Chapitre 2 : Incompréhension Chronique, Send Help - Baal
Lorsque son Altesse Impériale Lucifer avait décidé de faire de Baal la Générale en chef des armées impériales, Grand-Croix de l'Ordre de la Mouche et Ministre de la Guerre, elle en avait été très fière - malgré le ridicule de l'appellation de sa nouvelle position.
Baal avait toujours soupçonnée que Lucifer avait un faible pour les titres à rallonge pour la simple et bonne raison qu'ils étaient compliqués à retenir, ce qui amenait invariablement les sous-fifres à angoisser dès qu'ils devaient s'adresser à un de leurs supérieurs. C'était une motivation tout à fait valide pour Baal : voir les gens souffrir l'avait toujours mise de très bonne humeur.
Toujours est-il que Baal avait été récompensée comme il se devait pour ses bons et loyaux services lors de la Rébellion - elle méritait bien sa majuscule ayant été la toute première. Bien sûr, Baal avait chuté du Paradis, comme tous ses petits camarades, mais elle y avait beaucoup gagné. Bien plus que ceux restés Là-Haut, à répéter pour la millième fois le même cantique, parce qu'ils avaient un peu du mal sur le fa dièse. Au moins, Lucifer ne demandait pas à ses troupes de la louer toute la journée. Un petit sacrifice de temps en temps pour la forme, un comportement respectueux envers sa personne et une bonne productivité au travail étaient tout ce qu'elle demandait.
Il fallait juste prendre garde à ne pas croiser sa route lorsqu'elle était d'humeur joueuse. Dans ces cas-là, une calamité pouvait tomber sur le coin du nez du premier malheureux croisé de manière totalement gratuite. Oui, le Diable et Dieu partageaient cet amour de l'arbitraire qui était souvent justifié par « Leurs voies sont impénétrables ».
A la base, Baal n'était vraiment qu'une Ange de bas étage. Rien de plus, rien de moins. Lucifer lui avait souvent dit que c'était la colère et l'orgueil qui l'avait perdue. Baal doutait sérieusement de ce fait : depuis son apparition en tant que petite dernière des Anges, elle avait toujours été à part. Si on lui avait demandé, elle aurait sans doute dit qu'elle avait déjà le fond mauvais avant même que le fond mauvais n'ait été porté à leur connaissance. Cependant, elle se serait bien gardée de contredire l'Impératrice : entrer en compétition avec le Diable sur le terrain de la méchanceté paraissait peine perdue.
Baal avait été la troisième à chuter. La troisième à voir les plumes immaculées de ses ailes se flétrir et tomber avec moult cris de douleurs. Elle avait laissé les larmes de désespoir aux autres - elle avait une fierté tout de même. Surtout qu'avec ce sacrifice, elle avait acquis une puissance bien supérieure à celle qu'elle avait de base. Un petit cadeau qu'elle n'avait certainement pas refusé. Depuis finie la blanche colombe, Baal arborait avec une fierté non dissimulée des ailes de chauve-souris dans son dos. Ces dernières étaient d'une envergure beaucoup trop grande pour se déplacer dans les lieux étroits mais Baal n'avait que faire des détails architecturaux. Elle n'avait fini par accepter de les ranger au placard que lorsqu'Astaroth, le trésorier de l'Enfer, avait piqué une crise en voyant le budget pour les réparations des encadrements de porte et en avait fait part à Lucifer.
Et tout se passait à peu près bien depuis plusieurs millénaires - malgré le manque croissant de guerres. Jusqu'à ce que Lucifer décide de partir en vacances.
Baal avait bien entendu essayé de l'en dissuader jusqu'au dernier moment - c'est-à-dire devant le portail de téléportation - et cela avait donné la conversation suivante :
« Vous ne pouvez pas partir maintenant, Votre Altesse Impériale !
- Et pourquoi pas ? J'ai subi une tentative d'assassinat de la part d'un de mes plus proches conseillers ! Il faut bien que je m'en remette et rien n'est mieux pour ça que le repos.
- Mais des vacances dans le monde des Humains...
- Si, si ! J'ai regardé une série américaine et dedans, leur Diable, il le fait. Alors pourquoi pas moi ? En plus, je sais très bien que tu vas repartir dans ta chasse aux traîtres et c'est toujours fatiguant à superviser. Enfin, t'inquiète pas, je ferai un saut pour le procès de Baalberith. »
Et sur un « Bisou, bisou ! », Lucifer avait filé pour la France, laissant tout le travail à ses pauvres subordonnés. Subordonnés qui en étaient au fond ravis puisqu'ils espéraient gagner un peu d'influence durant l'absence de l'Impératrice.
De son côté, Baal avait toujours pensé que les séries américaines avait une étrange influence sur Lucifer, comme quand elle avait passé des semaines à dire pour toutes les occasions possibles : « You know nothing, [insérer ici le nom de la pauvre victime de ses fantaisie] ! » sur le ton de la connivence. Enfin, c'était toujours mieux que lorsqu'elle avait accueilli un arrivage de nouveaux damnés avec un magnifique t-shirt sur lequel était inscrit : « Come to the Dark Side, we have cookies ! ». Si elle était tombée sur de vieux acariâtres qui étaient descendus en enfer parce qu'ils avaient fait vivre un cauchemar à leurs voisins, ça aurait pu passer. Mais là, il s'agissait de sales gosses qui avaient harcelé une camarade de classe avant d'avoir un accident de voiture. Autant dire que la crédibilité du Diable en avait pris un coup... jusqu'à ce qu'elle en colle un ou deux en séance de torture pour leur rappeler qui était la cheffe ici.
Mais là, cela prenait des proportions inédites. Qui décidait de prendre des vacances juste après avoir été victime d'une tentative d'assassinat ? Beaucoup de monde, sans doute, mais pas l'Impératrice de l'Enfer !
Surtout qu'elle laissait Baal avec tout un tas d'incompétents à gérer sans avoir les autorisations nécessaires pour les éradiquer au moindre faux pas. Le Diable était bien cruel. Enfin, si elle avait été honnête (ce qui n'était absolument pas le cas), Baal aurait avoué qu'entre faire du tourisme dans la charmante petite ville de Rouen et gérer tous les Démons aux dents qui rayaient le plancher depuis déjà bon nombre de millénaires, elle préférait le second choix. La possibilité que de finir en bain de sang était bien plus grande. Après tout, la Générale en chef des armées impériales, Grand-Croix de l'Ordre de la Mouche et Ministre de la Guerre, était de taille à mettre au pas six Princes, vingt-trois Ducs, treize Marquis, dix Comtes et autres menus Démons.
Lorsque Lucifer lui avait assuré qu'elle comptait sur elle pour empêcher une rébellion en son absence, Baal l'avait pris comme une marque de confiance. Cependant, ça ne l'empêchait pas de s'inquiéter et donc, de travailler d'arrache-pied. Si elle finissait sa paperasse en avance, elle aurait une excuse pour aller fureter chez les autres et donc, d'amoindrir le risque de problèmes. C'est pour cette raison qu'elle était depuis le petit matin à son bureau, dans le Palais Impériale. On aurait pu penser qu'une Générale des Armées passait son temps sur le terrain ou en train d'entraîner ses subordonnés mais c'était loin d'être le cas.
Alors qu'elle était en train de s'attaquer aux rapports de cet incapable notoire (ou tout du moins Baal aimait à le penser) de Léviathan (Grand Amiral, Chevalier de la Mouche et, par conséquent membre du Grand Conseil), elle entendit toquer à sa porte. Le rythme des coups était particulier : ce fut la seule raison pour laquelle Baal ne renvoya pas promener. Elle avait reconnu le signal.
« Entre ! lança-t-elle en continuant de rectifier les erreurs sur son ordinateur dernier cri. »
Niveau beauté, contrairement aux Anges, il y avait à boire et à manger chez les Démons. Mais en l'occurrence, Lilith avait été très gâtée. Ce n'était pas pour rien qu'elle était la Princesse des Succubes : son travail consistait à séduire les Humains grâce à son physique. Des cheveux noirs coiffés en afro, une peau d'ébène sans aucun défaut, de grands yeux de biche onyx ourlés de cils interminables et d'écailles anthracites à leurs coins, un nez plat et court, une bouche pulpeuse. Difficile de ne pas se retourner lorsqu'on la croisait dans les couloirs du Palais. Surtout qu'elle savait très bien se mettre en valeur, peu importait la mode de l'époque qu'elle choisissait de suivre.
Toutefois, il ne fallait pas penser que tout était partie dans son apparence. Si Lilith n'était pas particulièrement puissante, elle avait une tête bien faite. Elle était loin d'être incompétente : une chose que Baal appréciait chez elle, même si elle ne lui aurait jamais avoué.
Dans tous les cas, son implacable beauté contrastait avec le bureau de Baal qui était tout ce qu'il y avait de plus austère. Des murs gris, un sol blanc, un bureau, une bibliothèque et trois armoires pour ranger les dossiers : c'était tout le mobilier dont Baal avait besoin. Ses deux ordinateurs, sa très bonne connexion, ses deux portables, sa ligne directe ainsi que sa superbe imprimante-photocopieuse-fax : rien ne comptait plus pour Baal que ça. La décoration n'avait vraiment que peu d'importance. On ne rigolait pas chez elle : elle dirigeait d'une main de fer le ministère des armées.
Puisque Lilith n'avait pas l'air décidée à parler, Baal se força à quitter son écran des yeux. Elle croisa ses mains sous son menton et avant de demander d'un ton sec :
« Qu'est-ce que tu veux, Lilith ? J'ai du travail. »
Avant, elle se baladait nue, mais depuis quelques siècles, ce n'était plus le cas : comme pour Pan, on avait jugé qu'ils ralentissaient la productivité en distrayant les autres avec leur beauté. Baal n'était pas persuadée que cela avait améliorer les choses puisqu'elle était toujours aussi éblouissante avec sa chemise blanche, sa jupe patineuse et ses sandales à talons, cependant, personne ne lui avait demandé son avis en la matière. D'habitude, elle s'en serait moquée et l'aurait donné quand même, mais vu qu'elle faisait des visites régulières dans le lit du Succube, on l'aurait accusée d'être biaisée.
« C'était juste pour te prévenir que je quittais l'Enfer pour un petit moment...
- Vraiment ? Les rats quittent le navire... railla Baal alors qu'un de ses téléphones se mit à sonner. Attends, j'en ai pour deux minutes. »
Baal décrocha sans grand enthousiasme puisque l'écran lui indiquait qu'il s'agissait d'un appel de Léviathan. C'est la raison pour laquelle elle ne lui laissa même pas le temps de parler et hurla :
« Non ! J'ai pas fini de corriger tes merdes ! Je t'enverrai le dossier quand il sera fini ! Et je m'en fous qu'Astaroth attend derrière toi : t'avais qu'à mieux faire ton travail ! Ne m'appelle plus ! »
Elle raccrocha aussitôt. Léviathan avait peut-être quelque chose à lui dire mais Baal s'en moquait complètement : elle ne pouvait pas s'occuper de tout dans cet Empire !
« Bon, tu disais ? continua-t-elle à l'intention de Lilith. »
Elle était déjà irritée après moins de cinq minutes d'interaction avec quelqu'un. Pour être honnête, c'était mieux qu'avant ses cours de gestion de la colère. Le visage de Lilith était plutôt fermé mais elle avait l'habitude du comportement de son amante : les jours où elle était de bonne humeur se comptaient sur les doigts de la main. Pour autant, elle ne se laissa pas démonter et répéta :
« Je quitte l'Enfer dès aujourd'hui. Je sais que ça tombe mal avec Baalberith, mais c'était une visite prévue de longue date dans les services d'Asmodée et j'ai l'autorisation de l'Impératrice.
- Si tu as l'autorisation de l'Impératrice, pourquoi tu viens m'en parler ? renifla Baal. »
La Générale en chef n'aimait pas voir partir ses forces potentielles loin d'elle : on ne savait jamais quand un massacre serait de vigueur et Lilith était sans doute une de ses alliés les plus fidèles. Baal n'avait jamais compris pour quelle raison, d'ailleurs. La Princesse des Succubes souffla d'une manière fort peu discrète, comme pour signifier sa lassitude face au comportement de Baal. Celle-ci sembla en prendre offense : elle ne voyait pas ce qu'il y avait de mal dans son attitude, vraiment.
« Quoi ? Qu'est-ce que j'ai dit ?
- Rien. C'était juste pour que tu ne sois pas surprise. Que tu ne sois pas prise au dépourvu.
- Oui bah écoute, tu aurais pu juste m'envoyer un message hein, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Passe du bon temps à Macao, recadre cette conne d'Asmodée et puis voilà.
- Non, son QG est toujours à Vegas. Ils ont pas encore déménagé.
- T'avais pas discuté avec Astaroth pour débloquer les fonds ? Je sais que c'est un sacré rapiat mais...
- Ils bougent dans deux ans. Donc d'ici là, on reste aux Etats-Unis. »
C'en suivit un silence quelque peu gênant où Lilith semblait attendre quelque chose de la part de Baal qui, elle, ne pensait qu'à retourner à son tableau excel. Lorsque cette dernière se rendit compte que le Succube n'avait pas l'air de vouloir bouger d'un pouce, elle se força à demander :
« Tu seras à la réunion du Conseil ?
- Oui. On m'a arrangé un transfert pour 23h00.
- Bien, bien... ça veut dire que je peux compter sur toi pour Eurynome ?
- Tu sais, contrairement à ce que tu crois, ce n'est pas ton ennemi personnel. Je crois même qu'au fond, il t'apprécie. »
Ce que le Succube ne précisa pas mais pensa très fort fut qu'en fait, Eurynome prenait surtout un malin plaisir à voir la Ministre de la Guerre sortir de ses gonds. Il n'y avait vraiment que lui pour ne pas craindre ses colères.
« Ça c'est parce que tu es aveugle, ma pauvre Lilith. Eurynome est un fléau dont le seul but est de me contredire sur tous les sujets ! affirma Baal avec plus d'agressivité que nécessaire. »
Comprenant qu'elle ne parviendrait pas à faire changer Baal d'avis - elle n'avait jamais réussi sur aucun sujet depuis des millénaires, Lilith se contenta de se replonger dans le silence, fixant de manière insistante la Générale en chef. Cette dernière finit par comprendre qu'elle n'arriverait pas à se débarrasser du Succube sans faire un petit effort. Et chez elle, cela signifiait une chose : être directe.
« Bon, plutôt que de rester planter comme un piquet. Est-ce que c'est tout ce que tu avais à me dire ? »
Lilith resta mutique, continuant son petit jeu de regard. Elle espérait peut-être un miracle. Si c'était le cas, elle se berçait d'illusions : aucun Démon ne rejetait plus Ses enseignements que la teigneuse Baal.
« Mais quoi ? s'exclama Baal, à bout niveau patience. Si tu as quelque chose à me dire, dis-le ! J'ai pas que ça à faire ! »
Le Succube poussa un gros soupir - celui qu'elle poussait quand elle était déçue de Baal, ce qui arrivait souvent, mais la Générale en chef ne l'avait pas encore compris, depuis tout ce temps.
« Ce n'est rien. J'ai l'habitude. A ce soir, Baal. »
Et sur ce, elle quitta enfin le bureau. Baal fronça les sourcils, ne comprenant pas encore une fois ce que voulait Lilith. Après quelques secondes, elle secoua la tête pour se ressaisir et se replongeait dans la bêtise crasse de Léviathan.
Publié le 17/06/2020.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro