17- D'incendie et d'un tueur griffu
Seine-Saint-Denis, Le Blanc Mesnil,
Cité des Tilleuls.
Dimanche 7 février 2019
Sirène hurlante, la voiture franchit à pleine vitesse un énième feu rouge. Sur les façades austères des cités et des pavillons miséreux, le gyrophare allume de brefs éclairs menaçants. Quelques couche-tard de retour de soirée jettent au véhicule des regards blasés. D'autres, qui espéraient vaquer à des activités moins recommandables sous le couvert de la nuit, s'abritent en hâte dans les recoins ombreux.
Jannek traverse la ville en trombe, à la limite de la prudence. En prenant l'appel de son adjointe, il s'est tout de suite douté qu'elle ne le dérangeait pas en pleine nuit un soir où il n'est pas de garde pour une banale agression ou une rixe entre dealers. La confirmation n'a guère tardé.
— La victime s'appelle Idrissa Doucoure, a-t-elle expliqué au téléphone, un papy des Tilleuls. L'agresseur a foutu le feu à son appart après l'avoir attaqué. Heureusement que les voisins ont appelé les pompiers à temps ! Il s'en est tiré de justesse, mais... Y a un truc bizarre, vous devriez venir.
Jannek s'engage sans ralentir sur le rond-point Pablo Neruda. Au-dessus des Tilleuls, il aperçoit un panache de fumée qui dérive mollement dans le ciel nocturne.
Idrissa Doucoure. Le fameux conteur aux hypothèses improbables. Il a survécu, mais dans quel état ? Nadjet n'a pas donné de détails.
Cette fois, il ne se soucie pas de ménager les susceptibilités et pénètre directement dans la cité avec son véhicule de fonction. Au pied d'une barre, il repère rapidement les secours ainsi que l'inévitable attroupement de riverains curieux. Freinage brutal dans un grand crissement de pneus. Il se gare au milieu de l'allée sans tenir compte des exclamations indignées de la foule et jaillit de sa voiture. Nadjet Hachem discute devant l'immeuble avec des habitants du quartier.
— Comment va la victime ? interroge-t-il sans préambule. Est-ce qu'elle va s'en sortir ?
Le Lieutenant lui jette un regard perplexe, visiblement surprise de sa fébrilité.
— Trop tôt pour le dire, grogne-t-elle, il est dans un sale état. Mais les gars du SAMU ont réussi à le stabiliser, ils viennent juste de l'emmener.
— Il s'est passé quoi, exactement ?
— C'est la fumée qui a alerté les voisins. Ils ont vite compris que ça venait de chez le vieux monsieur, au rez-de-chaussée. Ils ont pété la fenêtre du salon et ils ont réussi à le sortir avant même l'arrivée des pompiers.
— Pourquoi m'avez-vous parlé d'une agression ? Ça ressemble plutôt à un incendie accidentel, ces logements ne sont pas franchement aux normes.
— Ben... l'appart donne directement sur le parking. Si c'était le cas, il aurait eu le temps de sortir.
— Il dormait peut-être quand le feu s'est déclaré...
— Sauf qu'il était pas au lit, mais inconscient au milieu du salon ! Et quand les pompiers l'ont examiné, ils ont constaté qu'il était couvert de plaies. Il a pas pu se faire ça tout seul ! En plus, ses blessures...
Nadjet fronce les sourcils d'un air embarrassé.
— On dirait des sortes de griffures... Profondes. Comme si une bête sauvage l'avait attaqué !
— Chez lui ? C'est ça, le truc bizarre dont vous parliez ?
Elle hoche la tête. Dans les poches de son blouson, Jannek serre les poings. Bizarre, c'est le mot !
Ce n'est pas parce qu'il a rembarré la linguiste qu'il ne l'a pas écoutée. Le récit de la gamine... Un combat entre deux guerriers préhistoriques, une arme façonnée avec les griffes d'un fauve. Et des peintures de guerre à base de soufre qui s'embrasent et carbonisent le vaincu.
Des griffures, le feu.
De nouveau des similitudes, de nouveau des coïncidences improbables.
Et peut-être, cette fois un début de mobile.
D'après Soledad, Idrissa Doucoure avait une théorie susceptible d'expliquer le comportement des patients de Gruber. Une théorie farfelue, certes, mais une théorie quand même. Cela peut-il suffire pour justifier que l'on s'en prenne à lui ? A-t-on cherché à le faire taire ?
— C'est le même, réfléchit-il tout haut.
— Le même quoi ?
— Le même coupable. Le meurtrier de Gruber et Leclerc, l'agresseur du vieil homme... C'est la même personne !
— Que... qu'est-ce qui vous fait penser ça ? s'étonne Nadjet. Idrissa Doucoure avait un lien avec le docteur Gruber ou le CMP ?
— Il en a un avec les enfants. Il... s'est passé quelque chose, hier soir, à la fête de quartier des Tilleuls.
Reste à lui faire avaler la suite. Choisissant ses mots avec soin, il relate les évènements de la veille et les suppositions étranges de la linguiste et du griot. L'annonce de sa participation à la soirée en compagnie de Soledad Del Pozzo arrache à Nadjet un tressaillement surpris qui se mue bientôt en une expression de totale incrédulité. Elle ouvre la bouche et prend une grande inspiration.
— Vous êtes... sérieux ? lâche-t-elle.
Jannek se renfrogne. Une formule qui, ces derniers temps, franchit de plus en plus souvent les lèvres de son adjointe. Les yeux écarquillés, elle le fixe d'un air qui hésite entre l'effarement et l'inquiétude pour sa santé mentale.
— Mais, mais... bafouille-t-elle. Enfin ! Des réalités parallèles, des gosses avec des pouvoirs chelous... Vous ne croyez quand même pas à ces...
Évidemment ! Du « Vous êtes sérieux ? » au « Vous déraillez complètement ! » la frontière est ténue. Une distance que seul son profond respect de la hiérarchie retient encore son adjointe de franchir.
— Je n'accorde aucune crédibilité à ce genre de délire paranormal ! réplique-t-il sèchement. Pas plus que vous ! Mais je sais aussi qu'il y a des personnes convaincues que de telles choses existent. Des personnes assez influençables pour croire aux pouvoirs chelous de ces mômes, comme vous dites. Et assez perturbées pour avoir l'idée de concrétiser ce qu'ils racontent !
— Aaah... souffle Nadjet avec un soulagement palpable. Vous m'avez fait peur, j'ai cru que vous... Mais l'hypothèse d'un cinglé qui s'inspire des élucubrations des gamins... pourquoi pas. On l'a déjà envisagé, en effet. Ça pourrait coller.
— D'autant plus si le tueur est persuadé que ces enfants sont des êtres à part, que leur parole est sacrée, prophétique ou je ne sais quoi. Et qu'il se croit chargé d'exécuter leurs injonctions.
— Comme dans ces faits divers où des grands dingos égorgent leur voisin de palier parce qu'ils ont entendu une voix dans leur grille-pain qui leur ordonnait de le faire ? Ce serait carrément relou, on vit vraiment dans un monde de malades ! Mais...
— Mais ?
— Pourquoi s'en prendre à Idrissa ? D'après ce que vous dites, le vieux croit lui aussi à toutes ces histoires de surnaturel. Le tueur devrait plutôt le considérer comme un allié, non ?
Jannek observe son adjointe d'un œil chagrin. Elle n'a pas tort. Il se renferme dans ses pensées ; a-t-il commis une erreur dans son raisonnement, négligé un point essentiel ? Un bref instant, le désir d'abandonner le submerge. Fuir – encore – échapper à cette folie, arrêter de chercher. Pourtant, son instinct lui affirme qu'il a choisi la bonne voie. C'est pour cela qu'il a besoin de Nadjet. Et de Soledad, aussi. Pour traquer les incohérences, le forcer à trouver des réponses et l'aider à bâtir une théorie qui tienne la route.
— Sauf s'il veut rester le seul à détenir la vérité, contre-t-il, ou s'il est persuadé qu'il faut la garder secrète. Allez savoir !
— Mouais... concède Nadjet. Il nous faudrait un psy pour confirmer tout ça. Ou un bon profiler. Mais on n'est pas dans une série Netflix, hein !
Grimace dubitative, soupir de lassitude. Jannek lui renvoie un haussement d'épaules désabusé.
— En même temps, reprend-elle, si Idrissa s'est fait agresser à cause de sa théorie au sujet des mômes, ça restreint un peu la liste des suspects. Aux personnes auxquelles il en a parlé hier soir, pour commencer. Y avait qui, à cette fête ?
— La moitié des habitants des Tilleuls ! ironise-t-il.
— Ok... On n'est pas sorti de l'auberge ! grommelle-t-elle d'un air dépité.
Jannek hoche la tête. Il pourrait la détromper ; en ce qui concerne les propos d'Idrissa sur les enfants, l'auditoire était plus restreint. Pour autant, il hésite à l'en informer tant qu'il n'a pas lui-même déterminé qui, parmi ceux qui ont écouté les explications du vieux griot, ferait le suspect le plus crédible. Peut-être parce que Soledad est sur la liste et qu'il a de moins en moins envie qu'elle soit soupçonnée.
Le front plissé, il observe les voisins attroupés dans la nuit glaciale. Ils fixent la façade noircie de suie de l'immeuble et commentent l'événement, une expression anxieuse sur le visage. Tous connaissent Idrissa, tous ont entendu au moins une fois ses histoires d'esprits et de mondes cachés.
— Ouais, acquiesce-t-il, ça fait du monde. Sans compter que le vieux monsieur est un pilier des Tilleuls et qu'il a pu en parler à n'importe qui en dehors de la fête.
— Bon, ben... Y a plus qu'à prier pour qu'il s'en sorte et qu'il nous dise lui-même qui l'a attaqué, soupire Nadjet d'un ton résigné.
Jannek se crispe. Elle a raison. Si Idrissa survit, s'il a reconnu son agresseur... Une éventualité, une chance... Le risque d'un nouveau passage à l'acte ?
— C'est ça ! gronde-t-il. Le tueur pensera sûrement la même chose quand il apprendra que sa victime est encore en vie ! Il le sait peut-être déjà. Il faut que j'aille à l'hôpital, m'assurer que personne n'approche Idrissa tant qu'on ne l'a pas interrogé.
Il tourne les talons, prêt à courir vers sa voiture, Nadjet lui agrippe le bras et le toise d'un œil critique.
— Du calme, Patron ! le sermonne-t-elle. Je sais pas ce que vous avez fait cette nuit, mais vous avez l'air crevé. Vous avez besoin de dormir ! Ne vous inquiétez pas, j'ai déjà fait mettre le vieux sous protection.
Il la dévisage, hagard.
Professionnelle. Efficace.
Nadjet, égale à elle-même.
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