20- D'évolution et de révolution
Paris,
Bibliothèque François Mitterrand.
Lundi 8 février 2019
— Bingo !
L'exclamation enthousiaste claque comme un coup de feu dans le silence religieux de la salle de lecture. Elle vaut aussitôt à Soledad les regards désapprobateurs des quelques usagers présents. Avec une grimace contrite, elle rentre les épaules, se tasse sur sa chaise et replonge aussitôt le nez vers son ordinateur.
Malgré tout, elle ne peut retenir un sourire satisfait en contemplant les résultats de ses recherches affichés à l'écran. Elle le savait. Elle a eu raison de se fier à son intuition et à son principe le plus sacré : ne jamais rejeter une hypothèse au prétexte qu'elle semble de prime abord invérifiable. On peut toujours démontrer quelque chose. À condition d'user de méthode et d'ouverture d'esprit.
La théorie d'Idrissa, aussi extravagante qu'elle puisse paraître, ne fait pas exception à la règle et les arguments qu'elle a servis au commandant Miljanic à propos du devin égyptien lui ont fort opportunément remis ce précepte en mémoire. Nourethep n'est pas une affabulation, plusieurs écrits anciens attestent son existence. Un point de départ suffisant pour traquer dans les méandres de l'Histoire l'empreinte d'autres Alternautes présumés.
Et voilà, une fois encore sa curiosité a payé. De même que cet après-midi passé à éplucher l'inépuisable banque de données de la Bibliothèque Nationale de France en quête de preuves tangibles à l'appui des dires du griot.
Soledad relit ses notes avec une pensée reconnaissante pour l'obscur étudiant en archéologie qui lui a permis de débusquer le jeune novice auteur de la stèle de Menaka. Il a opportunément consacré plusieurs chapitres de sa thèse sur l'édification d'Angkor Vat au soutien apporté par le clergé khmer à son roi bâtisseur. Et suffisamment creusé son sujet pour mentionner l'apport déterminant en matière de techniques d'irrigation de l'un des apprentis du grand prêtre. Vyanjât, assurément.
Du moins fort probable. La période et le contexte concordent, ainsi que le profil du garçon. Tout comme celui d'une certaine Kè Léi correspond parfaitement à ce qu'elle recherche.
Celle-ci, Soledad l'a identifiée dans la correspondance de Marco Polo - une vraie mine d'informations sur la Chine du XIIIe siècle, ce vénitien - et elle est presque sûre qu'il s'agit de l'alter de la petite Clémence.
Cette Kè Léi appartenait à la tribu mongole qui gardait la tombe du légendaire Gengis Khan. Elle avait rejoint la Maison Impériale à la mort de Gengis et noué avec son futur successeur, Kubilai, une complicité inattendue. On lui prêtait aussi des talents divinatoires ; dans ses récits de voyage, Polo suggérait même l'influence de ses oracles sur nombre des plus admirables réalisations de l'Empire du Milieu.
Nourethep, Vyanjât, Kè Léi... Trois adolescents du passé qui auraient permis à leur civilisation de connaître des avancées importantes. Transmis des savoirs inédits. Fait progresser la société de leur temps.
Soledad fronce les sourcils, elle ne dispose pas de matériel historique fiable concernant la chamane préhistorique, mais le récit d'Alaïs mentionnait sa maitrise du feu et des herbes médicinales. Il est donc probable qu'elle ait joué auprès de sa tribu un rôle similaire. Et grâce à la victoire de son champion, un groupe Homo Sapiens a franchi les Alpes, essaimé vers le nord de l'Europe et supplanté l'ancêtre Néandertal. Un événement déterminant pour l'évolution de l'espèce humaine dans cette région du globe.
Elle se recule sur sa chaise et considère pensivement le tableau dans lequel elle a synthétisé le fruit de ses investigations. Elle est parvenue à rassembler assez de données historiques concrètes pour accréditer les propos du griot. Ou, du moins, pour commencer à se poser sérieusement la question de leur pertinence.
Son esprit chemine d'analyse en déduction ; si ces Alternautes existent vraiment, si ce lien entre leurs multiples « échos » leur confère la connaissance de toutes les réalités potentielles, alors...
Façonner l'avenir, orienter l'évolution pour qu'elle suive une ligne prédéfinie.
Idrissa prétend que c'est là leur mission. Construire la réalité pas à pas, afin qu'elle soit conforme à ce qu'elle doit être. Permettre à certains futurs d'advenir. Garantir que les possibles deviennent certitudes.
Ses doigts se crispent sur le rebord de la table, un léger vertige la saisit. Misère, si tout cela est vrai !
Il faudrait reconsidérer l'idée que l'Humanité se fait de son cheminement. Réviser intégralement les notions même d'Histoire, de progrès, d'évolution. Sans parler des concepts de destin et de libre arbitre. Des millénaires de croyances, de religions, de philosophies, d'acquis scientifiques balayés par un nouveau paradigme : il existe des êtres différents. Des êtres dotés d'un pouvoir inaccessible au commun des mortels, dont l'intervention discrète a construit le monde tel qu'il est.
Tout un système de pensée à revoir. Une révolution inédite dans l'histoire de la race humaine, une vérité perturbante... et dangereuse.
Au point de tuer ?
Gruber, son assistante, Idrissa... A-t-on cherché à les faire taire ?
Un frisson désagréable la parcourt, des doigts glacés sur sa nuque, la sensation d'une lame froide contre sa gorge. Dans ce cas, ses découvertes la mettent elle aussi en danger ! Elle jette sur l'assistance un regard anxieux, n'y trouve que des étudiants studieux et des universitaires plongés dans leurs recherches.
On se calme !
Cette hypothèse ne tient pas la route. Si préserver le secret des Alternautes était le mobile du tueur, jamais il ne se serait inspiré de leurs écrits pour commettre ses crimes. C'était bien le meilleur moyen d'attirer l'attention sur eux.
Alors quoi ? Un illuminé qui se croit investi d'une mission et prend leur parole pour une injonction divine ? Une sorte d'épiphanie mystique ? Possible. Et guère plus rassurant, à ce compte, n'importe qui peut devenir une cible.
Soledad secoue la tête avec lassitude, cette affaire est un vrai casse-tête.
Léger soupir. Un coup d'œil à sa montre lui confirme le temps qu'elle y a déjà consacré. Plusieurs heures de recherches assidues, à compulser des documents anciens, à traquer les détails utiles au milieu d'un fatras d'informations sans intérêt, à procéder à des recoupements, à des comparaisons... Alors que les copies à corriger s'entassent sur son bureau à l'université !
Mais ça en valait la peine. Plus elle progresse, plus sa conviction se renforce. D'une manière ou d'une autre, les meurtres du Blanc Mesnil sont liés aux talents particuliers des enfants.
Et ce n'est pas ton problème ! Laisse tomber.
Impossible. Comment pourrait-elle en rester là ? Oublier une découverte dont la portée bouleverse toutes les certitudes qui fondent les bases de la civilisation humaine ? C'est juste contraire à son éthique de chercheuse, à sa nature, à son besoin indécrottable d'en savoir toujours plus. Et si de surcroît des vies sont en jeu ! Il est définitivement impossible qu'elle garde ces informations pour elle.
Reste à en convaincre le commandant Miljanic.
Elle fronce le nez avec une grimace dubitative. Il faudrait déjà qu'il daigne l'écouter, celui-là, et pour ça, c'est loin d'être gagné ! Ce type est une vraie tête de mule, cartésien à l'excès, buté... Le genre avec les deux pieds dans la glaise et sûrement pas la tête dans les étoiles. Peu de chance que la capacité à regarder au-delà des apparences soit sa qualité principale. Il est bien capable de l'envoyer bouler en ricanant qu'il ne croit pas au surnaturel.
Elle non plus n'y croit pas plus que ça, mais son patrimoine génétique maternel a dû lui transmettre un certain goût pour l'imaginaire. Et son domaine d'expertise l'a souvent confrontée à l'irrationnel, elle y est habituée, pour elle rien n'est par principe impossible. Seul compte le plaisir de débusquer une vérité cachée, même si elle se dissimule derrière des croyances improbables.
Une approche que le commandant ferait bien d'adopter dans le cadre de son enquête. Elle en est persuadée, Jannek Miljanic ne résoudra pas cette énigme s'il refuse de prendre en compte sa dimension paranormale. Et pour ça, il a besoin qu'on l'aide à sortir des sentiers battus.
Non.
Soledad grimace de nouveau. Ce n'est pas le problème.
La seule, la vraie question, c'est... pourquoi ce type l'attire au point de perdre son temps à tenter de le convaincre ?
Son honnêteté la force à l'admettre, la satisfaction de sa curiosité intellectuelle n'est qu'un prétexte, au mieux un bonus.
Inutile de se voiler la face, ma vieille, t'as envie d'une histoire avec ce mec !
Absurde ! C'est pile le genre d'homme qu'elle fuit en général comme la peste. Froid, grossier, totalement dépourvu de fantaisie. Retranché derrière des barrières mentales plus blindées qu'une salle des coffres suisse.
Mais solide, mais debout. Et en même temps fragile, labouré de failles et de vieilles blessures qui attendent d'être réparées. Elle le sent.
La plupart des gens qui se barricadent ainsi répondent à un besoin viscéral de se protéger. Ils ont peur de baisser la garde, peur d'exposer leurs faiblesses. Le plus souvent, ils ne demandent qu'à fendre l'armure, il suffit d'appuyer au bon endroit pour les y pousser. Avec Jannek, elle y est presque parvenue ce matin...
Ok, il te plaît. Et ensuite ?
Ce n'est pas une bataille de boules de neige qui transformera un flic grincheux en amoureux transi. Mais... c'est un début. Malgré sa propension à se montrer désagréable, c'est lui qui est venu la chercher. Il l'a invitée à la fête des Tilleuls, l'a emmenée dans ce parc. La preuve de l'intérêt qu'il lui porte ?
À moins qu'il n'ait juste décidé de se servir d'elle, d'exploiter ses compétences. Ou pire, qu'en dépit de son alibi pour la mort de Gruber, il ne continue à la soupçonner !
Un sifflement dépité fuse entre ses lèvres serrées, entraînant une nouvelle salve d'œillades exaspérées. Elle rétorque d'un regard noir. Cette dernière hypothèse instille un doute agaçant quant aux véritables intentions du commandant. Son insistance à la solliciter, leur escapade du matin ne sont-elles qu'un moyen de la garder à l'œil ? D'endormir sa méfiance pour lui faire avouer dieu sait quoi dans un moment d'égarement ?
Sûrement pas. D'abord elle n'a rien à cacher. Ensuite, ce bref intermède de complicité joyeuse, quand ils jouaient dans la neige comme des gosses, c'est elle qui l'a initié. Il ne l'a pas anticipé, elle est prête à en jurer.
Elle n'a pas rêvé non plus cette expression de soulagement, de plaisir, lorsqu'il l'a retrouvée dans la clairière après cette course poursuite improvisée. Même si, à y repenser, il y avait aussi dans ses yeux comme une ombre de panique. Peut-être à cause de la présence inattendue du Docteur Nagamate...
Dès qu'il l'a reconnue, il s'est refermé comme une huitre. Plus la moindre émotion sur son visage, retour à la rigidité professionnelle en mode congélateur. Il a demandé sèchement au médecin ce qu'elle fichait là, à peine écouté sa réponse et tourné les talons. Tout juste poli.
Comme s'il lui fallait à tout prix ériger des barrières, maintenir le contrôle. Comme si... il redoutait d'être pris en flagrant délit de lâcher prise.
Arrête, arrête, arrête !
D'un geste rageur, Soledad éteint son ordinateur portable et rassemble les ouvrages éparpillés sur sa table. L'urgence n'est pas de décrypter les états d'âme d'un flic tourmenté. Elle vient de faire une découverte sans précédent, une découverte qui a peut-être déjà coûté la vie à deux personnes et failli en emporter une troisième. La priorité, c'est d'éviter que le tueur ne frappe à nouveau ! Et pour ça, se poser les bonnes questions.
Il est lié aux enfants, c'est certain. S'il s'inspire de leurs productions pour perpétrer ses crimes c'est que, d'une manière ou d'une autre, il a eu connaissance de leur contenu. Quelqu'un à qui Gruber aurait montré ses traductions ?
Pour le récit d'Alaïs, en revanche, il n'existe pas de trace écrite. Il a forcément assisté à sa prestation à la fête des Tilleuls. Mais, à moins de maîtriser lui aussi la Langue des Origines, comment a-t-il pu comprendre la fillette et reproduire ses propos lors de l'agression d'Idrissa ? Soledad ne voit qu'une explication plausible, le tueur a dû épier sa conversation avec Miljanic. Elle se souvient parfaitement avoir évoqué certains détails de l'histoire quand elle lui a exposé la théorie du griot.
Tandis qu'elle rapporte la pile de bouquins au comptoir de prêt, elle essaye de se remémorer qui était présent lors de leur échange. Son front se plisse de concentration, l'agitation était à son comble, la crise de Noah et le chaos semé par les autres gamins avaient rameuté beaucoup de monde... Mais parmi la foule qui se pressait autour d'eux, il y a bien deux personnes qui cochent tous les critères.
Deux personnes qui côtoient régulièrement les enfants, sont au courant de leurs talents et auxquelles Gruber aurait pu parler du contenu des textes. Deux personnes qui se trouvaient à proximité, samedi soir, pendant qu'elle tentait de capter l'attention de Miljanic.
Jocelyn Anagbi et la directrice de l'Institut Andromède.
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