13- De préhistoire et de dattes fourrées
Seine-Saint-Denis, Le Blanc Mesnil,
Maison de quartier des Tilleuls.
Samedi 6 février 2019
Dans la salle polyvalente de la Maison des Tilleuls, un grand silence accueille la fin du chant de la petite fille. Un de ces silences à la qualité particulière, de ceux qui suivent les batailles ou précèdent les tempêtes, lorsque le temps semble suspendu par une étrange indécision.
Puis, il y a quelques timides applaudissements qui s'amplifient bientôt en un puissant crépitement. Totalement insensible à l'enthousiasme du public, la gamine quitte la petite scène sans même un salut et retourne à sa place, tandis que les conversations reprennent avec animation.
Incrédule, Soledad Del Pozzo la suit des yeux. Alaïs, elle s'appelle. C'est ainsi que Jocelyn Anagbi l'a présentée à l'assemblée en annonçant qu'elle allait réciter une poésie apprise en classe. Ça, la paléo linguiste en doute beaucoup. Ou alors, l'instituteur s'est bien fichu d'elle lorsqu'il lui a affirmé deux jours plus tôt qu'il se contentait d'enseigner les fondamentaux des programmes scolaires à ses élèves.
Dressée sur la pointe des pieds, elle cherche Jannek Miljanic dans la foule bigarrée qui se presse autour du buffet chargé de plateaux de mezzés, de salades composées et de pâtisseries maison. Où a-t-il pu disparaître, celui-là ? N'étaient-ils pas censés observer ensemble le comportement des enfants ?
C'est du moins ce qu'il a prétendu quand il l'a appelée ce matin pour lui proposer de l'accompagner à cette soirée. Il lui a expliqué que les patients de Gruber seraient présents, qu'ils devaient même participer au spectacle. Selon lui, c'était l'occasion rêvée pour approcher les gosses et leur entourage. Dans cette ambiance festive, il comptait les cuisiner discrètement sans éveiller la méfiance. Mais si l'un d'entre eux se mettait à manifester son talent particulier, il aurait besoin d'elle et de son expertise des langues anciennes.
Elle a accepté. Bêtement. L'idée ne lui a pas paru si farfelue, même si, a priori, la méthode a un côté peu orthodoxe. Mais elle soupçonne ce flic au regard d'iceberg de se moquer comme d'une guigne des procédures recommandées. Et puis, elle doit l'avouer, elle s'est imaginé qu'il n'avait pas trouvé mieux que ce prétexte pour la revoir.
Elle le sait, quand ils ne s'enfuient pas en courant, intimidés par son tempérament original et ses réparties cinglantes, les hommes sont en général attirés par elle. Et le commandant Miljanic ne semble pas du genre à se laisser impressionner.
Sur ce coup-là, il est fort probable qu'elle se soit plantée. À peine arrivée, il l'a carrément larguée pour se laisser accaparer par Leïla Pasteur, la mère d'un des gamins. Depuis, elle ne l'a pas revu. Elle souffle entre ses dents ; inutile de se mentir, elle a sans doute interprété ses intentions à l'aune de son propre intérêt pour lui.
Quant aux mômes, ils n'ont montré aucune attitude anormale, restant sagement avec leurs parents ou leur instituteur. Jusqu'au moment où la petite blonde est montée sur la scène...
Lorsqu'elle s'est mise à chanter, debout toute seule sur l'estrade, le public a cru à une énième attraction et ne lui a d'abord prêté qu'une attention distraite. Puis, sa voix – si puissante, si rauque pour une enfant – a rapidement dominé le brouhaha des conversations, imposant le silence. La force quasi hypnotique de son chant incantatoire a soudain paru arrêter le temps et tous les spectateurs se sont brusquement figés pour l'écouter.
Soledad est pourtant prête à en jurer, aucun d'entre eux n'a sûrement rien compris aux phonèmes exotiques de cette étrange mélopée, dont le rythme évoque vaguement un battement de tambour. Aucun, sauf elle.
Dès que les premiers mots se sont échappés des lèvres de l'enfant, Soledad a réalisé qu'il se passait quelque chose, qu'il lui faudrait sans doute réviser la plupart de ses certitudes.
Car la langue employée par la petite, à peine une poignée d'érudits sur la planète en connait l'existence. Une petite dizaine de spécialistes, incapables de toute façon de la parler avec la fluidité et la maîtrise dont cette enfant a fait preuve. Cette langue, aucun scientifique contemporain n'en a jamais entendu les sonorités rauques de ses propres oreilles. Le dernier être à les avoir émises a disparu il y a plusieurs milliers d'années. Elle est vieille de plus de trente mille ans. C'est la langue des origines... La langue des premiers Hommes !
Il a fallu des années d'études, de modélisations informatiques complexes et d'extrapolations basées sur des proto dialectes africains très anciens pour en reconstituer approximativement la structure. Qu'une fillette handicapée d'à peine sept ans soit capable de l'utiliser avec l'aisance d'une langue maternelle est à peu près aussi concevable qu'un nouveau-né maîtrisant des équations de physique quantique.
Pressée d'informer le commandant de cette découverte troublante, Soledad continue de scruter la salle à sa recherche. Rien à faire, il n'est nulle part en vue. À croire que la blondasse évaporée qui lui a mis le grappin dessus a fini par le noyer dans la sangria ou le thé à la menthe !
Son regard agacé croise celui du vieux monsieur africain assis à quelques mètres d'elle. Idrissa Doucoure, l'oncle de l'instituteur. À leur arrivée, la fameuse bonne femme a insisté pour qu'ils viennent le saluer. Un vénérable griot selon elle, l'invité vedette de la soirée. Vêtu d'une tenue traditionnelle et calot brodé en tête, il trône à la place d'honneur sur un petit banc garni de coussins colorés, une assiette de fruits secs et une théière fumante à portée de la main.
Il l'observe, une expression énigmatique sur son visage plus ridé que le tronc d'un très vieux baobab. Sa main osseuse s'échappe de son giron et lui fait signe d'approcher. Soledad obtempère, peut-être pourra-t-il lui dire où a filé Miljanic.
— Tu cherches des réponses, Docteur ? demande-t-il avant même qu'elle ait pu lui poser la moindre question.
Un peu surprise par la formulation, Soledad acquiesce néanmoins.
— Je cherche surtout le commandant Miljanic, réplique-t-elle, il faut que je lui parle.
— Vraiment ? Et crois-tu qu'il soit en mesure de comprendre et d'admettre ce que tu t'apprêtes à lui dire ?
Avec une lenteur calculée, il tourne sa tête parcheminée et fixe avec insistance la petite Alaïs, à présent assise sur les genoux de sa mère. D'un air un peu gêné, la pauvre femme recueille les félicitations des spectateurs impressionnés par la prestation de sa fille. La gamine, elle, se balance en suçant son pouce avec application, indifférente à leur curiosité. Décryptant soudain le sous-entendu du vieil homme, Soledad écarquille des yeux ébahis.
— Vous... vous avez compris ce qu'elle a raconté ?
— Tout comme toi, il me semble, admet-il avec un petit sourire complice.
— Mais, mais... c'est impossible ! La langue dans laquelle elle s'est exprimée, c'est...
— La Langue Ancestrale, complète Idrissa, oui... Une langue qui n'est plus censée exister, sauf pour quelques savants comme toi. Pourtant, elle continue de vivre dans certaines mémoires. Même si, j'avoue, je ne pensais pas un jour l'entendre prononcer de vive voix.
Soledad le dévisage, de plus en plus interloquée.
— Mais vous... comment se fait-il que vous...
Elle s'interrompt brutalement devant l'expression à la fois espiègle et sibylline du vieillard.
— Oh, bien sûr ! s'exclame-t-elle. Vous êtes un Djeli ! La mémoire du passé est votre domaine. Mais tout de même ! C'est tellement vieux... Le premier langage de l'Humanité !
— La mémoire des Hommes est sélective, Docteur. Les choses futiles passent, les choses précieuses demeurent.
— Et quoi de plus précieux que les premiers mots prononcés par nos lointains ancêtres ? opine Soledad, songeuse.
Le vieil homme hoche avec emphase sa tête grisonnante et cite doctement :
— « Au commencement était le verbe », c'est un des textes sacrés qui le dit. Et le verbe a fait de nous ce que nous sommes, ce n'est pas à toi que je vais l'apprendre.
— C'est vrai, admet-elle, l'apparition d'un langage structuré a été l'une des conditions déterminantes de l'évolution de notre espèce...
— Certes, mais les Hommes ont la fâcheuse tendance à oublier bien trop vite d'où ils viennent. Nous autres, griots, nous avons la mission de garder et de transmettre la connaissance. Pour que le souvenir des choses importantes ne soit pas perdu.
Soledad médite un instant ces paroles et reporte son attention sur Alaïs. Transmission... Une illumination subite lui souffle une explication, elle darde sur Idrissa un regard suspicieux.
— Alors, c'est vous ! C'est vous qui lui avez appris la langue des premiers humains !
— Haha, non, pouffe-t-il aussitôt d'un rire éraillé, sûrement pas ! Je ne suis plus tout jeune, je te l'accorde, mais pas au point d'envisager déjà de former mon successeur !
Elle considère ses rides avec une moue dubitative et la furieuse envie de lui faire remarquer qu'il devrait peut-être y songer malgré tout. Personne n'est éternel ! Pour autant, elle n'a aucune envie de le vexer. De plus, elle pressent qu'il en sait plus qu'il n'en dit et elle compte bien lui faire cracher le morceau.
— Dans ce cas, il va falloir m'expliquer par quel miracle cette gosse peut connaître cette langue ?
— Ça n'a rien de miraculeux, réplique Idrissa, le regard pétillant de malice, elle la connaît parce que la chamane la parle.
— La chamane ?
— L'enfant chamane dont elle vient de nous raconter l'histoire. Son histoire, en fait.
La bouche de Soledad s'ouvre et se referme, elle songe brièvement qu'elle doit ressembler à une carpe hors de l'eau. Pourtant, elle a l'habitude de côtoyer l'irrationnel. Les récits anciens qu'elle étudie regorgent de croyances extravagantes. Mais là, quand même, il ne faut pas abuser.
— Comment ça, son histoire ? s'insurge-t-elle. Vous voulez dire qu'Alaïs serait une sorte de... réincarnation de cette gamine préhistorique ?
Les traits du vieil homme perdent aussitôt leur expression facétieuse.
— Tu n'y es pas. La réincarnation, c'est autre chose ! Des esprits qui n'ont pas accompli leur tâche et sont contraints de revenir sous une autre forme... Alaïs n'est pas la nouvelle peau d'un disparu. Elle est elle-même et en même temps la chamane. Et sans doute bien d'autres personnes encore. Elle est multiple.
— Qu'entendez-vous par là ?
— Toute chose en ce monde possède plusieurs échos d'elle-même, Docteur. Normalement, ils s'ignorent entre eux. Chacun existe distinctement des autres pour la réalité et le temps qui sont les siens. Comme une pile de galettes de manioc séparées par des feuilles de bananier. Mais il arrive parfois que les feuilles se déchirent et que la galette se colle à une autre...
Il s'interrompt, ses yeux perçants se rivent sur elle avec une intensité dérangeante. Il lâche d'un ton solennel :
— ... et alors, l'ordre des choses change, la réalité devient différente. Cette petite est une Alternaute, une voyageuse entre les mondes, une tisseuse de réalités.
Soledad manque de s'étrangler. Son incrédulité franchit ses lèvres sous la forme la plus triviale possible :
— Merde ! Vous vous foutez de moi, Monsieur Doucoure !
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