saisit le bras et la ramène vivement dans le bureau.
— Attendez, implore-t-il, je ne sais pas ce qu'il se passe, mais il y a vraiment un truc pas net ! Elle ne devrait pas être là...
— Je suis bien d'accord, il n'est pas normal qu'une de vos pensionnaires se balade toute seule dans l'institut en pleine nuit ! Il faut tirer ça au clair, je suis sûre que c'est Nagamate qui...
— Vous ne comprenez pas ! Cette petite n'est pas une de nos élèves et elle n'a aucune raison d'être ici, c'est... C'est Isha Chandhury, la fille de notre mécène.
— Hein ?
— C'est à cause d'elle qu'il a créé la Fondation Andromède et ses structures d'accueil. Elle souffre de troubles autistiques sévères, elle vit à l'institut de Genève et, à ma connaissance, elle n'en sort jamais.
— Euh... Peut-être que son père a décidé de vous la confier.
— Mais ça n'a pas de sens ! Si c'était le cas, on nous aurait prévenus. Et pourquoi Monsieur Chandhury l'enverrait-il chez nous alors qu'elle bénéficie déjà des meilleurs soins ?
Soledad plisse les lèvres d'un sourire matois.
— Parce que le docteur Nagamate l'en a convaincu ? suggère-t-elle. Je ne serais pas surprise qu'elle possède les mêmes capacités bizarres que vos élèves.
— Que... quoi ? Vous plaisantez ! D'où est-ce que vous sortez ça ?
Excellente question ! Cette conclusion lui semble évidente... Mais pourquoi, en effet ? Elle glisse de nouveau une tête dans le couloir et observe la jeune fille qui poursuit sa chorégraphie en chantonnant. Songeuse, elle superpose son visage lisse à celui de l'adolescente croisée le matin. Elle se frotte la racine du nez avec perplexité, tente de se remémorer les détails de leur rencontre. Son regard s'éclaire tandis qu'elle visualise la scène.
— La gosse dessinait quelque chose quand je suis tombée sur elles...
Des symboles, tracés dans la neige immaculée de la clairière de la pointe de ses pieds agiles. L'Asiatique s'était empressée de les piétiner lorsqu'elle s'était approchée, mais elle avait eu le temps d'en apercevoir une partie.
— Ça ressemblait vaguement à des pictogrammes précolombiens, lâche-t-elle. Et... Nagamate l'a appelée Itzel !
— Oui, et alors ? grommelle Jocelyn sans comprendre.
— Itzel est un prénom d'origine maya.
La lumière semble se faire dans l'esprit du jeune homme. La bouche ouverte, il hoquette d'un air abasourdi.
— Vous... vous voulez dire qu'Isha Chandhury serait... comme Alaïs et les autres ? Qu'elle pourrait... communiquer avec une fille maya dans une autre réalité ?
— Avec un écho d'elle-même, si on en croit votre oncle, un alter ego qui appartiendrait à une réalité du passé. C'est l'idée, en effet, mais surtout...
Elle marque une brève pause et darde sur l'enseignant un œil incisif.
— Si Nagamate connaît l'identité de son alter au point de l'appeler par son nom, c'est qu'elle est parfaitement au fait de sa nature ! Pourtant, elle n'en a jamais rien dit.
— Peut-être qu'elle vient juste de le découvrir.
— Ou qu'elle le sait depuis longtemps, mais qu'elle avait une bonne raison de garder cette information secrète ! Dans ce cas, on peut raisonnablement s'interroger sur son implication dans les récents événements, vous ne croyez pas ?
Jocelyn se crispe, ses traits déjà marqués par l'inquiétude se contractent un peu plus.
— C'est impossible ! répète-t-il d'un ton atterré.
— Il faut en avoir le cœur net, affirme Soledad, et il n'y a qu'un moyen de le savoir.
Sans laisser à l'enseignant le temps de protester, elle sort dans le couloir.
— Itzel ! appelle-t-elle.
Le nom résonne contre les vitres glacées. Trop fort. Le fredonnement s'interrompt, la danse se brise. L'adolescente fait volte-face, tourne vers elle un visage figé. Les puits obscurs de ses yeux sondent la pénombre, accrochent sa présence. Battement de cils. Elle détale sans crier gare.
— Attends !
Soledad se lance à sa poursuite, suivie par un Jocelyn bougonnant, une porte claque au bout du couloir. Elle se heurte à un double battant de bois sombre qu'elle pousse résolument et s'immobilise au seuil d'un vaste espace surmonté d'une verrière festonnée de neige.
— C'est quoi, cet endroit ? s'exclame-t-elle en pointant avec stupeur le bassin d'eau turquoise miroitant de clarté lunaire, bordé de larges plages de teck.
— Nos installations de balnéothérapie, indique le jeune homme, mais...
Son front se ride d'un pli soucieux.
— Ce secteur est sécurisé pour éviter les accidents, il faut un badge pour entrer. Cette porte ne devrait pas être ouverte !
— Eh bien, elle l'est. Et visiblement, la gosse a passé un certain temps ici, regardez ça !
En hâte, elle contourne le bassin ; étendue près du rebord, une natte de joncs tressés accueille un bol de riz aux légumes à demi consommé, quelques fruits et plusieurs feuillets couverts d'une écriture exotique. Soledad s'en empare, examine rapidement les symboles et laisse échapper un gloussement.
— Ce sont bien des pictogrammes mayas. J'avais raison, elle est comme les autres !
L'affirmation arrache l'enseignant à la contemplation ébahie des reliefs du repas. Il la fixe d'un air absent, sur son visage se bouscule toute une collection d'expressions contrastées : stupeur, incrédulité, panique... À l'évidence, les évènements vont trop vite pour lui, il semble complètement dépassé. Elle lui renvoie un sourire rassurant.
— Il faut qu'on interroge cette Isha, affirme-t-elle, c'est une occasion inespérée de cuisiner un de ces gamins. Avec un peu de chance, elle nous dira pourquoi et comment elle est ici.
Glissant d'un geste vif les feuilles manuscrites dans la poche de son manteau, elle scrute les alentours à la recherche de la jeune fille. Outre la piscine, la salle propose différents équipements en mode open space qui n'offrent guère de possibilités de se cacher ; ni le jacuzzi, ni les douches italiennes ou les tables de massage ne dissimulent la fuyarde.
— Où est-ce qu'elle a pu passer ? maugrée Soledad.
Émergeant enfin de son apathie, Jocelyn lui désigne une arche sombre à demi masquée par des claustras à l'autre bout de la pièce.
— Les vestiaires... suggère-t-il.
Elle réprime un grognement agacé. Évidemment ! La logique et l'hygiène imposant d'y passer avant d'accéder aux installations, il est même probable qu'il s'y trouve une seconde issue. Idéal pour filer en douce ! Pouvait pas y penser plus tôt ? ronchonne-t-elle entre ses dents.
Elle se hâte dans la direction indiquée en priant que la gamine n'ait pas eu le temps de quitter les lieux et d'aller se cacher Dieu sait où dans le dédale de l'institut. Ou qu'il n'y ait pas d'autre accès. Ou qu'il soit verrouillé et qu'elle n'ait pas la clef. Ou que...
À l'instant où elle pénètre dans les vestiaires, l'écho métallique d'une porte qui claque ruine ses espoirs. Elle bifurque sur sa gauche vers l'origine du son. La faible lumière diffusée par la verrière s'éteint bientôt tandis qu'elle s'enfonce entre deux rangées de cabines. Derrière elle retentissent les pas de l'enseignant, précédés du faible halo de son téléphone portable. Juste assez de clarté pour distinguer les contours d'une porte au fond du local. Sans réfléchir, elle se précipite, attrape la poignée et pousse de toutes ses forces.
— Non ! Att... glapit Jocelyn dans son dos.
Un hululement strident déferle sur elle à l'instant où le battant s'entrouvre. Elle a à peine le temps d'apercevoir un escalier qui s'enfonce dans les ténèbres avant qu'une poigne musclée ne la tire en arrière. La porte se referme sèchement, arrachant au passage une touffe de poils au bas de son manteau de fourrure. Furaxe, elle fait volte-face, prête à invectiver l'instituteur. Il ne lui en laisse pas le temps.
— Bon sang ! gronde-t-il. Vous ne réfléchissez donc jamais avant de foncer tête baissée dans les ennuis ?
D'un geste emporté, il lève le faisceau de sa torche, révélant l'avertissement placardé sur la porte : un gros triangle jaune souligné de l'inscription « Accès interdit - Issue sous alarme »
— Je... bafouille Soledad, penaude, je... je suis désolée. Mais la gosse s'est enfuie par là, je voulais...
— Impossible ! Ça mène au sous-sol. Il n'y a que la chaufferie et les installations techniques, en bas. Qu'est-ce qu'elle irait y faire ?
— Je n'en sais rien, mais je suis sûre que j'ai entendu claquer cette porte ! Il faut vérifier...
— Pas le temps ! L'alarme est reliée à un central de surveillance. Dans moins de dix minutes, une équipe technique va débarquer et le docteur Nagamate sera prévenue. Il ne faut pas qu'on nous trouve ici, on doit partir, et vite !
Cette fois, il affiche une mine déterminée et tourne déjà les talons.
— Faites comme vous voulez, lâche-t-il, mais moi, je me barre !
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