100%.

C'était terminé. C'était enfin terminé.

Green regarda le message informant du succès du téléchargement de la dernière vidéo qui composait cette anomalie, qui avait été à l'origine de cette anomalie.

C'était terminé.

La stickfigure verte regardait cette vidéo rejoindre les quelques autres qu'ils avaient mis en ligne une à une pour se défaire de cette anomalie. Ces vidéos d'à peine quelques secondes. Ces scènes coupées, témoins de leurs expérimentations et de leurs imperfections. Tout ce qu'il avait cherché à dissimuler. Tout ce qui avait alimenté cette anomalie.

Son anomalie.

Des imperfections, des erreurs, des décisions irréfléchies et égoïstes. Et maintenant, ces décisions lui alourdissaient le cœur et formaient une boule dans sa gorge.

L'agitation qui se forma un peu plus loin l'arracha à sa contemplation.

Les trois venaient de se précipiter vers Orange pour le réceptionner alors qu'il sautait du haut de la page, et de s'enquérir de son état après cette violente et longue lutte. Leurs voix s'élevaient dans les airs, venant remplacer petit à petit les échos des coups échangés et des bruits statiques rémanents.
Green voulut s'avancer. Lui aussi, tout aussi inquiet pour ses amis. Mais ses jambes refusèrent de bouger. Figées sur le bas de cette page internet qu'il avait scruté jusqu'à l'overdose ces dernières semaines. Il la connaissait dans les moindres pixels

"Green ?" Appela doucement Blue, avec cette bienveillance qui ne l'avait jamais quittée.

Il n'avait pas parlé spécialement fort, mais la simple prononciation de son nom eut pour effet de ramener les autres au silence; et leurs attention sur le jeune vert.
Et s'il avait dans un premier temps regardé son ami à son appel; il se retrouva incapable d'affronter celui des trois autres. Comme si son regard était devenu si lourd qu'il ne pouvait plus le soutenir. Pas même sa propre tête. Il ne parvenait pas à leur faire face.

Comment le pourrait-il ?

Il avait d'abord annulé la réalisation de ce qui aurait dû être leur troisième court métrage. Puis avait coupé Yellow des prises à cause d'un commentaire qui, en y repensant, n'était ni juste ni représentatif. Ensuite, il avait refusé la publication d'un bêtisier alors que, il devait bien l'admettre, ces moments avaient vraiment été amusants. Une fois de plus, après la lecture d'un commentaire louant la "qualité" des vidéos qu'ils faisaient. Après ça, il a effacé les vidéos de danse de Orange. Supprimer le travail en cours de Red. Et tant d'autres encore. Tout ça à cause de commentaires isolés qu'ils recevaient. Qu'il recevait. Il ne voulait pas décevoir leurs abonnés. Ses abonnés. Il ne voulait pas les décevoir.
Il avait été aveuglé par tous ces mots.
Et il avait commis l'irréparable.
Cette farce abominable.
Maintenant qu'il y repensait, il se croyait fou.
Jamais Orange ne l'avait repoussé de cette manière. Et il ne pouvait que le comprendre.

"Green !"

Il tressaillit. Le sens de la réalité le frappa, prenant conscience qu'il s'agissait du quatrième appel que lui adressait le stick orange qui venait de s'avancer en meneur du petit groupe. Quelques pas les séparèrent maintenant, et Green pouvait apercevoir les pieds de ce dernier. Ce n'était rien. Il venait de se battre à ses côtés. Pourtant, maintenant que la situation critique était passé, cette simple vision créa une raideur dans tout son corps. Orange attendait une réponse de sa part, il le savait bien. Mais quand il ouvrit sa bouche, il se retrouva incapable d'articuler le moindre mot. Seul un inaudible et indescriptible son s'échappa de sa gorge. A cela, il referma vite sa bouche.
Fuir.
Il voulait tellement fuir.
Que pouvait-il bien leur dire ?
Après ce combat. Après tout ce qu'il c'était passé.
Qui avait-il à dire ?
Avait-il au moins le droit de leur adresser la parole ?

Blue voulut s'approcher mais Yellow l'arrêta en plaçant sa main sur son épaule. Secouant doucement la tête. Bien sûr, il comprenait et partageait son inquiétude. Ils la partageaient tous, Blue se montrait naturellement plus empathique à l'état de Green. Mais même s'ils avaient tous subi la mégalomanie de Green ces dernières semaines, Orange restait celui qui avait été le plus blessé par son changement d'attitude à leurs encontre. Et la farce de lave avait été la goutte de trop. Certes, cela ne les aurait pas tués de façon permanente, mais la douleur et le risque étaient là. Ils étaient loin des farces un peu agaçantes de Red. Green avait rit aux éclats alors qu'ils se débattaient dans la lave, et quand Orange s'était jeté sur lui pour lui faire entendre raison, rien n'y avait fait. Agissant comme si cela n'avait été que de l'eau, ne réalisant pas son inconscience.
Cela avait été de trop pour Orange.

Et les voici, se faisant de nouveau face.
Ils ne s'étaient pas revus depuis ce jour.
Et les trois pouvaient sentir la légère tension qui se formait entre les deux.
Et dans ce silence, seule la respiration fébrile de Green venait perturber perturber le calme apparent.

Quelques secondes, c'est à peine tout ce que cela représentait; bien que le ressenti était de plusieurs minutes.

"Green."

La voix d'Orange s'éleva de nouveau. Un peu moins forte que précédemment. Se rapprochant davantage. Accentuant davantage la tension présente dans le corps de Green.
Fuir.
Pas pour se protéger, mais par honte.
Cette immense honte qui le rongeait depuis seulement quelques heures.
A quel point la peine les avaient-ils rongeaient ?
Sa vision devenait flou, sa tête commençait à bourdonner et il avait l'impression que le monde se mettait à tourner autour de lui.

Cette fois, ce fût la présence d'une main sur son épaule qui lui fît reprendre ses esprits. Non sans un sursaut.
Il aurait tellement voulu disparaître.
Il voulait souhaiter...

"Regarde moi, idiot."

A cet instant, personne n'aurait pu dire quelles émotions parcouraient Orange à ces mots. Mais malgré son tourment, Green s'efforça à relever la tête. Mais son regard resta loin. Loin de lui. Loin des autres.
C'était dur. Physiquement, mentalement; il était à bout.
Mais, il ne pouvait pas le lui refuser. Il ne voulait pas risquer de le blesser davantage. Il ne voulait plus lutter. Aurait-il seulement eut le droit de s'opposer ? Et s'il voulait se venger, cela serait parfaitement légitime.
Il en avait juste assez de tout ça.

Orange scruta le visage du stick face à lui, et rien de ce qu'il voyait ne lui plaisait.

Il essaya de ne pas porter son attention aux coups reçus. Ils étaient tous bien amochés. Mais Green lui avait paru bien désynchronisé pendant la bataille. D'accord, ils étaient en conflit depuis la farce, mais Orange avait rapidement constaté la lenteur de ses réactions. Ses actions étaient beaucoup trop justes et mal anticipés. Ce qui ne lui ressemblait pas. Green était un bon combattant, un bon adversaire. Ils venaient de gagner par stratégie mais, si l'idée de mettre de force en ligne les vidéos qui composaient l'anomalie n'avait pas fonctionné, il n'aurait pas tenu bien plus longtemps.

Son regard avait fait son chemin sur son visage; désormais découvert de ces lunettes oranges qu'il portait partout et qu'il en était venu à haïr. Orange y découvrit des yeux cernés et creusés par l'épuisement, les mêmes que celles que pouvait avoir Yellow après plusieurs jours à veiller tard. Des paupières gonflées sans doute par de récents pleurs, il savait qu'il ne l'admettrait pas facilement mais Green était sans conteste le plus émotif d'entre eux. Mais le détail qui capta son attention fût les yeux presque vitreux qui s'efforçaient à les éviter du regard depuis la fin du combat. Il lui semblait complètement éteint.
Oui, Orange se sentait encore amer de son attitude. Il avait espéré qu'il revienne à la réalité des choses, et rapidement. Mais jamais il n'aurait voulu qu'il en arrive à cet état.
Il n'avait pas pu s'attarder dessus pendant le combat, mais il avait pu apercevoir les vignettes des dernières vidéos que Green avait mises en ligne. Il n'y avait que 4 vidéos, et elles ne lui apprenaient pas grand-chose s'il ne les visionnait pas; si ce n'est qu'il n'avait pas continué bien longtemps après que cette anomalie se soit libérée de la corbeille. Qu'il avait dans un premier temps pensé qu'ils l'avaient complètement laissé tomber.
C'était stupide. Même s'ils étaient en colère contre lui, ils ne l'auraient pas laissé derrière de cette façon. A quoi cette attaque avait bien pu ressembler depuis son studio d'enregistrement pour qu'il en ait l'impression qu'ils s'amusaient à ce moment ?

Orange ne put réprimer l'inquiétude qui montait en lui.
Green avait l'air si misérable.

Sans plus y penser, la main d'Orange passa de son épaule à son menton. Juste un instant. Juste ce qu'il fallait pour voir ce regard épuisé se poser enfin sur lui.

"T'as vraiment une sale tête."

Green se sentit déconcerté à ses mots. A son ton et à son geste. Et maintenant qu'il le regardait, il ne parvenait plus à détourner le regard. Pourquoi ses mots sonnaient comme un reproche, alors qu'il avait l'air inquiet ?
Une fois de plus, les lèvres de Green se séparèrent avec la même hésitation. Alors qu'Orange semblait sonder le fond de son regard après une chose qu'il y aurait perdu.

"Je..."

Sa gorge s'assécha en un instant. Les questions se bousculaient dans sa tête. Que pouvait-il dire. Il venait de les aider, comme ils en avaient l'habitude. Il avait également communiqué avec eux. Pourquoi cela lui semblait si peu naturel ? Il avait l'impression de marcher sur des œufs. Tout se mélangeait dans sa tête. A nouveau, ses pensées se perdirent entre la culpabilité et la détresse. Et cette fois, ce fut le léger tapotement d'un index sur sa joue qui le ramena au moment présent.

"Tu ?" avait-il répété doucement en une forme d'encouragement à continuer.

Sa vision se brouilla davantage. Green ne tenait plus. Il avait failli perdre ses amis et tout aurait été de sa faute. Il avait été odieux et le voici à s'inquiéter pour lui. Ils s'inquiétaient tous pour lui. Alors que lui n'en avait ressenti aucun remord à les blesser. Moralement et physiquement. Il ne comprenait pas pourquoi. Et tout se bousculait de nouveau dans sa tête.

"Pourquoi ?"

Pourquoi est-ce qu'Orange ne semblait pas comprendre sa question. Pourquoi avait-il l'air de se soucier autant de lui après tout ça. Pourquoi est-ce qu'il ne criait pas ? Pourquoi il s'en était juste allé sans se retourner ? Pourquoi n'en faisait-il pas de même maintenant ? Pourquoi avait-il combattu à ses côtés jusqu'au bout ? Pourquoi est-ce qu'il le regardait avec ces yeux ?

"J'ai été... La dernière des ordures."

"Ouai, c'est le moins qu'on puisse dire."

Ça faisait mal, mais c'était la vérité.

"Pourquoi... Pourquoi tu me laisses pas ?"

"Tu veux que je le fasse ?"

Il obtenu à ces mots la première réponse vive de Green, qui secoua la tête. Geste qui fût accompagné d'un pas en avant maladroit et déséquilibré. Il avait voulu le prendre dans ses bras, mais à l'instant où l'idée avait traversé son esprit, il revit les images de son ami le repoussant avant de s'éloigner. Et il s'était ravisé aussi vite que l'idée ne lui était venue. Ses mains tremblantes d'une nouvelle inquiétude. Et alors que sa tête pesait de nouveau lourd, il sentit une fois de plus cette même main la soutenir avec fermeté mais précaution.

"Je ne te mentirais pas, je suis encore blessé. Mais je-"

"Je suis désolé !"

La voix de Green s'était soudainement élevée, faisant sursauter les autres. Sa voix avait été forte mais douloureusement aiguë. Et Orange se trouva aux premières loges pour voir les yeux de Green déborder de larmes et son visage se déformer en une expression désespérée. Ce dernier fit un nouveau pas vers lui, tendant ses mains vers lui sans oser aller jusqu'à le toucher. Ses épaules, son dos, ses bras, cette main chaude et tendre qu'il sentait contre sa joue. Se refusant tout contact dont il se sentait tellement en manque.

"Je suis désolé. Orange... Blue... Yellow... Red... Les gars, je vous demande pardon. Je suis désolé. Je pourrais jamais me le pardonner. J'ai été stupide. Orange, pardon de ne pas t'avoir écouté. T'avais raison. J'aurais dû t'écouter. Je te demande pardon-!"

Ses supplications furent étouffées contre une poitrine bienveillante. S'il ne s'était pas donné la permission de le toucher, Orange se l'était permis. Ayant attrapé son poignet pendant que sa première main avait glissé à l'arrière de sa tête, pour le tirer contre lui dans une étreinte. C'était doux. Et tellement réconfortant. Green voulait continuer. S'excuser pendant des heures. Mais les sanglots quittant son corps rendait toutes tentatives de paroles vaines.

"Ouai... T'as été qu'un crétin. Mais on en parlera pas aujourd'hui, Green. Pas aujourd'hui... Je me suis inquiété. Et regarde toi..."

Depuis quand était-il dans cet état ? Son inquiétude avait commencé dès qu'il avait vu la vidéo de son ami à genoux; mangeant l'herbe à même le sol comme une vulgaire bête. Pourquoi avait-il fait ça, il n'en avait jamais eu l'envie, ces commentaires l'avaient fortement agacés.
Orange chassa ses pensées d'un léger mouvement de la tête. La priorité était à son ami qu'il soutenait dans ses bras. Lui avait-il déjà semblé si fragile ? Il resserra son étreinte. Il lui semblait si petit. Tremblant. Vulnérable. Son arrogance, sa confiance en lui; toutes deux étaient absentes. Doucement, il se mit à lui frotter le dos avant qu'un autre poids vienne s'ajouter à ses côtés. Fine silhouette bleuté dont de fines larmes s'échappaient également des coins de ses yeux. Ne tenant plus de simplement attendre, Blue s'était joint à lui pour enlacer Green et lui offrir le réconfort de sa présence. Rapidement suivi par Red puis par Yellow.

Tous les quatre autour du stick vert dont les mains ne savaient plus qui accrocher. Accroche dont il avait désespérément besoin. Celle de ses amis. Balbutiant leurs noms au travers de ses larmes. Sentant la tension de son corps le quitter pour être remplacé par un engourdissement tout aussi pesant. En fait, il se pouvait même qu'il ne tienne encore debout que par le soutien du quatuor l'entourant. Sa tête, elle, bourdonnait encore. Ses pensées tourmentées avaient cessé de résonner. Sa tête, il l'avait enfoui contre l'épaule d'Orange où il y répandait malgré lui toute la peur et la solitude qu'il avait ressentit. Ses sanglots se calmèrent dans leurs bras, mais les larmes persistaient. Il pouvait sentir quelques tapotements bienveillants et caresses réconfortantes, mais sa conscience avait glissé dans cet état de semi-conscience. Il ne se sentait pas méritant de toute cette bonté après ce qu'il avait fait.
Mais...
C'était le dernier acte égoïste qu'il voulait se permettre. La conversation à venir serait longue, mais il ne voulait pas y penser. Aucun d'eux en réalité. Cela pouvait bien attendre un jour de plus. Ils le savaient sans avoir à le dire, ils étaient tous épuisés. Ils n'avaient pas la force d'échanger sur les événements des dernières semaines. Non. Ils étaient là. Tous les cinq. Réunis. Dans une étreinte qu'ils semblaient tous vouloir quitter le plus tard possible.

C'était un moment doux. Chaleureux. Et si réconfortant.
Chacun se sentait comme s'il venait de retrouver une part manquante d'eux-mêmes.
Le reste pouvait donc bien attendre.