Chapitre 3 : Administration Démoniaque/20 - Lucifer
Il y avait quelque chose que même les Démons subissaient lorsqu'ils voyageaient : le décalage horaire. Il n'était pas bien compliqué de deviner qu'Il était à l'origine de cette mauvaise blague. Enfin, seulement si on acceptait qu'Il pouvait avoir de l'humour. Lucifer n'y croyait pas du tout : elle voyait juste ça comme un moyen d'accentuer sa punition. Oui, parce que « punition » était un bien grand mot : Lucifer avait plutôt l'impression d'être chanceuse, elle n'avait pas besoin d'améliorer ses compétences en courbettes et en chant. Mais toujours est-il que lorsqu'en Enfer, c'était le matin, sur Terre, on voyait les étoiles.
A cause de ça, Lucifer était restée jusqu'à très tard sur son téléphone : Baal lui envoyait moult messages pour se plaindre de Léviathan (comme à son habitude) et Eurynome lui racontait en détails comment il avait prévu de faire tourner ses petits camarades en bourrique lors de la prochaine réunion du Grand Conseil. Cependant, ce n'était certainement pas ce qui allait la mettre à terre, loin de là. Elle était l'Impératrice de l'Enfer : une nuit blanche n'était rien du tout.
Surtout que son plan était presque fin prêt. Lucifer avait quand même mis une semaine avant de trouver les informations nécessaires mais, elle avait réussi. Il ne restait plus qu'un petit détail. Détail qui serait très vite réglée : elle avait confiance dans la qualité des services proposés par son administration. Même à 2H du matin, elle était convaincue qu'il y aurait un valeureux Démon au standard. Après tout, si elle pouvait supporter de ne pas dormir, ses subordonnés pouvaient faire de même. Quelle impudence de leur part de se reposer lorsque leur cheffe adorée était toujours éveillée. C'est pour cela qu'elle n'eut pas le moindre remord à composer le numéro qu'elle avait trouvé sur l'Enfernet.
Il y avait d'ailleurs marqué dans les avis que les employés étaient particulièrement mal-aimables – sans doute parce que les Démons venant de l'Enfer les appelaient à des heures indues et qu'ils avaient pris le rythme de travail de monde des Humains. Mais de ça, Lucifer n'en avait que faire et surtout, elle aimait les défis.
L'Impératrice avait bien envie de tester elle-même le niveau des subordonnés de l'Ambassadrice Démoniaque en France, Belphégor. Aka Bel' pour les intimes. C'est pourquoi, même si elle l'avait, Lucifer ne choisit pas son numéro personnel.
Elle s'affala sur le lit double qui prenait quasiment tout le studio qu'elle avait réquisitionné pour ses vacances (c'était le seul non-occupé qu'elle avait trouvé – elle aurait bien sûr pu mettre dehors des gens, mais cela aurait trop attiré l'attention sur elle). Bien entendu, il s'agissait à la base d'un canapé, mais bien évidemment, elle n'avait pas le courage de le remettre en ordre chaque matin. Dans la même position sexy qu'une étoile de mer, elle composa le numéro. Lucifer dut appeler deux fois avant qu'enfin, après pas moins de quatre sonneries, quelqu'un décroche enfin au bout du fil. Un mauvais point pour eux dès le départ.
Et cela ne fit qu'empirer lorsqu'une voix grognon et peu réveillée se présenta en langue démoniaque :
« Ici Béchet, votre interlocuteur privilégié avec l'Ambassade Démoniaque en France. Afin d'améliorer notre service, cet appel est enregistré. Veuillez maintenant décliner votre identité ainsi que le motif de votre appel. »
Le Démon récitait ses lignes de manière mécanique. Il savait peut-être apprendre un texte par cœur, mais il n'avait sans doute pas suivi un stage de prise en charge de clients. Ce n'était pas parce qu'il s'agissait du service public qu'il fallait l'accepter. Lucifer nota d'ailleurs dans un coin de sa tête d'informer Hécate de ce problème, puisqu'elle gérait l'équipe de communication de l'Enfer et excellait dans ce domaine.
Faisant preuve de plus de bonne volonté que ce Béchet ne le méritait, Lucifer lui expliqua avec une patience qui laissait présager d'atroces souffrances :
« Bonsoir, enfin, bonjour plutôt. Mon nom est Lucifer – numéro d'identité : 0. Je souhaiterais contacter Belphégor. »
Il y eut un silence prolongé, puis le Démon Béchet, dont l'importance était égale à celle d'une serpillière dans l'esprit de Lucifer, cracha d'un ton dédaigneux alors qu'il tentait sans doute de contenir sa colère :
« Lucifer ? Avoir Dame Belphégor ? Pourquoi pas Dieu pendant qu'on y est ? Evite de me faire perdre mon temps, pauvre conne ! Franchement, elles sont merdiques tes blagues : t'as vu quelle heure il est ? Y'en a qui travaillent demain matin ! Vraiment aucun respect ! »
Et sur ce, il raccrocha de nez de Lucifer, Impératrice de l'Enfer, Cheffe Suprême de l'Empire Infernal et des 6666 Légion et Fondatrice de l'Ordre de la Mouche. Alors lui, il ne perdait rien pour attendre, c'était certain. Lorsque elle retournerait à Paris afin de prendre la porte de transfert pour l'Enfer, Béchet allait souffrir. Il était bien sûr logique, et même évident, qu'il ne croit pas à ce qu'elle venait de dire. Après tout, avoir un tel personnage au téléphone sonnait plus comme une plaisanterie. Mais franchement, si le Diable était juste, cela se serait su !
Toutefois, cela voulait dire qu'il faudrait se rabattre sur la ligne directe de Belphégor. Heureusement pour elle, l'Ambassadrice eut la décence de décrocher sur le champ. Si la petite Bel' pouvait aisément être considérée comme une des chouchous de Lucifer, il ne fallait pas non plus exagérer. En particulier lorsque la qualité de ses services était si décevante. Alors certes, elle avait toujours montré qu'elle savait diriger une équipe et personne ne remettait en cause son identité malgré son apparence enfantine mais cela ne voulait pas dire que Lucifer allait la laisser s'endormir sur ses lauriers.
« Bel', ma puce, c'est moi !
- Votre Altesse Impériale, marmonna-t-elle en réponse avec une voix endormie. »
Décidément, les Démons du monde des Humains se ramollissaient.
« Je te réveille, peut-être ?
- Non, non. »
Pour une Démone, elle mentait très mal. Mais ce n'était pas nouveau : elle avait toujours été comme ça. Ses talents n'avaient jamais été concentrés autour de son potentiel de vilenie. C'est pourquoi, elle ne releva même pas. Et puis, après le coup de Béchet, elle n'était plus à ça près. Raccrocher au nez du Diable... Il ne tenait vraiment pas à son existence, celui-là.
« Tout va bien ? L'appartement vous plaît ? La ville vous dépayse suffisamment ? Puis-je faire quelque chose pour vous ?
- Y'a pas de problème. Tout se passe très bien... Mais tu sais, je me suis baladée sur les hauteurs de la ville cet après-midi et je me suis dit... J'aimerais bien aller faire un tour dans leur université. En tant qu'étudiante, tu vois ? Ça pourrait être sympa, non ?
- Pardon ?
- Mais oui, tu sais, pour faire comme dans les films américains là. Tu crois qu'ils ont une équipe de pom-pom girls ?
- Ça m'étonnerait, Votre Altesse Impériale. Vous êtes en France, pas aux Etats-Unis.
- Bah ! Ça n'a aucune importance au final. Alors, est-ce que tu pourrais me procurer tous les papiers nécessaires et tout le tintouin ? Tu peux me faire ça rapidement, non ?
- Bien sûr. Cela devrait être près dans quelques jours. A moins que vous n'ayez besoin de cela dès demain ? »
Vu le flegme avec lequel elle prenait la nouvelle, il était évident que ce n'était pas la requête la plus étrange qu'elle ait entendu. Ce n'était pas très étonnant : les Démons étaient de véritables excentriques aux lubies toujours plus extravagantes. Par chance, Belphégor était extrêmement patiente et efficace.
« Non, ne t'inquiète pas. Quelques jours, ça me va.
- Vous avez des requêtes particulières ? Une matière ou un niveau qui vous plairait plus ?
- Euh... oui. J'ai envie d'étudier l'histoire... Et puis me mets pas en première année. La troisième c'est bien.
- Autre chose ?
- Non, c'est bon. Je te confiance pour le reste. Mais n'oublie pas : troisième année de licence d'histoire. La littérature ou les mathématiques ne m'intéressent pas. »
En réalité, ce n'était pas le cursus qui pouvait inquiéter Lucifer mais plutôt la langue. Si elle comprenait le français, il n'en restait pas moins qu'elle lâchait parfois quelques bribes d'ancien français et son écriture était une catastrophe. Mais bon, ce n'était pas comme si elle comptait s'attarder pour voir la fin du premier semestre, de toute façon. Lucifer avait d'autres projets. Des projets bien plus importants. Du type qui pouvait déclencher l'apocalypse.
« C'est noté. C'est tout ce qu'il vous fallait ?
- Oui... Ah non, attends. Est-ce que le nom de Béchet, ça te dit quelque chose ? »
Il y eut un moment de silence durant lequel Belphégor fouilla sans doute sa mémoire, passant en revu le nom de tous les rats qui grouillaient dans son Ambassade avant qu'elle ne réponde :
« Il me rappelle vaguement quelque chose. Ça ne doit pas faire longtemps qu'il est arrivé. Il a sans doute été affecté à la réception téléphonique. Pourquoi ?
- Oui, c'est exactement ça. Et on peut dire que pour ce qui est de la réception, il en réserve une sacré à ses interlocuteurs. Je viens d'avoir un échange un peu brusque avec cette bonne âme, il y a un peu moins de dix minutes. Il m'a dit, je cite, que j'étais une « pauvre conne ».
Vu le hoquet de surprise qui venait de se faire entendre, il était aisé d'imaginer l'état de mortification dans lequel devait être Belphégor. En même temps, quel Démon n'aurait pas ressenti une telle émotion ? Manquer de respect à l'Impératrice de l'Enfer était une des très nombreuses manières de disparaître dans d'atroces souffrances, mais c'était sans aucun doute la plus rapide et la systématique. Sans le savoir, ce Démon avait signé son arrêt d'existence. Belphégor en avait bien conscience, et pourtant, il allait falloir assumer. On ne pouvait se moquer impunément du Diable.
« Je dois-
- Non, tu ne dois rien faire. SI je t'en ai informé, c'est tout simplement pour que tu aies plus de temps pour chercher dès à présent un remplaçant. Je m'occuperai de son cas lorsque je viendrai te rendre une petite visite. Je veux m'en occuper moi-même. Faire preuve de cruauté gratuite est, je pense, une chose importante pour le Diable. Compris ?
- Oui, ne put-elle que répondre d'une voix pincée.
- Alors c'est parfait. Mais sache que je vais aussi faire part du problème à Hécate. Donc attends toi à ce que ton équipe finisse en formation très bientôt : les commentaires concernant l'accueil dans ton Ambassade sont exécrables. Allez, bonne nuit Bel' ! Dors bien surtout ! »
Lucifer devait bien avouer qu'elle avait été méchante sur ce coup-là : non seulement Belphégor devait mettre en marche le processus de fabrication des papiers requis pour le nouveau caprice universitaire du Diable, mais en plus, elle ne pouvait qu'attendre avec crainte le moment où les équipes de communication et de formation de l'Enfer lui tomberait sur le coin du nez. Donc passer une « bonne nuit » ne faisait vraisemblablement plus partie de ses programmes. Mais après tout, même avec ses préférés, Lucifer restait Lucifer : qu'en avait-elle à faire des difficultés de ses subordonnés ? Vraiment peu de choses.
Une fois l'appel coupé, Lucifer passa en revu les photographies et les documents sur lesquels elle avait pu mettre la main sans éveiller le moindre soupçon. Elle ne pouvait s'empêcher de se demander si Raphaël était derrière cette facilité. Non pas qu'elle sous-estime ses propres capacités, loin de là, mais tout de même : les Chasseurs de Démons ne pouvaient pas être à ce point incompétents, si ? Sans doute que oui, mais Lucifer avait du mal à le croire. Un visage revenait régulièrement sur les clichés. C'était le Bergeret qu'elle avait eu le moins de mal à localiser et à prendre en filature.
Edward de Bergeret. Voilà quelle était sa cible. Elle avait peut-être laissé son chat en Enfer, mais si elle la jouait fine, elle aurait bientôt un nouvel animal de compagnie. Un qui pourrait peut-être lui donner un début de réponse sur le complot de domination multi-mondial qui possiblement en train de se jouer.
Or, conquérir le monde, ça Lucifer pouvait l'accepter, mais uniquement lorsque c'était elle, la méchante de l'histoire.
Publié le 21/06/2020.
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