18- D'hôpital et d'herbes qui font marrer
Seine-Saint-Denis, Aulnay-sous-Bois,
Hôpital Robert Ballanger.
Lundi 8 février 2019
Avec un chuintement feutré, la porte de l'ascenseur s'écarte devant lui. Une bouffée de senteurs désagréables agresse aussitôt son odorat. Jannek se raidit et pince les narines. Serrant les dents, il quitte le cocon protecteur de la cabine pour s'immerger à contre cœur dans cette atmosphère particulière aux hôpitaux.
Odeur douceâtre de maladie, mêlée à l'âcreté des désinfectants et aux effluves de sueur piégées dans les housses des matelas... Lumière artificielle, crue, agressive... Faux silence mortifère, ponctué par le trottinement caoutchouteux des infirmières et le grincement métallique des charriots de soin...
Il déteste ces endroits, ce sentiment d'urgence, de tension anxieuse, qui plane en permanence derrière une illusion de repos. Ces expressions contraintes, douloureuses pour les proches, compassées pour les soignants. Il se crispe un peu plus. Trop de mauvais souvenirs.
Respirer profondément. Bien obligé, malgré tout, de s'y confronter s'il veut interroger Idrissa Doucoure.
Il se réjouit que les médecins aient donné rapidement leur feu vert. Tout compte fait, le griot s'en sort bien, il n'aura passé qu'une journée en soins intensifs. Ses blessures étaient impressionnantes, mais au final superficielles. Seuls ses vieux poumons malmenés par la fumée nécessitent encore une surveillance. Reste à savoir ce dont il se souvient et s'il pourra identifier son agresseur.
Ruminant ses questions, il bifurque dans un couloir désert. Les infirmières ont achevé leurs soins matinaux et l'heure de la distribution des repas n'est pas encore venue ; seul un homme en blouse blanche clopine vers l'ascenseur de service, un dossiers sous le bras. Un médecin, sans doute.
Concentré sur son futur interrogatoire, Jannek remarque tout juste sa présence. Elle effleure à peine sa conscience et n'y laisse qu'une vague impression familière. Le praticien semble flotter au bout du couloir, fragile, éthéré, comme tous ces figurants du quotidien, ces presque transparents, ces éléments de décor qui n'impriment jamais leur marque sur rien.
Pourtant, alerté par le bruit de ses pas, l'homme tourne la tête vers lui. Un visage brun, marqué de rides profondes, une expression bienveillante de vieux sage... Jannek se fige. Pincement au creux de l'estomac, vide d'un battement de cœur raté, sa vue se brouille. L'image tremblote comme celle d'un vieux téléviseur mal réglé, la silhouette se voûte, sa blouse blanche trop large chatoie des couleurs vives d'une tenue africaine traditionnelle.
Jannek bat des paupières. L'homme a disparu, avalé par le monte-charge. Au plafond, un néon tout près de rendre l'âme projette sur la porte de l'ascenseur ses clignotements d'agonie. Bouche entrouverte, il contemple le miroitement stroboscopique. Hypnotisé, pétrifié, absent.
— Commandant Miljanic ? Vous allez bien ?
La voix inquiète s'immisce le long de son nerf auditif.
— Où est Idrissa Doucoure ? articule-t-il. Vous l'avez laissé sortir ?
— Heu... Non, il est dans sa chambre avec l'assistante sociale.
Aux limites de son champ visuel se dessine le visage perplexe d'un jeune policier en tenue. Jannek le fixe un instant, le temps de se convaincre que son esprit s'est fait un film. Le mauvais éclairage et ses nuits presque blanches, sûrement. Peu à peu, la réalité reprend sa place et les mots de l'agent se muent en signal d'alarme.
— Comment ça, l'assistante sociale ? s'affole-t-il. Vous êtes censé protéger cet homme, personne ne doit l'approcher !
— Mais elle m'a dit qu'elle travaillait ici ! se défend la sentinelle. Et qu'elle devait trouver un logement au vieux monsieur pour quand il sortira de l'hôpital ! Parce que le sien a brûlé et que...
D'un geste excédé, Jannek écarte le jeune homme et jette un coup d'œil à travers le hublot vitré de la porte. À demi flouté par le verre dépoli, il distingue néanmoins l'éclat incandescent d'une chevelure écarlate.
— Imbécile ! fulmine-t-il en manœuvrant rageusement la poignée.
Il pénètre en trombe dans la chambre et tonne d'un ton furieux :
— Qu'est-ce que vous foutez là, bordel ?
Installée au chevet d'Idrissa, Soledad Del Pozzo lève tranquillement les yeux et le toise avec la fausse nonchalance d'une chatte prête à bondir.
— Commandant Miljanic, quelle bonne surprise ! persifle-t-elle. Je vais bien, merci. Idrissa aussi, bien qu'il soit encore très fatigué. Alors, si vous pouviez éviter de hurler...
Le rappel à l'ordre lui fait l'effet d'une gifle. Tout comme la vision du vieillard alité, tout frêle dans sa chemise d'hôpital en intissé bleu ciel.
Traits tirés, teint cireux, ecchymose violacée au front. Bras emmaillotés de bandes de gaze d'où émerge la tubulure d'une perfusion. Respiration hachée qui soulève son maigre torse, chuintement de l'oxygène à travers les petits tuyaux enfoncés dans ses narines dilatées.
L'état de faiblesse du blessé lui hurle l'indécence de son attitude. Il devine aussi, rivé sur sa nuque, le regard interloqué et vaguement désapprobateur du jeune factionnaire qui l'observe depuis le seuil de la pièce. Il ne peut pas se comporter ainsi ! Ce n'est pas l'image qu'il cultive depuis des années, celle d'un homme impassible, toujours maître de ses émotions. La honte de son emportement supplante provisoirement son exaspération envers la linguiste.
— Je... Veuillez m'excuser, Monsieur Doucoure... prie-t-il en refermant doucement la porte au nez de l'agent. Comment vous sentez-vous ?
Idrissa esquisse un pâle sourire.
— Pas trop mal, ma foi. Les médecins disent que je devrais m'en sortir. Par contre, je ne prévois pas de m'inscrire tout de suite à un marathon !
Jannek fronce les sourcils, ces deux-là font-ils un concours d'ironie à ses dépens ? Toutefois, la tentative de plaisanterie suggère que le vieil homme n'est pas si mal en point qu'il y paraît. Mais conserve-t-il des séquelles ? De quoi se souvient-il ? Connaît-il son agresseur ? Il lui faut des réponses, et vite !
— Je comprends, vous avez besoin de repos. Je ne voudrais pas vous fatiguer, mais il est impératif que je...
Il ravale la fin de sa phrase. Se contrôler, contenir son impatience. D'abord, se débarrasser de l'intruse. Procédure oblige. On pourrait lui reprocher de recueillir le témoignage d'une victime sans les précautions de confidentialité nécessaires à sa sécurité. Il ne veut pas courir ce risque. Ni celui que le vieux révèle des informations sensibles en présence de la jeune femme. Mais peut-être est-il trop tard, peut-être sait-elle déjà. Dans ce cas...
Idrissa coupe court à ses inquiétudes d'un murmure encore éraillé par les fumées inhalées.
— Tu dois m'interroger, Commandant, je sais. Malheureusement, j'ai peur de ne pas être très utile. Je ne me souviens quasiment de rien.
Jannek laisse échapper un soupir, il tire une chaise et s'installe au pied du lit.
— Ah... Vous n'avez pas vu votre agresseur ?
— Non. Enfin si... Peut-être.
— Comment ça, peut-être ? Vous l'avez vu ou pas ?
Idrissa arbore un pâle sourire gêné. Les yeux mi-clos, il semble débattre avec lui-même, indécis.
— Je... L'autre soir, j'ai... Enfin, bon... tu finiras par le savoir, je suppose, les médecins m'ont fait des analyses. J'ai pris les Herbes.
Œillade perplexe. En tant que flic, il se doute bien que les herbes en question ne sont pas destinées à préparer de la tisane. Ou alors une tisane un peu spéciale. D'un geste, il l'incite à continuer.
— J'ai pris les Herbes qui ouvrent le monde caché pour... interroger les Esprits. Le récit de la petite, à la fête... j'étais troublé, je voulais comprendre. Et... Je n'ai aucun souvenir de notre réalité après le début de la transe.
— Je vois ! lâche Jannek, la mine sombre. Écoutez, on va dire que je n'ai rien entendu concernant l'usage de ces herbes. Mais je vous conseille d'éviter d'en consommer à l'avenir. Franchement, c'est dangereux ! Si vous aviez été conscient, votre agresseur aurait eu moins de facilité pour s'en prendre à vous.
Le vieillard échange un bref regard avec la linguiste qui hoche discrètement la tête.
— C'est possible, admet-il avec un triste rictus, s'il s'était agi d'un tueur ordinaire. Mais... quelque chose est venu, pendant la transe. Une ombre qui n'était pas de ce monde.
— Pardon ? Vous êtes en train de me dire que vous avez été attaqué par un... spectre ?
— Je ne sais pas. Ce n'était pas un de mes Familiers, en tout cas.
— Un de vos quoi ?
— Tous les esprits ne répondent pas quand on les appelle, réplique Idrissa, soudain revigoré, et parmi ceux qui y consentent, seuls quelques-uns acceptent de tisser avec l'invocateur le lien privilégié qui permet de les interroger. Tu as tes indics, Commandant, j'ai mes Familiers, si tu vois ce que je veux dire.
Jannek s'empêche à grand peine de lever les yeux au ciel. Pratiques obscures, croyances d'un autre âge. Mais la comparaison lui parle, en effet, et il doit absolument déterminer ce que le vieux a réellement vu.
— Admettons... grogne-t-il. Bon, est-ce que vous avez remarqué quelque chose, un signe distinctif, qui permettrait d'identifier votre... visiteur ?
— Ma foi, pouffe le vieil homme, les paupières plissées de malice, les Esprits ont tous leurs singularités. Mais pas du genre qui sont répertoriées dans les fichiers de la police ! Pour autant, cette entité-là était... étrange, je dirais.
— On n'est plus à une extravagance près, maugrée Jannek avec un regard appuyé à Soledad, continuez, je vous prie. Qu'est-ce qui vous a paru étrange ?
— Difficile à dire, je n'en avais jamais rencontré de semblable. Cette chose est... double. À la fois d'ici et d'ailleurs. Défunte et pourtant encore présente dans notre réalité. Ce pourrait être un Alternaute, mais...
Pause. Le visage d'Idrissa se crispe, comme en proie à une réflexion douloureuse. Il lève une main fatiguée, rajuste ses lunettes à oxygène et inspire profondément.
— Mais les Alternautes ne sont pas des Esprits, poursuit-il, ils n'appartiennent pas au monde des morts et ne communiquent pas avec lui. Ce sont des vivants qui ont juste la capacité de connecter les réalités entre elles à travers les différents reflets d'eux-mêmes.
Encore ces Alternautes ! Pour dissimuler son irritation, Jannek se concentre sur la linguiste lovée dans le fauteuil à la tête du lit. Elle aussi l'observe, tortillant pensivement une mèche de cheveux flamboyants autour de son index. Elle guette ses réactions, il en a la conviction. Rester neutre, ne paraître ni surpris ni inquiet. Revenant au griot, il rétorque avec toutefois une pointe d'agacement :
— Pardonnez-moi si j'ai un peu de mal à percevoir la différence, ces subtilités paranormales m'échappent ! D'ailleurs, si vous êtes en si bons termes avec les esprits, expliquez-moi donc pourquoi l'un d'eux s'en serait pris à vous.
— Parce qu'il est l'une des rares personnes à connaître l'existence des Alternautes, justement ! intervient Soledad. Et qu'il sait de quoi ils sont capables. Dites-lui, Idrissa !
Jannek la fusille d'un regard noir. Évidemment ! Il était impensable qu'elle le laisse mener son interrogatoire sans y mettre son grain de sel. Ceci dit, l'idée qu'on ait cherché à faire taire le vieux bonhomme l'a effleuré, lui aussi. C'est même l'une des hypothèses qu'il a servies à son adjointe. Il y a peut-être là un fil à tirer.
— Que savez-vous au juste, Monsieur Doucoure ? demande-t-il sèchement.
Idrissa hausse les épaules et laisse échapper un soupir las.
— Que cette créature a peur et qu'elle est en colère... Ça, je l'ai senti. Mais aussi, que d'une manière ou d'une autre, elle est liée aux Alternautes et à... leur pouvoir.
— Allons bon ! Et c'est quoi, leur pouvoir ? Détruire le monde ?
— Presque, Commandant. Façonner la réalité.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro