Chargeuse, c'est l'heure de la pause.
Un petit OS, qui se situe chronologiquement après les chroniques du Prisme. Je vais probablement le réécrire de A à Z mais je voulais me chauffer avant.
Le récit en lui-même est assez simple et manque d'une problématique. Mais j'avais surtout envie d'écrire une scène de la "vie quotidienne" (quoique ça veuille dire après avoir perdu 2 amis et frôlé la mort une bonne dizaine de fois).
Bonne lecture , n'hésitez pas à laisser des commentaires et surtout, merci de me lire. :)
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Loin de tout champ de bataille
Une école.
Ludmilla prend une longue inspiration. Ou plutôt, la sergent Andreyev.
C'est... étrange. Un soir elle est promue sergent pour ses exploits au combat contre la république d'Abka. Quelque jour plus tard, on lui annonce qu'elle est mutée dans une école avec le reste de son équipe (ou plutôt, les survivants de son équipe).
Un mois plus tard, la voilà dans la fameuse école à jouer à la surveillante.
« Le pensionnat Armiger » de son petit nom, nommé en l'honneur d'un médecin qui apparemment, a fait assez de grandes choses pour qu'on donne son nom à une école.
Enfin, « école » est un terme bien vague aujourd'hui : Armiger est autant une école, qu'un hôpital, qu'une caserne. Pour être honnête, les salles de classes, l'infirmerie dernier cri avec bloc opératoire et les stands de tirs se mélangent dans un ensemble peu orthodoxe. Pourtant, en parcourant les lieux, on constate un net effort pour que des éléments si éloignés, cohabitent ensemble de façon harmonieuse : la brique rouge, les tuiles de céramique, les boiseries, la végétation, tout s'accorde plus ou moins bien pour former une esthétique ancienne, baroque, qui détonne avec l'allure habituel des ensembles militaires. Pas de béton, ni d'acier, ou encore de néons à détection de mouvement.
Étrange non ? Alors qu'ailleurs dans la galaxie, des vaisseaux font des sauts hyperespaces pour se rendre d'un bout à l'autre de la Voie lactée en quelques jours, ici, on joue au basket comme il y a six siècles et des poussières.
Mal. On joue mal au basket.
Ludmilla ignore l'obstacle biologique qui mesure plus de deux mètres et cent quinze kilos pour lancer le ballon et marquer un point. Le premier en... Vingt minutes de jeu. Il faut dire que la partie n'intéresse pas grand-monde, c'est un moyen de passer le temps et de briser la glace.
« Liud'. » La voix de son copain, son surnom, prononcé dans un russe affreux avec un accent français on ne peut plus reconnaissable. « Tu retentes ?
-Non ça ira, j'arrête là pour le moment. Je vais prendre une pause. »
Son homme marque une pause, il hésite à la rejoindre, puis finalement, « je te rejoins, je tente une dernière fois de marquer le point et j'arrive. »
Tout est pour le mieux.
La sergente Andreyev abandonne momentanément le jeu pour s'asseoir sur un banc à côté, bouteille d'eau entre les mains. L'absence d'une cigarette se fait sentir. Un battement de cœur qui serre plus fort que les autres, Ludmilla se force à prendre de la hauteur sur tout ça, à refouler les angoisses et les questions qui lui viennent à l'esprit. Elle ne se pose même pas les bonnes.
Elle devrait pleurer ses frères d'armes, Max et Helena, mais elle n'y arrive pas. Trop de mauvais souvenirs qui ont entaché leur relation. Ils ne sont qu'une poignée, mais ils suffisent à noircir le tableau. Ils sont morts et... c'est tout.
Non, ce sont des questions trop simples qui hantent Andreyev : pourquoi elle ? Pourquoi cette mutation ? Pourquoi avoir été suivie par ses chefs ? Pourquoi personne ne se plaint ?
Malgré l'éloignement tout relatif, aussi bien dans le temps que l'espace, de leur dernière campagne, celle de la République d'Abka, elle a toujours en tête le dialogue qui symbolisait leur quotidien. La symphonie atroce où chacun avait sa place. Avec un refrain tout désigné.
Chef de char : « Tireur, carreau d'énergie, char, 800m, azimut 20. »
Tireur : « Identifié. Envoyé. »
Chargeur : « Accumulateur prêt. »
Et ensuite, les mêmes mots qui reviennent en boucle, « un autre sur la gauche, sur la gauche, sur la gauche ! » avec la voix du chef de char qui se transforme en un crissement paniqué. Les « identifié, envoyé » de leur tireuse, parfois ponctué d'un « achtung » déformé par l'adrénaline et le besoin de retourner à sa langue natale. Ses propres « prêt », « fusible remplacé » et « lance-grenade paré » répétés autant de fois qu'il n'y a eu de combats.
Le problème d'être dans un char : chacun connaît son rôle, on attend avec anxiété la réplique des autres pour agir puis donner la sienne. Être chargeuse dans un tank, même lorsqu'il est muni d'un canon laser, n'est pas de tout repos. Elle se souvient de tout ce qui s'est produit durant la campagne et surtout, des petits détails sordides.
De leur tireuse, Helena, qui a eu la poitrine percée d'une charge creuse. Le haussement de sourcil qu'elle a eu après avoir constaté qu'en effet, elle venait de se faire transpercer par un jet de métal liquide lancé à plusieurs kilomètres à la seconde. La manière dont elle s'est effondrée sur son siège, avec l'intérieur exigu du char qui l'empêche de tomber, comme un cercueil qui se referme naturellement sur son hôte.
De leur opérateur radio, Max, son ex. Qui, après avoir merdé plusieurs fois, trahi le groupe et l'avoir rejetée au motif que c'était une prostituée, s'est suicidé contre les barbelés électrifiés du camp de prisonniers où ils étaient. L'odeur de viande brûlée qui l'a prévenue que quelque chose n'allait pas, bien avant que ses yeux ne butent sur sa silhouette carbonisée.
Mais ils sont morts, ils ont vu la fin de toutes les guerres.
Les vivants aussi ont pris tarif.
« J'arrive. » Déclare le chef de char, qui double aussi en tant que petit copain et grand lièvre qu'elle adore prendre dans ses bras.
Alphonse. Grand blond aux yeux bleus, cet air un peu niais, naïf, un brin couard, mais qui malgré tout, fût toujours le premier à monter au créneau, celui qui n'a jamais failli dans l'adversité. Plus important encore, celui qui a cru en elle jusqu'au bout, en dépit de tout et malgré toutes les incitations à la désavouer.
Lui aussi, il a pris cher.
Il suffit de voir sa démarche voutée, le char Prisme l'a accepté en échange de sa taille. Trop grand, il a toujours dû plier le dos quand il était à sa place et que toutes les trappes étaient fermées. Même si c'est temporaire, il n'a pas encore repris l'habitude de se tenir droit. Il boîte légèrement, il fait semblant de rien, même si durant toute la campagne, il a pris deux balles dans le buffet, a eu les côtes fêlées lors d'un corps à corps, qu'il a été tabassé au point de pisser rouge et qu'ils ont dû le trainer sur plusieurs kilomètres dans la forêt, à demi-conscient. Le tout en trois mois.
Il ne fait pas semblant lorsqu'il s'assoit par terre, dos contre le banc, juste à côté d'elle. Alphonse a le soupir de soulagement de l'homme qui en a trop vu et a besoin de prendre une pause. Même le basket l'épuise, son corps n'a pas tout à fait récupéré de l'enfer.
« Je suis seul face à Séraphin et Mitra ? » Demande Otto, plus par politesse que par détresse.
Otto le pilote, lui aussi blond aux yeux bleus, lui aussi grand, mais avec une mâchoire carrée et les traits assurés. Contrairement au chef de char, le pilote a toujours eu une place confortable, son siège était bien le seul où on pouvait dormir confortablement. Enfin, selon Otto. Ludmilla se roulait en boule sur son tabouret de chargeuse, calait sa tête contre un bras et ses jambes contre le mur. Difficile d'y trouver le sommeil, on pouvait toutefois y somnoler sans trop se forcer.
Lui a eu une chance folle. Il n'a jamais été sérieusement touché. Même si à la fin de leur mission, il était devenu plus renfermé, « ja », « ja », « ja », toujours ce « ja » fatigué qui remplaçait tout ce qu'il pouvait dire. Sans être bavard, il a toujours eu le don de seconder Alphonse dans les moments difficiles et lorsqu'il était ailleurs.
Selon les standards du char (c'est-à-dire, plus vraiment d'intimité, dormir les uns sur les autres, tout faire à la même place : manger, discuter, rire, combattre, chier, mourir.), ils n'ont jamais été très proches. Mais Otto a toujours eu cette charité chrétienne de ne jamais l'emmerder à propos de ses problèmes. En cela, elle lui est reconnaissante.
« Tu peux les avoir pilote. » Crie Alphonse et Ludmilla suit l'exemple du chef.
« Courage pilote, plus ils tombent de haut, plus savoureuse est la victoire. » C'est le cas de le dire.
En face, ce sont leurs chefs.
D'un côté, Mitra : perse au teint halé, taille moyenne, cheveux noirs noués en une queue de cheval, lunettes de soleil qui ne la quittent jamais, pas même la nuit (sauf quand elles les remplacent par des lunettes de vision nocturne, tout pour cacher ses yeux.) Toujours formelle, elle a opté pour la tenue de sport standard : short, t-shirt, basket, le tout en bleu nuit.
De l'autre, Séraphin : mutant, donc très grand, méga balaise, super endurant, foutrement effrayant avec sa gueule de crocodile, son cuir blanc et ses yeux aux pupilles fendues. Contrairement à sa collègue, il a gardé le pantalon de treillis et les rangers, t-shirt noir probablement civil. Il s'en fout. Personne ne va lui rien lui dire.
Mitra et Séraphin sont capitaines au Bureau des Activités Spéciales. Ils sont chargés de tout ce qui est guerre non conventionnelle, asymétrique et tout un tas d'autre appellation vague, inventés dans des bureaux par des gens qui n'ont que ça à foutre.
Maintenant, pour reformuler ça dans des termes plus en accords avec la réalité : Mitra et Séraphin sont capitaines dans une unité qui fait des trucs affreux. Ils butent les ennemis les plus sournois, qu'ils portent l'uniforme ou pas, qu'importe la couleur de ce dernier. Ensuite, ils écrivent un rapport très soigné où la normalité des choses, « on a dézingué une bande de mercenaires-tortionnaires pour sauver nos hommes » devient « une action kinétique directe a été réalisée pour neutraliser un objectif blablabla... ». Brancher sur le secteur un officier impérial devient une technique d'interrogatoire avancée et toute sorte d'euphémisme de ce genre.
Ludmilla a une moue songeuse en voyant son pilote catholique contre le géant des ombres et la perse aux mille secrets.
Otto et Mitra se tapent un duel de basketball dans la plus pure tradition humaine. Otto s'empare du ballon, puis quand il arrive à hauteur du panier adverse, c'est pour y découvrir Séraphin qui en a fait littéralement son perchoir.
« Désolé le croisé, c'est ici que ça s'arrête. » Annonce le mutant, installé sur l'anneau de métal.
« Tu triches lézard. » Constate la perse, frustrée d'une défaite dûment méritée.
Mais son collègue ne répond rien, il se contente de récupérer le ballon que lui lance Otto. Il descend et le présente au pilote, lui concédant le point.
« C'est mon travail. » Répond finalement le capitaine des forces spéciales d'un air détaché, presque apathique. « Je vais prendre une pause moi aussi. »
L'autrichien et la perse s'échangent un regard : duel.
Ils y retournent.
Séraphin s'installe sur les gradins, du côté de Ludmilla et Alphonse.
La première tape sur l'épaule du second, qui hoche la tête : autant avoir cette conversation maintenant.
« Mon capitaine ? » Demande le chef de char, les yeux toujours sur le match en cours.
« Appelle-moi Séraphin. Vu ce que je t'ai infligé, tu peux m'appeler par mon prénom. Nous ne sommes plus à ça près.
-Séraphin ?
-Alphonse ?
-Pourquoi sommes-nous ici ? »
Vaste question.
Il suffit de voir le mutant hocher la tête d'un air pensif pour comprendre que cela fait un long moment qu'il réfléchit à toute cette histoire. Mais pas de conclusion hâtive pour Ludmilla et Alphonse.
Malgré sa voix en papier de verre, Séraphin est comme toujours, étrangement calme. « C'était le mieux pour nous.
-Nous devions nous venger. » Objecte Ludmilla, ce n'est pas la sergent Andreyev qui parle, non. C'est la chargeuse du char prisme, qui a vu deux de ses équipiers mourir, qui a eu le nez éclaté en interrogatoire et qui s'est crue mourir plusieurs fois. « Fumer tous les fumiers qui ont attaqué la colonie, assassiner les pirates, buter les terroristes et surtout, venger nos hommes. Je vois mal comment on va faire ça ici.
-Ravale ce venin Lud'. » Débute le capitaine sans en prendre offense. « La décision vient d'en haut, ils veulent qu'on se tienne tranquille. Le temps que les choses se tassent. Souvenez-vous que vous avez été victimes de tractations internes entre les généraux et surtout, que vous avez commis un tir allié. Même si c'est en situation de légitime défense, disons que les huiles ne sont pas contentes de cette campagne militaire. » Pas sa faute, ni celle d'Alphonse ou d'Otto.
Plutôt que de répondre, elle préfère descendre d'un étage et se poser à côté de son copain. Leurs mains s'entrelacent dans une étreinte discrète, elle est avec lui, contre le reptile.
« Nous revenons à la case départ. » Articule son homme, « avec quelques galons en plus pour Lud' et Otto, une meilleure fiche de paie pour moi et le prestige de faire partie du BAS pour tout le groupe. » Ce qui ne donne aucun privilège en l'état.
Mais par contre, au moment de leur retraite, ils toucheront une très jolie pension. Pour avoir fait partie des meilleurs. Même si cela a consisté à guider quelques frappes de drones et se faire fracasser dans une prison clandestine, quelque part dans la forêt. Mais personne dans le groupe ne compte pas en rester là et Ludmilla remet une pièce dans la machine.
« Pourquoi nous avoir envoyé ici ? Ce sont des vacances forcées ?
-Oui. » Répond Séraphin, « vous êtes officiellement en supplément d'urgence pour garder un pensionnat, tout en gardant votre paie de militaire en campagne. C'est un moyen à peu de frais de vous offrir des congés sans vous offrir de congés aux yeux de l'administration. D'ici un ou deux mois, quand l'état-major se sera calmé à notre sujet, on retournera en république d'Abka pour finir le boulot et pendre les criminels de guerre qui se cachent.
-Sympa. » Grince Ludmilla. « Et en attendant ?
-Je suis déjà venu ici, c'est un placard doré. Tu gardes les enfants une heure ou deux par jour. Tu discutes un peu avec eux, tu les aides pour les devoir. Ensuite, tu vas taper quelques cartons au champ de tir, puis c'est l'heure de manger, film, dodo. La routine de caserne, mais avec une discipline amoindrie.
-Mais encore ? » Demande Alphonse qui n'est pas dupe.
« Vous allez subir une batterie de tests pour s'assurer que vous n'avez pas de traumatisme crânien latent, que tes reins se remettent de tous les coups de pieds qu'ils ont pris et voilà. Ne cherchez pas trop loin, parfois, même les renseignements militaires peinent à s'y retrouver. En attendant que l'état-major s'occupe de toutes les retombées politiques de cette affaire, on nous met au placard. » Il marque une pause. « Mitra et moi, on a buté un général après tout. Notre présence doit les mettre mal à l'aise, tout en haut. Il n'y a bien que la généralissime qui se réjouit de nous avoir sous la main. Tâchez de profiter, c'est le moment calme. »
Que ça soit Alphonse ou son alter égo militaire, le lieutenant Spire, Ludmilla voit bien que les deux souhaitent s'exprimer. Pourtant, dans l'index attentif et perplexe que lève son copain, elle le sait, les deux personnalités entrent en collision. Le beau jeune homme, gentil, paisible, a envie de rester ici, de ne pas faire de vague et d'accepter ce placard doré pour le temps à venir. Le chef de char de l'autre côté, veut y retourner et surtout, ne pas se laisser écraser par une hiérarchie distante, qu'il ne connaît pas. Il aurait accepté sans broncher si l'ordre venait de Séraphin, mais en voyant l'agacement placide du mutant, il n'a aucune raison de se plier à un ordre injuste et réprouvé par son chef.
« Et il n'y a pas de troisième voie ? Celle d'être le... » il hésite, c'est une formule lourde de sens, « d'être le bouclier et l'épée du Directoire ? » La devise du Bureau des Activités Spéciales.
Le lézard a un sourire.
Le genre de rictus carnassier que lui permet sa morphologie de reptile. Où il retrousse les lèvres pour dévoiler des dents triangulaires de requin et la gencive rose qui va avec.
Ludmilla hésite un instant sur la marche à suivre.
D'un côté, l'instant-lézard représente à peu près tout ce qu'elle veut être : pouvoir fomenter une mutinerie, voire un potentiel coup d'état, simplement car son chef a eu le mot de travers. De l'autre, n'est-ce pas trop...
« Si. » Répond le mutant après un bref silence. « C'est aussi un choix de carrière qui se réfléchit et surtout, qui offre des opportunités aussi alléchantes que dangereuses. Surtout pour un équipage de char, c'est rare les tankistes au BAS et vous représentez une anomalie bienvenue.
-Donner la chasse aux criminels de guerre et confronter les généraux ? » Demande Ludmilla.
« Et bien pis. » Continue Séraphin. « Avoir un équipage de char serait une addition bienvenue, cela justifierait enfin de nous procurer du matériel lourd pour... nous passer des forces conventionnelles pour certaines tâches. »
Elle devrait avoir un doute. Mais la soif de vengeance obscurcit le reste. La gloire, la vengeance et la fortune réunit en un seul objectif, c'est trop tentant.
Alors qu'Otto revient de son duel face à Mitra, il suffit d'un regard entre les trois survivants du char Prisme pour se comprendre.
« Je marche. » Annonce la chargeuse.
« Je marche. » Annonce le chef de char.
« Je marche. » Annonce le pilote.
_____________
« Toujours rouge ? » Demande Ludmilla en entendant une chasse d'eau.
« Non, transparent, depuis un moment. » Répond Alphonse depuis la salle de bain. « Pas très glamour comme sujet.
-On a vu pire. » La vie dans un char est sans intimité, en particulier durant les campagnes.
Même si elle ne s'entendait pas avec Helena, avoir une autre fille dans l'équipe était agréable pour cette... Sororité entre soldates. Il y a certaines choses que seules les femmes peuvent comprendre.
Désormais ?
Elle a un copain et un meilleur ami, possiblement.
Non pas que ça soit sa première histoire d'amour, ou amitié forgée dans le sang et les larmes dans le cas d'Otto. Simplement...
Comment décrire cela sans passer pour une folle ?
Les choses semblent différentes avec Alphonse. Moins complexes, plus simples : en d'autres temps, elle aurait porté un regard ironique sur l'homme qui partage son lit, après le passage de deux campagnes militaires, une dépression et assez d'alcool pour souler tout un régiment ? Oui, Alphonse est devenu le meilleur choix.
Enfin, « devenir » sous-entend beaucoup de choses qui n'ont pas lieu d'être.
Ludmilla observe un peu la chambre qu'elle partage avec Alphonse : un lit double, les draps militaires standards qu'on peut trouver dans n'importe quelle caserne ou pensionnat tenu par la grande institution. Pareil pour le reste de la literie. Pourtant, il y a quelque chose de personnel à ce qui devrait être le logement le plus standardisé possible. Le grand drap pêche qu'ils ont étendu au-dessus de leur lit façon toile de tente (un esprit savant dirait lit à baldaquin, mais ça faire trop d'honneur à leur bricolage de fortune), la lampe de chevet qui diffuse une lumière tamisée jaune. Ambiance camping et pourtant, quelques aménagements suffisent à rendre la chambre plus vivante.
Même si elle voudrait jouer aux échecs. C'est ce qui lui manque, elle était la championne de son lycée à l'époque. C'était une manière agréable de passer le temps et même dans le char, de temps à autre, Alphonse et elle trouvaient le moyen d'y jouer un peu. Mais depuis la destruction du Prisme, leur fidèle caisson de métal qui tire des lasers, ils n'ont jamais eu l'occasion de s'y remettre. Ça lui manque.
Toujours ce bruit d'eau qui coule dans la salle de bain.
« Tu t'en sors ? » Demande Ludmilla, « où dois-je venir t'aider ?
-Je ne suis pas infirme. J'ai simplement les côtes qui se remettent en place.
-Depuis deux mois maintenant.
-C'est ce qui arrive quand les gens qui te tapent dessus ont des chaussures à coque d'acier. » Une montée d'aigreur la prend à la gorge : ils paieront pour ça aussi, quand ils les retrouveront.
Quand ils auront un nouveau char, qu'ils remettront la main sur les dissidents, les terroristes et les insurgés. On verra s'ils auront le même comportement, lorsqu'un obus de 150mm viendra faire exploser la façade de leur baraque dans un geyser de poussière, de cendre et de feu.
On dit que les actions sont plus fortes que les mots, et un tir direct de 150 est putain de bruyant.
« Et ton nez ? » Reprend Alphonse, toujours dans la salle de bain, probablement à s'inspecter dans le miroir.
« Il se dégage petit à petit. » Là aussi, on peut sentir les traces d'un coup de botte. « Rien d'extraordinaire. »
Juste une déviation de la cloison nasale qui se remet petit à petit, merci aux nanomachines dans son corps. Même si cela veut dire régulièrement se faire perfuser une nouvelle dose de robots dans le sang. De temps à autre, elle les sent au travail, quand elle reste oisive, allongée dans son lit à ne rien faire.
C'est... étrange.
De concilier le lieutenant Spire et Alphonse. Ils sont proches, il a du mal à porter un masque, même à la guerre. Pourtant, il y a une zone grise entre les deux, un moment où les deux personnalités s'intervertissent au meilleur moment. Comme cette fois où c'est le lieutenant Spire qui a haussé le ton, a gueulé sur Helena et a envoyé tout le monde en chambre alors qu'il s'agissait d'une dispute entre filles. Ou alors, lorsque c'est Alphonse qui a ressurgi, au moment de traiter un blessé de guerre qui ne méritait ni l'ambulance, ni les soins qu'il a reçu à l'hôpital.
Ludmilla jette un œil vers son homme : il se brosse les dents. Il a cet air paisible.
Loin du lièvre en peau de loup, chef de char quelque part dans les plaines, à guider leur tank dans une campagne de pirates, de métal et de feu.
Elle craignait de voir le lieutenant à la place de son copain. Le chef de char plutôt que le gentil garçon qu'elle connaît depuis l'académie militaire.
Finalement, une école, ce n'est pas si mal. Ça change du chaos constant de la guerre, même s'il y a les mômes. Enfin, ils n'en ont pas vu beaucoup. La plupart sont en vacances, ils sont une poignée à rester au pensionnat.
Vacances dans une école militaire, qui y aurait cru ?
« J'ai perdu du poids non ? » Demande Alphonse, dans un moment typiquement Alphonse.
Ludmilla quitte le lit pour se poser dans le cadre de la porte et il est vrai que son homme a maigri. Il est passé de chat maigre, à maigre tout court. Il a perdu en muscle. Mais ce n'est pas étonnant quand on ressort de plusieurs mois à la guerre, puis d'une convalescence. Au niveau de sa poitrine, il y a deux taches blanches laissées par les balles qui l'ont traversé. Il a eu une chance folle.
« Tu ne te demandes jamais pourquoi... » Ludmilla s'interrompt. Encore des questions, toujours des questions, elle ne devrait pas, l'essentiel est d'avoir survécu à tout ça. Inutile de s'encombrer l'esprit avec d'autres interrogations sur Séraphin, Mitra et leurs plans nébuleux.
« Oui ? » Demande son homme, toujours devant le lavabo de la salle de bain.
Il a l'air lui-même. En un sens, c'est tout ce qu'elle demande. De retrouver un embryon de normalité avant de replonger dans ce monde autre que représente la guerre.
Elle prend une longue inspiration.
« Demain, puisque nous avons la journée de libre, échecs ? J'ai une application sur mon ordi et...
-Oui. » Dieu merci, il n'a pas besoin d'être convaincu. « Pour être honnête, j'allais te le proposer, je te sens tendue depuis notre arrivée ici. »
Alphonse est toujours là, heureusement que le lieutenant Spire n'est pas en train de s'immiscer dans sa vie privée.
Ludmilla a un soupir, elle se sent bête d'avoir voulu justifier une partie d'échecs alors que sur le terrain, ils y jouaient régulièrement.
Elle a une larme de soulagement.
La guerre ne lui a pas encore pris sa vie. Ni celle de son homme.
Elle a un hochement de tête : jouer un petit peu lui fera le plus grand bien, sans devoir se justifier auprès de qui que ce soit.
Pour une fois qu'elle peut profiter sans s'inquiéter du lendemain.
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